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La frontière
Variations sur un thème de Paul Tillich

J’ai choisi de traiter de “la frontière” pour trois raisons.

La première a un caractère personnel. Comme beaucoup de gens, j’aime voyager et me rendre à l’étranger. Il ne s’agit pas seulement pour moi d’agrément, de détente ou de tourisme. J’y vois une nécessité humaine, intellectuelle et spirituelle. Les déplacements et dépaysements aèrent, ouvrent des horizons, arrachent à des provincialismes qui sentent vite le renfermé et le ranci, empêchent de se recroqueviller sur des habitudes de vie et des routines de pensée. Or, chaque fois que je m’en vais, le passage de la frontière, que ce soit celle qui se trouve au bout d’un territoire, à son extrémité, ou celle, comme dans les aéroports, qui se situe en son milieu, représente pour moi un moment important que je désire et redoute à la fois, qui m’attire et m’effraie en même temps. Leur répétition n’a pas émoussé chez moi l’émotion et la fascination de ces franchissements; cette expérience existentielle m’invite, me provoque à la réflexion.

La seconde raison tient à l’actualité. Depuis deux ans, les frontières, en particulier sur notre continent, bougent et se transforment. Nous avons vu s’écrouler le rideau de fer et le mur de Berlin. Si les lignes de démarcation entre l’Est et l’Ouest n’ont pas disparu, elles ont du moins changé de nature. Entre les pays d’Europe occidentale, la prochaine avancée de la construction communautaire va estomper les limites nationales et leur enlever quelques-unes de leurs fonctions traditionnelles, ce qui à la fois nous réjouit et nous inquiète. Si nous ne voulons pas nous laisser étouffer, paralyser et écraser, il nous faut nous adapter, apprendre à agir et penser dans des cadres différents, impératif que pour ma part je trouve enrichissant et stimulant. À nouveau, cette situation nous appelle à réfléchir sur le sens et le rôle des frontières.

Une troisième raison m’a poussé à prendre ce sujet. Depuis quelques années, à plusieurs reprises j’ai été amené à traiter de divers aspects de la frontière. Ainsi on m’a demandé en 1988 de prêcher à un rassemblement international de militaires protestants qui avait pour thème “chrétiens sans frontières”*; à l’assemblée annuelle du Musée du Désert de 1990, j’ai eu à parler des huguenots "aux prises avec les frontières”*; quelque semaines plus tard, j'ai participé à un colloque qui réunissait en Sorbonne des historiens, des philosophes et des théologiens sur le sens de la frontière. Surtout, j’ai rencontré ce thème dans l’œuvre du théologien que j’ai le plus travaillé et qui m’a le plus marqué, à savoir Paul Tillich, qui lui donne beaucoup d’importance puisqu’il a intitulé son autobiographie Aux confins*; il y fait de la frontière affrontée et franchie le symbole de sa vie et de sa pensée. Dans une communication pour le colloque Jean Boisset en octobre 1991*, j’ai souligné qu’en 1934 la notion de frontière joue un rôle important dans la controverse qui oppose Tillich, socialiste chrétien anti-nazi, et Emmanuel Hirsch, ce théologien luthérien et kierkegaardien partisan d’Hitler. Hirsch établit une stricte démarcation entre deux royaumes, celui de l’évangile et celui du monde. Le monde, dit-il, doit se gouverner selon ses lois propres, celles de la raison et de la nature, celles du sol, du sang et de l’appartenance ethnique, que formule justement, selon lui, l’idéologie nazie; l’évangile ne doit pas se mêler du temporel qui ne relève pas de sa compétence. Tillich distingue certes les deux royaumes. On tombe dans une théocratie insupportable et un totalitarisme césaro-papiste inacceptable quand on veut que l’évangile gouverne directement le monde. Cependant les chrétiens ont pour vocation de critiquer l’État, d’interpeller la société, de mettre en cause ses logiques économiques, politiques, nationalistes, d’appeler à des valeurs différentes, au nom de l’évangile. S’ils ne le font pas, s’ils séparent strictement les deux Royaumes et refusent d’établir entre eux des contestations et des crises, alors ils laissent la rationalité du monde devenir démoniaque, terroriste et folle. Débat qui n’a rien perdu, me semble-t-il, de sa pertinence.

Ces diverses raisons m’ont conduit non pas à tenter aujourd’hui une synthèse, mais à esquisser une réflexion plus systématique sur la frontière. Celle que je vous propose ce soir s’inspire beaucoup de Tillich, mais ne se présente nullement comme une analyse de ses propos. Il s’agit plutôt d’une reprise à ma manière, dans des registres qui me sont propres. Aussi, lui ai-je donné comme sous-titre “variations sur un thème de Tillich”, en pensant aux variations que les musiciens font parfois sur une mélodie populaire ou sur un motif emprunté à un autre compositeur; ils reprennent et modifient, utilisent et transforment ce qu’ils ont reçu d’ailleurs; ils ne répètent pas, mais se laissent inspirer. Je vais me livrer à trois variations, chacune d’elles examinant la frontière en fonction d’un couple de concepts qui à la fois s’appellent et s’opposent, autrement dit entre lesquels existe une relation bipolaire. Il s’agira d’abord de la forme et du dynamisme, ensuite de l’identité et de l’altérité, enfin de la finitude et de la suffisance.

1. La forme et le dynamisme.

La frontière, en dessinant des contours, confère une forme, fait apparaître un visage et rend visible et tangible une réalité concrète. Ce qui est infini, sans limites est aussi indéfini, insaisissable. On ne peut écrire une biographie que parce qu’une vie humaine a un commencement avec sa naissance et une fin avec son décès, parce qu’elle a une ligne propre qui ne se dilue pas dans une fluidité indistincte. On n’arrive à faire de l’histoire qu’en établissant des périodisations et des localisations; de même tout travail géographique implique la délimitation de zones. Dans un autre ordre, administrer un pays, une région ou une ville ou plus modestement une entreprise, voire une Université demande que l’on opère des découpages entre des secteurs de compétences et des aires d’activités. Si tout le monde s’occupe de tout, s’il n’existe pas de répartition des responsabilités, ni de division du travail, on aura un fouillis inextricable, incompréhensible et invivable. Les frontières posent des structures et des conditions qui rendent possible l’existence, qui traduisent, concrétisent cette “butée du réel” qu’il serait irresponsable d’ignorer et de refuser.            Les frontières répondent à une nécessité, mais aussi à un besoin profond. Beaucoup d’animaux se créent un territoire qu’ils signalent à leurs congénères en déposant çà et là des odeurs. De manière analogue, l’être humain veut un “chez soi”, un endroit qui lui soit familier, qui lui appartienne, où il se sente en sécurité, où il puisse se replier ou faire retraite. Il installe des barrières, des portes, des serrures pour marquer et protéger son lieu propre, pour s’aménager, comme disent certains psychologues, une “bulle” d’intimité, où les autres, même les plus proches, n’ont pas accès. Nous ne pouvons pas vivre sans un espace dont nous nous sentions propriétaire ou locataire.

Il nous faut donc des frontières et des formes pour pouvoir vivre. Mais, en même temps, elles comportent un danger. Elles risquent de nous figer, de nous scléroser, de nous fossiliser dans un immobilisme et un conservatisme qui conduisent à une vie quasi végétative ou minérale. La bulle se fait coquille ou carapace dans une métamorphose toute kafkaïenne. Les délimitations empêchent de percevoir les liens qui existent entre des périodes et des aires différentes. Il arrive qu’elles bloquent des connexions qui auraient été heureuses et fécondes. Les compartimentages mettent de l’ordre, mais entravent des initiatives, nuisent à la circulation et au dynamisme. Se tenir à l’intérieur des frontières sert parfois à éviter de se porter aux frontières. On refuse alors de faire front, de relever des défis certes dangereux, mais stimulants. Tout progrès suppose que l’on affronte une limite pour la renverser ou la reculer. N’invoquons pas trop vite la butée du réel, qui souvent sert de prétexte et d’excuse à notre manque d’imagination et d’inventivité. On stagnerait, on n’avancerait jamais si on acceptait les bornes qu’un soi-disant réalisme et qu’une prétendue sagesse assignent au savoir, à l’action, au bien-être. Les demeures familières, avec leurs clôtures protectrices, deviennent des forteresses qui empêchent que l’on nous dérange, que l’on nous déconcerte et que l’on nous déstabilise; en même temps, elles nous cachent ce qui se passe ailleurs, ce qui pourrait advenir; de ce fait, elles nous stérilisent. Pour vivre, il faut, certes, un emplacement à soi; il faut aussi en sortir, se risquer, courir des aventures. Exister vient étymologiquement de sistere, se tenir, et de ex, hors. On n’existe que si on sait s’ex-poser, dépasser ses frontières pour aller à l’extérieur, faire de son lieu une base de départ et d’exploration vers un ailleurs. Significativement, l’histoire biblique est traversée par la dualité entre la route et la maison, entre le nomadisme d’Abraham, et l’installation dans la terre promise; d’un côté, l’exode, l’exil; de l’autre la vigne et la ville. Habiter, marcher, ces deux verbes définissent directement et métaphoriquement la vie humaine. Le premier implique le respect d’une délimitation, et le second sa transgression (transgresser veut dire passer un seuil).

Cette tension me paraît indépassable. Si l’un des deux pôles, que ce soit la forme ou le dynamisme disparaît, la vie se perd. Une frontière remplit bien sa fonction lorsqu'elle n’est ni poreuse ni étanche, ni évanescente ni bétonnée. Nous en faisons un bon usage en y organisant un aller-retour, un va-et-vient, une sortie et une rentrée, en y favorisant un commerce et un équilibre entre la sécurité et l’aventure, de telle sorte que l’inédit ne détruise pas le familier, mais l’enrichisse, et que l’habituel n’interdise pas la novation, mais l’accueille.

2. L’identité et l’altérité.

Une frontière sépare les terres qui appartiennent à l’intérieur et dépendent du ministère ainsi dénommé de celles qui relèvent des affaires étrangères ou des relations extérieures. Elle distingue les autres des nôtres. Les autres, c’est à dire ceux qui se trouvent ailleurs, qui obéissent à des autorités, sont soumis à des lois différentes et parlent une autre langue. Les nôtres, ceux qui sont semblables, qui pensent, réagissent ensemble, qui font partie de la même communauté, et qui peuvent se désigner en disant “nous”. Il existe certes des frontières artificielles, celles qui en Afrique, en Asie, parfois en Europe coupent en deux un même peuple et séparent des frères ou des cousins. Il existe également des zones mixtes, partagées entre deux identités concurrentes. Elles connaissent souvent une grande richesse culturelle et d’épouvantables malheurs politiques. Pensons, par exemple, à l’histoire tourmentée de l’Alsace après 1870 et aux affrontements actuels qui torturent la Yougoslavie. Il s’agit, cependant, d’anomalies et d’exceptions. En principe, la frontière concrétise géographiquement, politiquement, culturellement le passage d’une identité à une altérité. Elle marque le lieu de séparation entre deux peuples, deux nations, deux mondes organisés chacun selon ses propres principes.

Les êtres humains ont naturellement tendance à affirmer fortement leur identité propre, à la poser comme norme absolue, à en faire une règle universelle et, par conséquent à mépriser, à déconsidérer, voire à nier l’altérité. Cette réaction spontanée devant l’étranger s’exprime dans le cri d’Obelix : “ils sont fous ces romains”, faisant écho au “comment peut-on être persan?” de Montesquieu. L’étranger nous étonne, suscite notre moquerie. Il nous dérange aussi et nous inquiète. Il faudrait, certes, affiner cette catégorie de l’étranger et établir des distinctions. Il y a, d’une part, l’étranger excusable, proche, repéré, dont on reconnaît la différence, ce qui signifie qu’à la fois on la situe et qu’on l’accepte. On se sert parfois de cet étranger-là afin de prouver qu’on n’est pas xénophobe. Il existe, d’autre part, l’étranger accusable, inadmissible, dont les coutumes, les comportements, l‘habillement nous troublent, nous irritent et nous angoissent obscurément en interrogeant nos propres manières de voir et de faire. Nous ressentons une sorte d’agression, à laquelle nous ripostons par une contre-offensive souvent d’autant plus passionnée qu’elle est instinctive et irraisonnée. Franchir la frontière peut signifier que l’on visite l’autre et qu’il nous accueille ou qu’il nous visite et que nous le recevons. Mais il existe d’autres types de franchissements de frontières, brutaux et non amicaux, dus à des impérialismes militaires, économiques ou culturels; l’année qui vient de s’écouler nous a rappelé les terribles conséquences qu’ils peuvent avoir. On tente de s’emparer de l’autre, de se l’annexer, d'envahir son territoire propre. On s’en prend à son altérité que plus ou moins consciemment, on juge insupportable. Souvent la fragilité appelle et suscite l’impérialisme; les humiliations créent des fanatiques. Quand son identité chancelle, parce qu’incomprise, méprisée et bafouée, on réagit avec violence. Quand on n’a pas la force de recevoir la question que pose une limite ou une différence, alors, je cite Tillich faisant allusion à l’entreprise hitlérienne, on “se donne pour tâche de l’effacer en anéantissant tout ce qui ... semble étranger”*.

Le bon usage de la frontière implique qu’on maintienne une tension, par quoi j’entends une relation dynamique d’échange entre identité et altérité. Une identité trop fragile rejettera l’altérité. Une identité trop sûre d’elle-même la tolérera tranquillement, mais sans se sentir concernée ni interpellée. Pour que la frontière joue bien son rôle, il importe de développer une identité à la fois solide et ouverte, capable de se modifier sans se perdre, qui ne réagisse pas à l’altérité par l‘indifférence ou le rejet, mais qui la reçoive comme une question intéressante et positive. Il faut respecter la personnalité de l’étranger, ne pas chercher à l’abolir, et il faut lui porter attention, accepter qu’elle ait beaucoup à nous apprendre. Cette analyse a des conséquences directes pour le dialogue interconfessionnel entre Églises séparées. Pendant des années, on lui a donné pour but l’unité, c’est à dire la suppression de la frontière, l’anéantissement de l’altérité entre catholiques et protestants. Après avoir essayé d'éliminer la différence par la force au temps des guerres de religions, on tentait d’atteindre ce résultat par la négociation, ce qui, incontestablement, vaut mieux, mais qui relève d’un idéologie “retro”, en ce sens qu’elle rêve au retour à une unité ancienne supposée, imaginée et mythique. Actuellement, et je crois avec raison, on se préoccupe plus du bon usage de la différence. On s’en sert pour avancer, pour se poser mutuellement des questions, pour entretenir des inquiétudes fécondes, pour alimenter une recherche et une réflexion. Quand on se déchire et qu’on s’insulte, je le déplore, mais je redoute autant une Église unique qu’un parti unique ou qu’un gouvernement mondial. Ne cherchons pas à supprimer les frontières; apprenons à les exploiter.

3. Finitude et suffisance.

Sans cesse, la vie nous rappelle les frontières de notre être. Notre existence se caractérise, en effet, par une constante pénurie qui nous oblige à nous restreindre, à nous économiser, à nous dépenser chichement. Nous éprouvons, plus ou moins douloureusement, nos limites, nos impossibilités, notre manque de temps, de forces, de moyens, d’intelligence, de disponibilité. Nous avons un être pauvre, rare, vite épuisé, semblable à ces minces et précieuses sources des pays méditerranéen, toujours menacées d'assèchement, qu’on utilise avec précaution et parcimonie. Les maladies, les accidents mettent en danger le peu d‘être dont nous disposons. Le vieillissement l’use et le mine; inéluctablement, un jour il disparaîtra. En nous se mélangent étrangement la vie et la mort, l’être et le néant, la puissance et la faiblesse. Nos frontières se situent au centre de notre être, et pas seulement au bout. On les rencontre aux extrémités de l’existence, mais aussi en son cœur. Nous expérimentons quotidiennement la finitude. Elle ne se contente pas de délimiter notre être, elle le constitue.

Quand on passe une frontière, la circulation et le trafic qu’on y constate font prendre conscience qu’aucun pays du monde ne peut aujourd’hui se suffire et subsister en autarcie. Il vit certes de ce qu’il produit, mais ce produit ne le fait vivre que parce qu’il entre dans un réseau international d’importation et d’exportation. Chaque région du globe reçoit des autres et fournit aux autres des idées, des informations, des techniques, des matières premières, des marchandises et de la main d’œuvre. Le vingtième siècle a vu la mise en place d’un système d’interdépendance généralisée qui fait du blocus une menace redoutable, mais malaisée à appliquer. Une nation ne peut se pas couper de l’extérieur, elle en a fondamentalement besoin. Le commerce qui se fait à ses frontières dévoile l’insuffisance de la plus riche, et en même temps montre que cette insuffisance ne la conduit pas au dépérissement, puisque lui vient du dehors de quoi suppléer à ses manques.

Il en va de même pour chaque humain. Les autres lui apportent, il reçoit d’eux de quoi vivre, de quoi être. En utilisant un peu différemment l’étymologie signalée il y un instant, on pourrait dire qu’il se caractérise par l’ex-sistence, et non par l’in-sistence. Notre vérité et notre authenticité ne se situent pas en nous, mais extra nos, selon une expression chère à Luther. Les théologiens du Process soulignent justement qu’être réel signifie être relié*. La finitude, loin de nous enfermer dans nos limites et nos incapacités, nous oblige à sortir de nous, à communiquer, à échanger; les relations ne représentent pas pour nous quelque chose d’extérieur et d’accessoire, mais elles nous sont essentielles, elles forment le tissu qui nous compose. Ce constat ruine la prétention à l’aséité, le désir d’autonomie, le déni de la finitude, la démesure, que les grecs nommaient ubris, de celui qui veut masquer, oublier, effacer ses frontières. On s’illusionne ou on se ment à soi-même quand on dit, avec une pitoyable fierté : “je ne dois rien à personne”, ou “je me suis fait moi-même”. La foi, comme l’amour, implique, au contraire, qu’on reconnaisse sa limite, qu’on accepte ses carences, qu’on admette son défaut; elle suscite une ouverture reconnaissante envers autrui. Je sais que je manque d’innocence, de connaissance et de force, que je ne parviendrai jamais à trouver en moi la justice, l’authenticité, ni le sens. La confession des péchés bien comprise ne veut pas dire l’aveu de défaillances morales plus ou moins graves, mais la prise de conscience de mes irréductibles lacunes compensées par une présence aimante et providente. Parce que fini, déficient, je peux recevoir ce qu’il me faut.

Nos frontières nous mettent donc en présence de cet ailleurs, de cet au dehors qui nous fait vivre. Certains le considèrent comme purement humain et mondain, alors que d’autres le pensent également constitué par une transcendance radicale (je dis radicale et non totale; pour ma part, je crois en un Dieu radicalement mais pas totalement autre). L’évangile, cette bonne nouvelle, annonce que la transcendance ne se cantonne pas dans un lointain inaccessible, mais qu’elle pénètre dans notre existence, qu’elle en ouvre la porte pour y entrer et que ce qu’elle nous donne nous suffit. La foi consiste en cette écoute d’une parole qui vient d’ailleurs, en cet accueil du pardon, de la lumière et de la force qu’elle apporte. Nous sommes toujours, certes, des êtres de manque, mais nous est accordé jour après jour ce dont nous avons besoin, comme les hébreux dans le Sinaï recueillaient chaque matin la manne qui leur permettait de manger et demeuraient néanmoins dans la pénurie de nourriture, puisqu’ils ne pouvaient pas l’emmagasiner et la stocker.

Cette tension de la finitude et de la suffisance caractérise, me semble-t-il, l’existence chrétienne. D’un côté, l’évangile ne promet nullement une sorte de divinisation du croyant qui, alors, disposerait d’une possession et d’une puissance illimitées; il ne rencontrerait donc plus de frontières. De l’autre côté, l’évangile ne nous abandonne pas à une indigence morne, résignée, condamnée au “supporte et abstiens-toi” des stoïciens. L’évangile nous ouvre à une existence de frontaliers, qui vivent d’une circulation et non d’une possession. Pour la foi, Dieu reste l’autre, tout en devenant le proche; il ne s’arrête jamais, mais vient sans cesse; nous le rencontrons comme “le visiteur qui va toujours son chemin”, selon une vers de Rilke que Bultmann aimait citer*.

*   *   *

Je termine ces trois variations par un bref final. Des frontières limitent tout être, mais, chez l’humain, et peut-être seulement chez lui, elles façonnent et orientent son existence. Toujours, il se met en quête d’une découverte, d’un changement; constamment, il aspire après un ailleurs et un autrement. Ses frontières le tourmentent et le remuent. Comme le souligne Pascal, sa grandeur, mais aussi sa misère se manifestent par cette incapacité de rester tranquille dans ses limites. Elles témoignent, l’une avec l’autre, d’une altérité présente au sein de son identité, d’un dynamisme qui vient bousculer et animer sa forme. Sans cesse, le Radicalement Autre nous visite et nous rencontre. Si la frontière persiste, néanmoins, elle se franchit. Loin d’isoler et de figer dans une demeure, elle invite à une communication et à un mouvement. Je trouve caractéristique qu’en latin et en grec, le même mot finis, telos désigne à la fois le terme, la limite et la vocation, le but. Pour le croyant, ses frontières, y compris celle de la mort, représentent non pas des bornes et un enfermement, mais un appel et une ouverture.

André Gounelle
Études théologiques et religieuses, 1992/3

Notes :

* texte publié dans Evangile et Liberté, avril  1990.

* texte publié dans le Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestantisme, 1991/3.

* On the Boundary  in Paul Tillich, The Interpretation of History, Charles Scribner's Sons, New-York, 1936, traduction française par J.M.Saint. aux éditions Planète, Paris, 1971; voir également "Frontiers" in P.Tillich, The future of Religion, Harper,  New-York, 1966, traduction française de F.Chapey, in P.Tillich Aux frontières de la religion et de la science, Le Centurion et Delachaux & Niestlé, s.l., 1970.

* "Théologie et politique. Le débat Hirsch-Tillich", texte à paraître dans Nulla potestas nisi a Deo., Librairie Sauramps, Montpellier.

* Aux frontières de la religion et de la science, Le Centurion et Dleachaux & Niestlé, p.46

* André Gounelle, Le dynamisme créateur de Dieu, Etudes théologiques et religieuses, p.25.

* Foi et compréhension, Seuil, t.2, p.144

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot