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Es-tu celui qui doit venir ?
Matthieu 11, v. 2 à 5

 

Il est difficile de définir les relations exactes qui ont existé entre Jean-Baptiste et Jésus. Il paraît possible, voire probable, qu'à l'origine, ils aient appartenu au même mouvement et aient travaillé ensemble. Avant de prendre ses distances et d'affirmer son autonomie, Jésus fait peut-être partie du groupe des disciples de Jean. S’après les évangiles, chacun d'eux a vu dans l'autre un envoyé et un serviteur de Dieu. Pourtant, leur accord et leur estime réciproques ne vont pas sans réserves. Jésus voit en Jean Baptiste un prophète, le plus grand de tous, mais, ajoute-t-il, "le plus petit dans le Royaume est plus grand que lui". Aux yeux de Jésus, Jean reste sur le seuil de l'évangile, il ne franchit pas vraiment le pas. De son côté, Jean rend témoignage à Jésus et déclare vouloir s'effacer devant lui : "il faut qu'il croisse et que je diminue", dit-il, et il le désigne comme "l'agneau de Dieu qui ôte le péché du monde". Néanmoins, Jean ne se rallie pas à Jésus; il poursuit son action propre, continue son mouvement. Il conserve des disciples qui ne deviennent pas des chrétiens. Après la mort du Baptiste, ils formeront une secte qui sera en rivalité et en concurrence avec l'Église naissante.

L'épisode que raconte notre texte illustre bien cette ambiguïté. De la prison où l'a enfermé Hérode, Jean envoie ses disciples pour interroger Jésus et lui demander s'il est ou non le messie attendue. Démarche curieuse, étonnante, puisque Jean a déjà reconnu Jésus comme Fils de Dieu et Messie. Que signifie donc cette question, comment l'interpréter, pour quelle raison, dans quel esprit et dans quel but Jean la pose-t-il? Les commentateurs ont proposé trois explications différentes.

1. La première se trouve chez Calvin. Pour le Réformateur, Jean n'éprouve pas le moindre doute. Il n'y a en lui aucune hésitation ni perplexité. Il a, depuis le début, la certitude que Jésus est bien le messie. Il n'a pas changé d'avis, sa foi reste solide et sans défaillance jusqu'au bout.

Alors, pourquoi fait-il poser cette question à Jésus ? Ce n'est pas pour lui, répond Calvin, mais pour ceux qui l'entourent et le suivent. Ces hommes, attachés à Jean, ne veulent pas le quitter. On peut supposer avec vraisemblance qu'ils ont des réticences, voire de l'amertume à l'égard de Jésus, cet autre prédicateur, peut-être sorti de leurs rangs, qui a développé un mouvement proche et rival du leur. Jean regretterait leur attitude, déplorerait leurs réserves. Il aurait donc décidé de leur faire rencontrer Jésus dans l'espoir qu'ils se convertis­sent à lui.

Nous aurions donc une sainte ruse, une pieuse as­tuce du Baptiste. Sa question serait un prétexte pour mettre ses compagnons en contact avec Jésus, pour leur indiquer quelle direction prendre, vers qui se tourner après sa mort. Explication ingénieuse, certes, séduisante, mais il faut le re­connaître ni très solide ni très convaincante : rien dans le récit évangélique ne vient l'appuyer. Les disciples de Jean ne se trouvent pas du tout au centre de cet épisode, ils n'y jouent qu'un rôle mineur.

2. Plusieurs commentateurs proposent une seconde explication. Ils estiment que la situation critique où il se trouve éclaire la démarche de Jean Baptiste. Le roi Hérode, qu'il a vertement critiqué, l'a fait arrêter, et il ne peut guère nourrir d'illusion sur le sort qui l'attend : une exécution à bref délai. Il voit en Jésus le messie, et comme la plupart des juifs de son époque, il pense que le messie vient pour renver­ser les autorités, les pouvoirs en place, pour chasser des gou­vernants païens ou impies, et établir le règne de Dieu, c'est à dire un monde où les fidèles triompheront, où les croyants vivront dans la liberté et la joie. Pour le Baptiste, la mission de Jésus consiste à installer ce monde nouveau.

Or Jean qui sait sa vie menacée, ne peut plus attendre. Il faut que l'évé­nement se produise très vite, tout de suite, pour le sauver. Aussi envoie-t-il des émissaires à Jésus pour lui demander de passer à l'action. Son message constitue une véritable mise en demeure : "sors de l'expectative, ne diffère pas, ne retarde pas plus longtemps la venue du Royaume. Il y a urgence. Montre que tu es bien celui qui doit venir". Jean adresse à Jésus un appel au secours, et l'invite à déclencher l'insur­rection, à mettre en route le processus de conquête du pou­voir.

Si cette hypothèse est juste, la réponse de Jésus appa­raît comme un refus, une fin de non-recevoir. Il ne cherche pas à changer le régime politique par une action violente, mais à soulager ceux qui souffrent, les aveugles, les boiteux, les lépreux, les sourds et les pauvres.

3. Une troisième explication, qu'on peut d'ailleurs as­socier avec la précédente, considère que Jean pose une véri­table question. Il éprouve de l'embarras, de l'inquiétude, des doutes à l'égard de Jésus, dont l'action et la prédication, peut-être précisément à cause de leur caractère non violent, le dé­concertent et le déçoivent.

Au début du ministère de Jésus, Jean a vu en lui l'envoyé de Dieu, et il l'a proclamé haut et fort. Mais au fur et à mesure que le temps passe, il s'inter­roge, il se demande s'il n'a pas commis une erreur, s'il n'a pas parlé trop vite. Jésus, en effet, ne vit pas, ne se conduit pas, ne s'exprime pas comme il s'y attendait. Il reste discret, ne s'impose pas avec éclat; il fréquente des gens douteux, des péagers, des païens, des pécheurs à la vie scandaleuse. Il ne mène pas une vie d'ascète; au contraire, il boit et mange avec eux. Au lieu de les menacer, d'appeler le châtiment de Dieu sur eux, il leur parle de pardon, il les déclare sauvés. Il ne cherche pas du tout à soulever le peuple contre ses chefs. Bref, Jésus ne se comporte pas du tout en messie. La démarche de Jean traduit son trouble et son insatisfaction. Il se de­mande vraiment qui est Jésus, et il ne sait pas quoi en penser.

Cette troisième explication, en la combinant avec la se­conde, me semble la meilleure, la plus naturelle. La question de Jean-Baptiste exprime une véritable interrogation et tra­duit bien une incertitude, que sa situation de prisonnier des­tiné à la mort rend urgente et angoissée.

*   *   *

Après la question de Jean, voyons la réponse de Jésus: "Allez annoncer à Jean ce que vous entendez et voyez : le aveugles recouvrent la vue, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent et l'évangile est annoncé aux pauvres". Dans cette réponse, je relève trois éléments.

1. D'abord, Jésus cite ici des textes de l'Ancien Testament, plus précisément du livre d'Esaïe. Toutefois, il ne les cite pas complètement, il fait des suppressions, il opère des coupures. Ainsi, il saute la phrase où Esaïe parle de la li­bération des prisonniers, ce qui a dû singulièrement frapper le Baptiste enfermé dans une prison. Jésus passe également sous silence toutes les mentions de la vengeance de Dieu, du châtiment qu'il réserve à ses ennemis. Il écarte menaces et condamnations pour ne garder que l'annonce de la grâce. Ce qui ne pouvait guère satisfaire Jean dont la prédication se caractérise par une extrême violence. Jésus renvoie donc Jean à l'Écriture, mais à une Écriture lue avec discernement, où l'on ne retient pas tout, où l'on sépare le message essentiel d'éléments accessoires et secondaires. C'est une manière pour Jésus de dire à Jean : "mais si, je remplis bien le programme annoncé; seulement, ce programme, tu l'as mal compris, il diffère de ce que tu crois. Le messie ne vient pas pour cette manifestation de force et de puissance dont tu rêves; sa mis­sion consiste avant tout à soulager les malheureux, à leur ou­vrir une vie qui mérite d'être vécue. Regarde bien les textes, tu verras que j'agis comme doit le faire l'envoyé de Dieu". Ainsi, Jésus appelle Jean à une meilleure lecture de l'Écri­ture, qui derrière la lettre sache en découvrir l'esprit.

2. Ensuite, Jésus ne renvoie pas seulement à des textes, mais aussi à des faits. Ces aveugles qui voient à nouveau, ces sourds qui se mettent à entendre, ces boiteux qui marchent, ces lépreux purifiés, ces morts qui redécouvrent la vie, ces pauvres à qui on annonce l'évangile ne sortent pas seule­ment des pages d'un vieux livre, ils ne se réduisent pas à des réminiscences littéraires ou à des citations savantes. Ils sont là, en chair et en os; ils entourent Jésus. Les envoyés du Baptiste peuvent les voir, leur parler. À côté du témoignage des Écritures, existe également le témoignage des faits. L'action de Jésus ne modifie pas les structures du monde, comme le voudrait Jean, mais elle a changé l'existence de bien des gens. Elle a des effets concrets, que l'on peut constater. Toute cette activité au service des humains montre bien que Jésus poursuit l'œuvre de Dieu.

3. Enfin, Jésus fait appel à l'expérience des envoyés du Baptiste. "Allez annoncer à Jean, leur dit-il, ce que vous en­tendez et voyez". Il les invite à témoigner, certes, mais plus profondément à regarder et écouter, c'est-à-dire à discerner, à percevoir ce qui se passe, à accueillir paroles et événe­ments pour les comprendre et en recevoir le message. Ces hommes doivent observer et se faire à partir de là une opi­nion personnelle, se forger une conviction propre. Les textes et les faits ne suffisent pas, si nous n'y sommes pas attentifs, si nous avons le sentiment qu'ils nous concernent pas, si nous ne savons pas découvrir et recevoir ce qu'ils ont à nous apporter. On peut lire des écrits sublimes, assister à des évé­nements extraordinaires, côtoyer des sages, des artistes, des saints sans se laisser émouvoir, déranger, interpeller, sans qu'ils nous parlent et nous touchent, sans qu'ils nous attei­gnent dans notre existence, sans qu'ils changent quoi que ce soit pour nous. Jésus invite les disciples de Jean à s'ouvrir à ce qui se passe, à être attentifs à ce qui les entoure, à s'enga­ger, à prendre parti, et pour cela à expérimenter la puissance de l'Évangile.

*   *   *

Nous pouvons très facilement nous reconnaître dans la question du Baptiste. Quand on regarde notre monde où le chômage, la famine, la maladie, la misère, la guerre font des ravages, où l'injustice, la cruauté, l'égoïsme se constatent à tout instant, on peut s'interroger sur ce qu'a apporté Jésus. Quand nous discutons avec des athées, quand nous dialoguons avec des fi­dèles de religions non chrétiennes, quand nous découvrons toutes les discussions sur l'être, la nature et la personne de Jésus parmi les chrétiens, il nous arrive de nous demander qui il est vraiment. Nous répétons les expressions qu'on nous a apprises "il est le christ, le messie, le Fils du Dieu vivant, le sauveur du monde", et nous avons raison. Et pourtant, ces af­firmations, si justes soient-elles, risquent de devenir des phrases toutes faites, des dogmes que nous répétons machina­lement, et qui ne veulent pas dire grand chose pour nous, qui n'ont pas, non plus, grand sens pour les autres. Notre récit m'intéresse, me touche, m'interpelle parce que Jésus n'y donne pas une définition doctrinale, mais qu'il appelle à une démarche. Il ne nous propose pas une formule qui dirait qui il est, il nous invite à le chercher.

Pour guider cette recherche, il donne trois indications. D'abord, on le trouve en ouvrant les Écritures, comme il le fait pour les disciples de Jean, en les lisant de manière intel­ligente, critique, en sachant y discerner l'essentiel. Nous le découvrons, ensuite, en regardant la réalité; depuis deux mille ans, il n'a pas cessé de transformer des vies, de changer des existences; son action parmi les hommes se constate. Enfin, il nous faut entrer en nous-mêmes, car il agit aussi en nous. Chaque jour, nous expérimentons que nous faisons partie de ces malheureux qu'il soulage, que nous sommes ces aveugles à qui il donne de voir la lumière divine, ces sourds à qui il fait entendre la parole de Dieu, ces infirmes qu'il met en marche sur les chemins du Seigneur, ces souillés qu'il purifie, ces morts qu'il éveille à la vie véritable, ces pauvres qui reçoivent la bonne nouvelle de l'Évangile.

Nous savons mal, et sans doute nous ne saurons jamais très bien qui est Jésus. Peu importent les titres à lui donner, les définitions dogmatiques que nous faisons nôtres, les conceptions tradi­tionnelles ou novatrices qu'on en propose. Ce qui compte, c'est de voir et d'expérimenter dans notre vie ce qu'il fait : il nous aide à vivre, il nous apprend à aimer, il nous appelle à servir, il nous ouvre à l'éternité. Là se trouve l'essentiel.

André Gounelle

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot