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Enraciné et déraciné

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On a souvent souligné l’importance qu’ont pour un être humain son pays natal et les paysages de son enfance. Il en sort et en dépend, il y trouve les racines et la substance de sa personnalité. S’en détacher ou en être arraché représente au mieux une mutilation, au pire une mort à soi-même. Lorsqu’on n’a plus de chez soi, on est menacé de n’être plus rien. Celui qui est privé de territoire risque de se perdre lui-même. Il ne sait plus que faire, il peine à se repérer, il arrive mal à se construire ou à se reconstruire. « Comment chanterions-nous les cantiques de l’Éternel sur un sol étranger ? » se lamente le psalmiste exilé à Babylone.

On se sent tout autant désemparé quand notre environnement change, alors que nous n’avons pas bougé. Ce qui nous a été familier ne l’est plus et on n’est plus reconnu « dans le lieu qui a été le sien ». Le slogan « on est chez nous » exprime cette angoisse d’être délogé de sa propre maison ou de la voir chamboulée par de nouveaux venus. Même quand une migration se passe dans de bonnes conditions, on la perçoit le plus souvent comme un événement fâcheux : elle secoue et ébranle à la fois ceux qui se déplacent et ceux qui les accueillent ; elle met en péril ce qu’il y a de plus profond non seulement dans l’identité des réfugiés mais aussi dans celle des nations qui, bon gré, mal gré, leur donnent asile.

En 1897, Barrès, un des écrivains les plus influents de son époque, publie un roman, intitulé précisément Les Déracinés, qui dénonce les méfaits de l’expatriation et la nocivité d’une modernité qui la favorise . Il y raconte les aventures d’un groupe de lycéens lorrains ; sous l’influence d’un professeur kantien qui veut les faire sortir des étroitesses locales pour les convertir à l’universel, ils « montent » à Paris. Leur migration vers la grande ville cosmopolite a des effets destructeurs ; ceux qui s’en sortent reviennent aux collines et aux vallées de leur province natale où ils retrouvent leur authenticité. La référence à « la terre qui ne ment pas » et la dénonciation du métèque (c’est-à-dire de l’émigré venu habiter dans les murs de la cité) ont nourri ces discours réactionnaire (au sens d’hostiles à la modernité) dont on sait quel a été et quel est encore l’impact.

L’horreur de la migration se lie étroitement à un fort antisémitisme chez Heidegger, le célèbre philosophe allemand. Dans ses Cahiers noirs (écrits de 1931 à 1946 et édités seulement en 2014), il reproche au judaïsme d’être hors sol, sans monde, démuni d’un pays qui lui serait propre. N’ayant ni feu ni lieu, dépourvus de foyer, les juifs errent parmi les autres peuples. Pour s’y insérer et les dominer, ils auraient forgé des domaines factices et délétères, ceux de la machinerie technique et du calcul généralisé, où l’être, dans sa réalité profonde, s’oublie et se perd. Ils conduisent à la décomposition de l’humanité, y compris la leur. Il faut donc revenir à l’humus, à la race et au sol, et extirper le venin de l’esprit ou du principe juif.

Ces propos nous sont aujourd’hui, à juste titre, odieux, parce que nous savons les atrocités qu’ils ont accompagnées et justifiées. Ils témoignent cependant, dans leur excès même, de la force des liens avec la terre natale ; quand les migrations les coupent, on peut craindre le pire. Le déracinement apparaît désastreux car il corrompt et désagrège ce qu’il y a d’humanité en nous.

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D’autres voient dans la migration, même quand elle est dure, une chance plutôt qu’un malheur. Elle fait découvrir de « nouveaux territoires » (comme disaient les américains lors de la conquête de l’Ouest). Elle permet des rencontres et des échanges qui, sans elle, ne se produiraient pas. Elle élargit l’expérience, la sensibilité et l’intelligence. Elle aère là où la sédentarité confine en édifiant des murs de protection.

Le voyage rend, tel Ulysse, « plein d’usage et de raison », écrit au 16 ème siècle du Bellay dans un sonnet connu. Nous côtoyons tous des gens qui après des années en Afrique, en Asie, dans le Pacifique reviennent de ces séjours enrichis en argent certes, mais aussi en humanité. L’envoi d’étudiants dans des Universités étrangères, les « tours de France » des ouvriers de naguère, les déplacements de toutes sortes représentent des dépaysements féconds.

On dépérit et on s’étiole quand on ne bouge pas. Pour le casanier Heidegger, l’homme se définit comme « être vers la mort ». En contrepoint, son élève et amie la migrante Hannah Arendt voit dans l’homme un « être de naissances » qui introduit dans le monde de l’inédit, de l’imprévu, de l’inattendu. Il a la capacité d’engendrer du nouveau et il le fait très souvent en partant de chez lui.

On objectera qu’à côté de migrations heureuses, beaucoup sont misérables, ce qu’on constate en particulier aujourd’hui en Méditerranée. Les déplorer semble plus juste que s’en réjouir ; les arrêter vaudrait mieux que les organiser et les développer. Certes. Il n’en demeure pas moins qu’à la différence de la déportation, entièrement contrainte, la migration implique toujours une décision : on choisit délibérément de tenter d’aller vivre ailleurs plutôt que de mourir ou de se laisser tuer sur place. Même lorsque les circonstances exercent une pression énorme sur lui et qu’il se met en route pour échapper à une violence extrême, le migrant exerce et défend la part irréductible de liberté que détient chaque être humain. Nous devrions d’autant plus le respecter ; dans sa détresse, il témoigne de l’humanité de sa personne en même temps que de l’inhumanité de notre monde.

Dans des écrits dont Labor et fides va prochainement publier une traduction française, Tillich, un théologien que le nazisme a contraint de s’émigrer, propose une vision du judaïsme à la fois voisine de celle d’Heidegger dans ses analyses et radicalement contraire dans ses appréciations et conclusions. Comme Heidegger, il situe l’esprit ou le principe de la judéité dans un déracinement et un nomadisme qui ne sont pas seulement géographiques mais qui ont une signification spirituelle profonde. Au départ se trouve le récit, peu importe qu’il soit historique ou légendaire, de la vocation d’Abra(ha)m : à l’appel de Dieu, le patriarche quitte son pays, sa patrie et la maison de son père. Il se sépare de son terroir pour cheminer interminablement sur les routes du Proche Orient. Il transgresse les cloisonnements de l’espace, générateurs de dieux statiques, statufiés et multiples, pour entrer dans l’histoire et naître à lui-même grâce au Dieu vivant, dynamique et universel. La prophétie incarne le combat contre les idoles qui spatialisent et régionalisent la divinité. Cette séparation d’avec le sol qui, pour Heidegger, rend nocif et dévastateur le judaïsme lui confère, aux yeux de Tillich, une puissance libératrice. Elle délivre l’être humain de la religion « païenne » de la terre (paganus signifie en latin paysan) qui l’asservit à son champ et à son village. En faisant de lui un migrant, on lui ouvre les chemins vers une existence authentiquement humaine. Alors qu’Heidegger voudrait éradiquer le judaïsme. Tillich le juge indispensable à l’humanité et, en particulier, au christianisme qu’il empêche de s’enliser. Exodes et diaspora donnent du poids à la parole du Ressuscité qui envoie ses disciples « jusqu’aux extrémités de la terre » et les mélanges de population (Joseph en Égypte, Ruth la moabite, le judaïsme hellénistique, etc.) mettent en relief la déclaration de Paul qu’il n’y a plus « ni juif ni grec ».

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Pour parler du Royaume de Dieu, G. Vahanian, de la Faculté de Théologie protestante de Strasbourg, a recours à la notion d’utopie. L’utopie n’est nulle part et peut se produire n’importe où. Le Royaume a lieu (il surgit) et n’a pas de lieu (il ne s’installe pas). En reprenant un vers de Rilke, Bultmann le compare à un « visiteur qui va toujours son chemin ». Il fait irruption dans notre vie, la transforme, mais ne se confond pas avec elle ni ne se fond en elle. Il n’en fait pas sa vigne ou sa maison (ce qui conduirait à un néo-paganisme).

Le croyant évangélique ne ressemble pas à un migrant ou à un pèlerin (tel le Christian du roman allégorique publié en 1678 par Bunyan) qui se détourne de ce monde, s’en arrache et le fuit pour aller se transplanter dans un autre monde, comme si le Royaume se situait au dessus ou à côté, dans un espace surnaturel. Il n’est pas non plus un sédentaire qui s’agrippe de toutes ses forces à sa terre parce qu’il la prend pour le Royaume. Ni enraciné ni déraciné, ni étranger ni assimilé, ni nomade ni résident, il témoigne d’un autrement qui n’est pas un ailleurs. Le réalisme utopique de l’évangile invite, selon une expression de Vahanian, à changer le monde et non à changer de monde. La foi attend, espère, guette et anticipe. Elle s’ouvre et ouvre la porte à la nouveauté du Royaume qui vient toujours et ne s’immobilise jamais.

André Gounelle

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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