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Y a-t-il une vérité ?
Jean 14, v. 16 - Jean 18, v. 38

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C’est une histoire qu’on m’a raconté il n’y a pas très longtemps. Un vieux monsieur dit à son petit-fils : « je ne sais vraiment pas quel sens peut bien avoir la vie ». Et le petit-fils de lui répondre : « c’est tout simple, on va aller sur internet le demander à Google. » J’ai consulté Google sur « vérité » et il m’a annoncé quatre millions huit cent dix mille réponses - et je m’en étais prudemment tenu à la francophonie. Le premier site, le seul que j’ai ouvert, me proposait quatre vingt mille citations. Cette surabondance, si elle montre combien la question de la vérité préoccupe les humains, m’a paru accablante. J’ai trouvé plus sûr, plus efficace, plus conforme à mes convictions et habitudes, plus utile pour stimuler ma réflexion, de fermer mon ordinateur et d’ouvrir le Nouveau Testament.

 Je suis, bien sûr, allé chercher dans l’évangile de Jean. Avec « vie », « lumière » et « amour », cet évangile affectionne le mot « vérité ». Il l’emploie beaucoup plus fréquemment que les autres livres de la Bible ; il s’en sert dans des phrases importantes, centrales qui définissent à la fois le message et la personne de Jésus. Ces formules, souvent lapidaires, simples, fortes et profondes, se succèdent jusqu’à la question qu’au chapitre 18 (v. 38), Pilate, au cours du processus qui aboutira à la crucifixion, pose ou oppose à Jésus: « qu’est-ce que la vérité ? » Ensuite, dans les trois chapitres qui suivent et qui terminent l’évangile, le terme « vérité » n’apparaît plus jamais, en tout cas en grec, car dans les versions françaises on trouve (ch. 21, v.18) un « en vérité en vérité je vous le dis » ; mais ici « vérité » traduit un autre mot grec (amen et non aletheia) qu’on ferait mieux de rendre par « assurément » Dans l’évangile de Jean, Pilate est le dernier à parler de la vérité et il le fait sur un mode interrogatif avec un évident scepticisme. Est-ce que cela signifie que le procurateur romain aurait eu le mot de la fin, qu’il aurait, si je puis me permettre, cloué le bec à Jésus avant de le laisser clouer sur la croix ? Qu’est-ce que la vérité, y a-t-il une vérité ? Cette interrogation semble arrêter le discours sur la vérité, comme si elle formulait une objection insurmontable, indépassable qui le bloquait et empêchait de le poursuivre.

Essayons, d’abord, de comprendre la portée de cette question, et, pour cela, demandons-nous ce qu’on entend par vérité. Qu’est-ce que ce mot signifie ou désigne exactement ? La plupart des dictionnaires et des manuels bibliques indiquent que la conception de la vérité qui prévalait chez les grecs n’est pas la même que celle qui domine dans l’Ancien Testament. Il faut se garder de forcer, comme on l’a trop souvent fait, les différences entre la pensée grecque et la culture juive. Elles sont en fait très proches et dans le Nouveau Testament, elles s’interpénètrent constamment. Néanmoins, cette distinction entre deux sens du mot « vérité » s’impose ; elle traverse probablement toutes les cultures et toutes les époques. En la reprenant, je ne vais pas, du moins je l’espère, faire de l’archéologie ou de l’histoire ancienne, mais retrouver nos propres préoccupations et perplexités.

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En grec, vérité se dit aletheia (c’est le mot qu’emploie le Nouveau Testament) qui littéralement signifie : ce qui n’est pas caché, ce qui n’est ni dissimulé ni voilé ni invisible. On parvient à la vérité quand on a acquis un savoir juste et complet sur les choses ou sur les personnes, lorsqu’on les perçoit telles qu’elles sont. La vérité suppose que rien ne reste ignoré, obscur, que tout soit placé en pleine lumière et qu’il n’y ait plus ni ténèbres, ni ombre, ni même pénombre. Si les actions, les pensées, les émotions, les intentions de quelqu’un nous apparaissent clairement et justement, lorsqu’on est au courant de ses goûts et de ses relations, quand son passé et son présent n’ont pas de secret pour nous, alors on le voit dans sa vérité. En analysant et disséquant un corps matériel, en expliquant sa formation, en déterminant la formule chimique ou physique qui rend compte de sa composition, on en découvre la vérité. Les philosophes parlent ici d’une conception objective et réaliste de la vérité, car elle consiste à connaître la réalité des objets, vivants ou inanimés, qui nous entourent.

Tout savoir, posséder la science universelle, ce vieux et beau rêve des humains, aboutit inévitablement à une déception, même quand on le poursuit avec beaucoup d’intelligence et de persévérance. Il y a toujours des choses qui nous échappent, des énigmes que nous n’arrivons pas à résoudre, de l’incompréhensible qui persiste et de l’inexplicable qui résiste à nos efforts d’élucidation. Depuis l’Antiquité, nos connaissances se sont extraordinairement développées ; nous n’avons pourtant pas percé le secret des origines, le secret de la matière, le secret de la vie, le secret de l’être et des êtres. Ils se dérobent obstinément ; nous avons même parfois le sentiment que plus nous avançons, plus ils s’éloignent et s’épaississent. Comme le notait Albert Schweitzer la science, en progressant, soulève plus de problèmes qu’elle n’en résout. Aujourd’hui, beaucoup de savants le disent avec force, l’essor de la science lui donne une vive conscience de ce qu’elle ne sait pas ; elle se rend de mieux en mieux compte qu’elle ne pourra jamais aller jusqu’au fin fonds des choses ; au fur et à mesure qu’elle explore la réalité, elle se heurte toujours plus non seulement à de l’inconnu, mais aussi à de l’inconnaissable, à ce qui échappe à tout savoir, aussi immense puisse-t-il être. Cela vaut aussi pour le domaine du religieux. Calvin quand il parle du « secret de Dieu », Pascal, dans ses lettres à Mlle de Roannez, soulignent justement que Dieu nous demeure en grande partie incompréhensible y compris dans sa révélation. Même là où elle va le plus loin, en Jésus, à la fois elle dissipe et augmente son mystère.

D’où la force de la question : « y a-t-il une vérité ? » Les philosophes grecs se demandaient si nous pouvons parvenir à la vérité ou si elle se situe hors de notre portée. Pour l’école ou le courant sceptique, sensible aux limites des capacités humaines, nous n’atteignons jamais que des apparences et nous n’avons aucun moyen de découvrir ce qui se trouve derrière elles, nous sommes condamnés à ignorer ce qu’elles recouvrent. Certes, nous percevons des petits bouts de vérité, mais jamais la vérité entière et ultime. Aujourd’hui où les développements de la science sont prodigieux, nous en sommes au même point ; si nous avons remplacé une ignorance naïve par une ignorance savante, nous n’échappons pas à l’ignorance. La question de Pilate à Jésus garde toute sa pertinence.

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Après le monde grec, tournons-nous vers l’Ancien Testament. On traduit en général par « vérité » l’hébreu emet – amen appartient à la même famille de mots. Emet désigne ce qui est sûr, solide, ce à quoi je peux me confier en toute tranquillité, ce sur quoi je peux m’appuyer avec une pleine sécurité. Quand après une prière ou une confession de foi, on dit « amen », cela signifie : « voilà ce que je crois ou espère fermement ». Vérité, emet, ne désigne pas d’abord ce que je sais, ce que ma science ou mon intelligence me font voir. Il s’agit plutôt de ce qui oriente et soutient ma vie, de ce qui lui donne force et élan, de ce qui suscite en moi foi, élan et bonheur. L’accent ne porte donc pas sur la chose à connaître, comme chez les grecs, mais sur la personne humaine aux prises avec les problèmes de son existence. En philosophie, on qualifiera de subjective cette conception de la vérité ; « la vérité, c’est la subjectivité » a écrit le philosophe danois Kierkegaard, ce qui ne veut pas dire que ce sont mes caprices qui en décideraient, qu’elle dépendrait de mes goûts, de mes humeurs et de mes fantaisies, mais qu’elle me touche, m’habite, me mobilise. Elle ne se rapporte pas à des objets, elle concerne ma vie elle-même. Les gens que j’aime (ma femme, mes enfants, mes amis), les valeurs auxquelles je tiens (la liberté, l’honnêteté, la fraternité), les œuvres d’art qui m’émeuvent (livres, tableaux et musiques), voilà ce qu’est pour moi la vérité, voilà ma vérité. Même s’il emploie le mot aletheia et s’il n’oublie pas la conception grecque de la vérité, le Nouveau Testament penche plutôt du côté de l’emet quand il associe la vérité avec la vie, avec l’esprit, avec la liberté. La vérité ne relève pas, selon lui, d’abord de la science ou du savoir ; elle est surtout liée à la joie, la grâce, la paix, à ce que font naître en nous l’action et la présence de Dieu.

Alors, ici, quand on pose la question « y a-t-il une vérité ? », l’interrogation va porter sur le « une ». On ne conteste pas comme les sceptiques grecs qu’il y a de la vérité (ou que la vérité soit accessible), mais on doute qu’il y en ait une seule, qu’elle soit unique, la même pour tous. Chacun n’a-t-il pas la sienne ? N’est-elle pas diverse, ne varie-t-elle pas selon les personnes ? Nous vivons dans une société devenue largement multiculturelle et plurireligieuse. Si l’évangile est notre vérité, celle qui nous anime et nous habite, comment ne pas voir que les musulmans, les juifs, les bouddhistes, beaucoup d’athées portent également en eux une vérité qui les fait vibrer, qui les aide à vivre, qui leur tient à cœur et qui diffère de la nôtre ? Si Jésus me disait « je suis ta vérité », je répondrai par un « amen » fervent, sans réserve ni réticence ; mais quand il déclare « je suis la vérité » et qu’il ajoute « nul ne vient au Père que par moi », je m’inquiète. Ne revendique-t-il pas un monopole abusif, ne prétend-il pas à une exclusivité inadmissible qui risquent de conduire tout droit à l’intolérance et au fanatisme ? Le théologien anglais John Hick, un protestant, a intitulé un de ses livres : « Dieu a plusieurs noms ». La vérité, sommes-nous tentés d’affirmer, prend plusieurs formes, et pas seulement celle de l’évangile ou de Jésus de Nazareth. Si on va en ce sens, et le dialogue interreligieux quand on le mène sérieusement y pousse, alors on glisse vers ce pluralisme et ce relativisme que redoute tellement Benoit XVI et qu’il a fortement condamnés alors qu’il n’était encore que le cardinal Ratzinger.

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Aletheia, le savoir, emet, la conviction, deux manières de comprendre la vérité et de s’interroger sur elle. L’agnosticisme qui estime qu’on ne peut pas l’atteindre et le relativisme qui l’estime multiple ne sont pas des positions légères, superficielles ou méprisables. Elles ont de la force, de la justesse ; je les partage en partie. On ne peut pas les éliminer d’un revers de manche ou d’un trait de plume. Sans les écarter ou les disqualifier, je voudrais cependant essayer d’aller plus loin. Pour cela, je vais maintenant me tourner vers les paroles de Jésus et plus précisément m’arrêter sur celle, bien connue, que rapporte l’évangile de Jean (ch. 14, v. 6) : « je suis le chemin, la vérité et la vie ». Dans cette déclaration, je relève trois points.

Premièrement, Jésus ne dit pas « j’ai la vérité », ou « j’expose, je formule la vérité », mais « je suis la vérité ». La vérité ne se réduit pas à des énoncés, à des informations ou à des savoirs que le scepticisme a souvent bien raison de contester. Elle est une personne vivante, quelqu’un à qui on fait confiance, ce qui, me semble-t-il, devrait détourner de la déviation du dogmatisme pour qui la vérité consiste en un ensemble de doctrines. Non pas que les doctrines n’aient pas de valeur ; elles en ont beaucoup ; elles tentent, plus ou moins bien selon les cas, de formuler et de désigner la vérité, ce qui est nécessaire ; elles ne sont cependant pas la vérité. Le dogmatisme se trompe en ce qu’il confond la vérité avec son expression, avec la manière d’en rendre compte. On croit en Dieu, en Jésus, en des êtres vivants, pas en des dogmes. Il faut des doctrines pour penser ce qu’on vit et dire ce qu’on croit ; on ne doit pas en faire des vérités absolues car alors on les rend idolâtres, blasphématoires et mensongères.

Deuxièmement, le Christ est vérité dans la mesure où il est chemin. On vit dans la vérité non pas quand on reste figé dans une aletheia, enfermé dans une emet immuable, mais lorsqu’on bouge, qu’on progresse, qu’on va de l’avant, qu’on chemine. Comme Abraham, comme les disciples de Jésus, la foi nous fait sortir de nos maisons intellectuelles et spirituelles pour prendre la route et se diriger vers ce que le Nouveau Testament appelle le Royaume de Dieu. Et alors, peu importent les convictions d’où on part, le culte qui est le sien, l’emet d’où on vient ; ce qui compte c’est que l’on marche vers Dieu, ou plus exactement que Dieu nous mette en marche vers son Royaume. Le relativisme a en partie raison : les multiples vérités qui habitent, animent et font vivre les hommes, leurs religions ou idéologies, sont estimables, honorables - pas toutes (il en est de meurtrières et de dégradantes), mais beaucoup. Cependant, elles ne restent ou ne deviennent pleinement respectables que si elles font bouger ceux qui y adhèrent, pas quand elles les maintiennent en place et les immobilisent. C’est ainsi que, pour ma part, j’interprète la parole de Jésus dont j’ai dit qu’elle m’inquiétait : « nul ne vient au Père que par moi ». Elle signifie, me semble-t-il : chaque fois que quelqu’un va vers le Père (vers l’Ultime), le Christ est là, car la vérité qu’il incarne, c’est le cheminement, ce que le protestantisme a dit d’une autre manière en proclamant que l’église n’est véritablement église du Christ que si, sans cesse, elle se réforme. Une vérité qui stagne et nous pétrifie se condamne à mourir.

Troisièmement, ce chemin qu’est la vérité conduit à la vie. La vérité ne limite pas, ne brime pas, ne sclérose pas ni n’ampute la vie, elle l’épanouit. Jamais, elle ne l’amoindrit, ne la restreint, ne l’entrave, ne l’attriste, et encore moins ne la supprime. Toujours, elle l’aide, la soutient, la favorise, la développe, l’épanouit. Quand Calvin exécute ou laisse exécuter Servet pour un désaccord doctrinal, contrairement à son intention, il ne défend pas sa vérité, il la déshonore, la discrédite, la transforme en mensonge, ce que Castellion a su très justement lui dire. Lorsque, aujourd’hui, des fanatiques persécutent, assassinent, se transforment en bombe humaine, ils ne sont pas les « martyrs » de leur vérité, comme ils le prétendent et le voudraient, ils s’en font les bourreaux. La vérité, Schweitzer nous l’a rappelé, n’a de valeur et de pertinence, elle ne reste vraie que si elle se met au service de la vie.

*   *   *

Voilà ce qu’au-delà des questions justes de l’agnosticisme et du relativisme, j’entends dans l’évangile, voilà ce que j’en reçois : la vérité est personne, chemin, vie. Parce que je la comprends ainsi, je peux reprendre à mon compte et appliquer à ma vie la prière pour ses disciples que Jésus adresse à son Père : ta parole est vérité, sanctifie-moi, c’est-à-dire purifie-moi, éclaire-moi, anime-moi, dynamise-moi par ta vérité.

André Gounelle
dans A. Houziaux (éd.), Y a-t-il un salut pour les salauds ?
et 14 autres questions banales mais difficiles
, Seuil 2007.

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot