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Parabole du semeur
Luc 8,5 à 8 b. et 11 à 15

 

Parabole insolite, extraordinaire, étonnante et surprenante. Je souligne quatre singularités ou bizarreries de cette parabole, dont j'ai l'impression, à tort ou à raison, que l'habitude les a émoussées et nous les cache.

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Première étrangeté, la manière dont la parabole mentionne le semeur. Elle n'en parle qu'une seule fois, dans la phrase inaugurale. Il n'en est ensuite plus question, ni dans le récit ni dans l'explication qu'en donne Jésus. D'emblée, d'entrée, on nomme le semeur, et aussitôt, il s'efface, se retire, s'évanouit. Le texte grec originel le fait disparaître encore plus vite que la traduction française. Dans nos versions, la deuxième phrase débute par "comme il semait", avec un "il", pronom personnel qui renvoie à "semeur", qui en maintient et en prolonge la présence. Le grec dit : "dans l'acte, ou dans le fait de semer". "Au cours des semailles" rendrait plus exactement le grec que "comme il semait".

Au début de la parabole, nous lisons : "Le semeur sortit pour semer". Il sort, bien sûr, de sa maison pour aller aux champs. Mais c’est aussi de la parabole qu’il sort. Il entre dans le récit et le quitte en même temps, dans la première phrase, dans le mot inaugural. La parabole ne le passe pas sous silence, mais elle ne le raconte pas. Elle le désigne, le signale sans l'étaler ni en faire parade. Cette curieuse éclipse du semeur, après la mention initiale, relève-t-elle du hasard, ou répond-elle à une intention? Est-elle délibérée, voulue? Je n'en sais rien, mais de toutes façons, elle nous indique comment Dieu se manifeste et agit dans notre vie ou dans le monde. Il y est à la fois absent et présent.

Absent, parce qu'il n'intervient pas à chaque instant ou, en tout cas, que nous le percevons rarement dans ce qui nous entoure et nous arrive. Il nous arrive de rêver d'un Dieu omni présent, (un « hyper Dieu ») qui se manifesterait et communiquerait sans cesse. Or, ce n'est pas le cas, contrairement à ce qu'affirme parfois une piété excessive, outrancière qui le voit partout et toujours et qui souvent conduit à des absurdités, voire à des monstruosités en le rendant responsable de tout ce qui arrive. Le monde n'exhibe pas Dieu à tout bout de champs ni ne l'expose avec évidence à nos regards. Ce qui fait que souvent nous nous interrogeons : où est-il? que fait-il? Certains estiment qu'il est loin et ne se préoccupe pas de nous. D'autres disent qu'il est mort, ou qu'il n'existe pas. On pourrait facilement rendre notre parabole athée ou agnostique en la faisant commencer par la deuxième phrase : "au temps des semailles, des graines tombèrent", des graines venues d'on ne sait où, amenées par le vent, cadeaux du hasard, signes de nos ignorances.

La parabole évangélique fait un autre choix. Elle nomme le semeur, une seule fois, en tête, en commençant, dans le premier mot, et ensuite elle le tait, elle ne parle plus que de la semence. Elle évite à la fois le mutisme qui en dit trop peu, comme si Dieu était totalement absent, et le bavardage qui en dit beaucoup trop, comme s'il se donnait partout et constamment en spectacle. Dans la parabole, le semeur ne se manifeste pas autrement que par la semence qu'il jette. De même Dieu vient à nous au moyen de la parole qu'il nous adresse, et c'est à travers cette parole, quand elle nous atteint, que nous discernons sa présence. Il se manifeste à nous, et agit par ce que son évangile sème et fait pousser en nous. Ailleurs, il est caché, ou indistinct, comme entouré d'un brouillard. Dieu est à la fois présent et absent, présent par sa parole, et en dehors d'elle sinon absent, du moins invisible, indiscernable pour nous.

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Deuxième étonnement : les sols qu'énumère la parabole, chemins, pierres, broussailles, humus. Jésus en donne une explication parfaitement claire. Ils représentent différentes catégories d'auditeurs et symbolisent diverses réactions devant l'annonce de l'évangile. Ce qui ici me stupéfie, c'est que ces sols ne soient pas tous ingrats, stériles ou arides. La parabole n'est pas entièrement pessimiste ou négative sur le monde et sur l'homme. Certes, elle n'incite pas à un optimisme excessif, elle ne cache pas les défauts, la dureté, le manque de profondeur, les obstacles et les difficultés que rencontre la parole. Mais tout n'est pas mauvais; il y a aussi en nous, autour de nous, des coins de bonne terre dont profite la semence. Les prédications et les catéchismes insistent beaucoup sur le péché; ils n'ont pas tort, mais ils vont parfois trop loin. Castellion, en 1562, le reprochait déjà à Calvin : s’il est vrai que nous sommes enclins au mal, lui écrivait-il, arrête de dire que nous sommes incapables par nous-mêmes de faire le bien, que nous sommes entièrement corrompus par le péché. Certes, le bien est trop restreint, pas assez développé et cultivé dans l’humanité, mais enfin il existe, tout n’est pas mauvais en nous, il n’y a pas seulement du mal autour de nous. Castellion me semble avoir raison contre Calvin. La parabole du semeur corrige, équilibre, modère ces discours qui accusent, condamnent, dénoncent, insistent sur nos manques, nos défaillances, nos perversités ; elle nous dit qu’il n’y a pas seulement des terrains ingrats, difficiles, arides et rebelles ; on trouve aussi quelques parcelles de bien. Chaque être humain porte en lui un coin de bonne terre. À côté d’épines et de rocailles, il existe dans notre vie et dans notre monde quelque chose qui attend, accueille la semence et sait lui offrir un terrain propice. S'il importe de rester lucide sur soi-même et sur la réalité – il y a en nous des épines et des cailloux - si nous ne devons pas nous masquer tout ce qu'il y a de négatif dans l'existence, il faut aussi savoir discerner et reconnaître le positif.

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Troisième anomalie de cette parabole. En la racontant, Jésus brode sur un thème connu, classique, assez fréquent à son époque. Mais brusquement, dans une histoire sommes toutes banale, il introduit un élément fantastique, extravagant, totalement démesuré et irréaliste, qui en général, nous échappe parce que nous ne vivons pas dans le même contexte. Il s'agit du rendement énorme, colossal, exorbitant de la semence : vingt fois plus que ce que donnait une récolte moyenne, dix fois plus qu'une excellente récolte. Ce chiffre fou, déraisonnable, inimaginable du centuple que donne Jésus, fait basculer la parabole, en retourne ou en renverse la signification.

Les histoires semblables qu'on trouve dans l'Antiquité disent : si vous voulez une bonne récolte, faites attention au terrain, choisissez-le soigneusement, préparez-le ; comme le conseille le prophète Jérémie, ne semez pas parmi les épines. L’évangile de Matthieu va dans le même sens : « ne jetez pas vos perles devant des cochons ». Au contraire, notre parabole proclame que les terrains ne jouent pas de rôle décisif ; à la sagesse humaine qui trie et sélectionne, elle oppose la générosité qui a bien raison de n’être pas étroitement raisonnable. Quel que soit le sol, la semence divine saura trouver le coin de bonne terre qui lui permettra de se développer au delà de tout ce qu'on peut attendre et espérer. Nos défauts et nos faiblesses ne peuvent faire obstacle à la parole. Elle a assez de force et de puissance en elle-même pour éveiller en nous et en notre monde la capacité de la recevoir et d’en vivre.

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Quatrième et dernier étonnement. Après ce semeur qui s'éclipse dès que nommé, après ce coin inattendu de bonne terre, après ces terrains qu'on énumère pour en minimiser l'importance puisqu’en fin de compte les épis recouvrent tout, me voilà, une fois de plus, déconcerté par la manière dont la parabole se termine ou, plus exactement, ne se termine pas. Elle mentionne le rendement extraordinaire de la semence et elle s'arrête là. À la différence d'autres paraboles, elle ne parle ni de moisson, ni du tri entre bon grain et ivraie. Elle ne dit pas s'il va falloir construire des greniers supplémentaires. Elle ne nous apprend pas si le maître est satisfait, s'il va organiser une fête, s’il se réjouit de son abondante récolte, si elle l'enrichira, si elle servira à rassasier la population. On a une histoire qui n'a pas de fin, pas de conclusion, pas d'aboutissement. On ne sait pas ce qui va se passer, comment la vie reprendra, changera, se réorganisera après les semailles. La parabole se tait sur le futur de la semence et de son fruit.

Cet étrange inachèvement de la parabole vient interroger cette obsession pour l'avenir qui nous habite. Sans cesse nous nous inquiétons de ce qui va arriver et nous pensons au lendemain. Notre avenir, celui de nos enfants, de notre pays, de l'humanité, du globe terrestre, de nos paroisses et de l'Église nous préoccupe. Nous n'avons pas tort et le Nouveau Testament recommande aussi la prévision et la préparation. Ne nous poussent-elles pas cependant à trop oublier et à trop négliger le présent? Calvin a dit un jour que les chrétiens ne doivent pas être semblables à des gendarmes (c'est-à-dire à des soldats) qui ne penseraient qu'à leur retraite (« à la quille » disait-on au temps de mon service militaire) et en oublieraient les missions immédiates. Dans une de ses pensées, Pascal écrit : "Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir ... ou nous nous rappelons le passé. Que chacun examine ses pensées, il les trouvera occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent ... Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre". Nous avons raison de nous souvenir du passé ; nous faisons bien de regarder à l'avenir, mais Calvin et Pascal soulignent justement qu'il nous faut aussi être attentifs à ce qui se passe, à ce que nous recevons et vivons actuellement, à ce que Dieu nous donne maintenant. La parabole du semeur est une parabole du présent. Elle ne parle que très peu de l'origine de la semence, elle se tait sur son avenir. Elle se centre sur la parole qui circule, qui agit, qui vivifie et mobilise aujourd'hui.

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Parabole non pas du semeur, malgré le titre usuel, ni des terrains semés, ni de la moisson, mais des semailles. Elle souligne que dans le temps que nous vivons, si Dieu ne se montre pas ostensiblement ni bruyamment, il sème néanmoins sa parole. Elle nous dit que les terrains ne sont pas tous mauvais, mais que la force de la parole fait qu’elle s’implante et porte du fruit même dans les plus défavorables. Enfin, elle insiste sur le présent, sur l'action actuelle de Dieu, sur cette parole qui vient à nous, nous atteint, nous féconde et nous dynamise ici et maintenant.

 

André Gounelle

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot