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La Parole

Mesdames, messieurs, dans le cadre de la célébration du centenaire de votre temple, le conseil presbytéral de la paroisse m'a demandé de traiter de la parole et de sa transmission. Ce thème convient particulièrement bien à cette circonstance, puisqu'en protestantisme, le temple est conçu avant tout comme un lieu ou un instrument au service d'une parole, celle de l'évangile. Il sert essentiellement à la proclamer, à la faire entendre ; c'est sinon sa seule raison d'être, du moins sa principale finalité. On le construit, on l'entretient et on l'utilise pour prêcher, expliquer, enseigner et recevoir un message qui vient de Dieu et qui a une importance capitale, décisive pour les croyants, bien sûr, mais aussi pour tous les êtres humains, même s'ils n'en ont pas conscience.

Je vous propose ce soir de nous arrêter sur trois moments ou trois époques de notre histoire pour voir la signification que chaque fois y a revêtu la parole, ce qu'elle y a représenté, le rôle qu'elle y a joué. Nous commencerons aux origines du christianisme, avec le Nouveau Testament et l'église primitive. Nous ferons ensuite un saut au seizième siècle, à la Réforme, quand naît le protestantisme. Et comme on ne peut pas, même quand il s'agit de célébrer un centenaire, s'occuper seulement du passé, nous terminerons avec le temps présent, en nous interrogeant sur la perception et la situation actuelle de la parole.

Je ne confonds évidemment pas la parole divine avec les paroles humaines, mais je ne les sépare pas non plus. Dieu se fait entendre à travers des mots, des phrases, des discours prononcés par des êtres humains. La fonction, la portée que nous donnons au langage ou à l'expression dans nos diverses cultures influence forcément notre approche et notre perception de la parole de Dieu. À l'inverse, l'affirmation biblique que le vrai Dieu, le Dieu vivant est un Dieu qui parle a eu des conséquences sur le sens et le poids qu'on a donné à la parole dans les pays où le judéo-christianisme s'est répandu.

1. Les débuts du christianisme

Tournons-nous, d'abord, vers le premier siècle de notre ère, au moment de la naissance des églises. Quand les auteurs des divers livres qui composent le Nouveau Testament veulent présenter Jésus à leurs lecteurs, introduire les récits qui le concernent, expliquer son œuvre et sa personnalité, plusieurs d'entre eux le font en insistant d'abord sur la prédication ou la parole. C'est le cas du plus ancien des évangiles, le premier qu'on a rédigé, celui de Marc. Pour lui tout commence non pas avec la naissance de Jésus, comme chez Matthieu et Luc, mais avec deux prédications, deux prises de parole en public, d'abord celle de Jean Baptiste, ensuite celle de Jésus lui-même. L'évangile de Jean, le plus récent, qui a été écrit après les autres, va dans le même sens. Tout le monde connaît sa phrase inaugurale : "au commencement était la parole", parole qui s'est fait chair ou personne en Jésus. L'épître aux Hébreux débute par l'affirmation suivante : "Après avoir autrefois, à plusieurs reprises et de plusieurs manières parlé à nos pères par les prophètes, ces derniers temps, Dieu nous a parlé par son fils". Les auteurs du Nouveau Testament, les disciples et les apôtres, les premiers chrétiens sont tous d'accord sur ce point : Jésus a une importance fondamentale parce que par lui Dieu nous parle ; il est la parole que Dieu nous adresse.

Pour les contemporains tant juifs que gréco-romains du Nouveau Testament, l'affirmation que Dieu parle n'a rien de banal. Elle ne va pas de soi. Elle étonne et surprend. Elle se situe à contre-courant, et contredit ce que beaucoup pensent et croient.

Dans le monde latin et hellénique, chez ses élites intellectuelles et spirituelles, on avait le sentiment très fort que la divinité se caractérise avant tout par son secret et son mystère. Le monde, croyait-on, ne l'intéresse guère, elle ne se préoccupe pas de communiquer avec les humains, elle se cache, se dérobe à leur regards et ne cherche pas à entrer en relations avec eux. Dieu se soucie beaucoup plus de se voiler et de rester voilé que de se dévoiler, autrement dit de se révéler. Lorsqu'il lui arrive de se manifester et de s'exprimer, il le fait, pensait-on, par le moyen de signes obscurs et brouillés, de sons confus et équivoques que les augures, les devins, les médiums tentent de déchiffrer et de traduire ; leurs interprétations ne sont jamais sûres, parce qu'elles s'appuient sur des indications énigmatiques et ambiguës. Quand on entend ou qu'on perçoit quelque chose de la transcendance, ce ne sont pas des paroles claires, mais des bruits qu'on ne parvient pas à comprendre. Nous en avons, d'ailleurs, une trace dans notre langue, puisque le mot "sibyllin", qui au départ s'applique à ceux, ou plutôt à celles (les sibylles sont des femmes) qui transmettent et expliquent les oracles divins, en est venu à désigner des paroles ou des gestes dont le sens précis nous échappe. Autour du bassin de la Méditerranée, le culte de Mithra a longtemps représenté une sérieuse concurrence pour le christianisme. Par un papyrus du quatrième siècle, conservé au musée du Louvre à Paris, nous connaissons une prière significative et émouvante que prononçaient ses fidèles. Ils devaient mettre un doigt devant leur bouche et dire à voix basse : "Silence, silence, silence, symbole du Dieu éternel et immortel, prends moi sous tes ailes, ô Silence". Pour la piété la plus profonde, la plus purifiée, la plus dégagée de superstitions du monde antique au début de notre ère, Dieu se tait, il ne parle pas. Il s'enferme dans un mutisme presque total. Même quand il décide de se montrer bienveillant et daigne protéger, il reste silencieux.

On rencontre à la même époque des thèmes voisins dans certains courants de la spiritualité juive. Ils se nourrissent de quelques passages de l'Ancien ou du Premier Testament, par exemple de ceux qui disent, dans les Psaumes ou au livre d'Esaïe, que Dieu se cache. Le récit de la vocation de Samuel commence par cette affirmation : "en ces temps là, la parole de Dieu était rare". Au temps de Jésus, des rabbins citaient et commentaient longuement cette phrase, ce qui faisait dire à quelques-uns de leurs auditeurs que si la parole de Dieu était rare, par contre celle de ses serviteurs était bien abondante. Ces rabbins enseignaient que Dieu ne parle qu'exceptionnellement, dans de très grandes circonstances, en des occasions peu fréquentes et particulièrement importantes. Ils en comptaient trois, pas une de plus : une première fois, au tout commencement, lors de la création où les dires de Dieu font surgir successivement le ciel et la terre, la mer et les continents, les végétaux, les animaux, et l'être humain. Dieu, selon eux, est sorti du silence une deuxième fois, lors de ce tournant de l'histoire qu'est l'exode, pour dicter à Moïse la loi et en particulier le cœur de cette loi, à savoir les dix commandements. La loi émise, prononcée par Dieu transforme la masse informe des esclaves hébreux en un peuple structuré et libre qui va être son témoin et son serviteur parmi les humains. La première parole de Dieu crée le monde et la deuxième suscite le peuple d'Israël. Dieu prendra la parole, pensaient-ils, une troisième et dernière fois, à la fin de monde, pour établir sur terre et dans les cieux son règne ou son royaume. Entre temps, Dieu se tait; seuls s'expriment ses anges ou ses envoyés. Beaucoup des juifs religieux se montraient moins radicaux, plus généreux, moins avares dans le décompte des paroles de Dieu. Ils admettaient que Dieu avait aussi parlé par l'intermédiaire d'inspirés comme le roi David ou les prophètes. Mais précisément au temps de Jésus, le plupart admettaient que le temps de l'inspiration prophétique avait pris fin, qu'il était achevé. Jusqu'à la venue du messie, aux derniers jours, les fidèles, pour connaître la volonté de Dieu, n'avaient pas d'autres ressources que de méditer inlassablement des paroles anciennes, soigneusement recueillies et consignées dans des rouleaux sacrés. Si elles étaient peu nombreuses, elles avaient un sens inépuisable et on en multipliait les gloses. On raconte que dans une des écoles rabbiniques de la fin du premier siècle, lorsqu'ils expliquaient le verset "Dieu dit que la lumière soit", les maîtres demandaient : "qu'y avait-il avant que Dieu ne parle?", et le bon élève, celui qui avait bien appris sa leçon, devait répondre : "le silence de Dieu". Au commencement, était le silence : c'est le contraire de ce qu'affirme l'évangile de Jean.

Dans ce contexte, tant juif que gréco-romain, on devine l'impact qu'a eu le message évangélique, le choc qu'il a représenté pour ses auditeurs, l'extraordinaire nouveauté de ce qu'il disait. Dans un monde où l'on croyait en un Ciel non pas vide mais muet, voilà que les chrétiens proclament que Dieu n'est pas ou n'est plus taciturne. Il a décidé de parler aux humains, sa voix a retenti sur la terre. Certes, rappelle l'épître aux hébreux, il s'est adressé autrefois au peuple juif par les patriarches, les prophètes et les témoins d'Israël. Certes, selon le début de l'épître aux Romains, des païens ont pu percevoir sa voix dans leur conscience au fond de leur cœur ou dans leur intelligence quand ils ont réfléchi sur l'univers. Nulle part, déclare Paul à Lystre, d'après le livre des actes des apôtres, Dieu ne s'est laissé sans témoins ou sans témoignage (les deux traductions sont possibles). Mais, dans tous ces cas, il ne s'agissait que de chuchotements discrets, de murmures peu distincts, de communications intimes et confidentielles, presque secrètes, de propos obscurs et voilés. Rares sont ceux qui les ont entendus et compris. Maintenant, Dieu a ôté la sourdine qui étouffait sa parole, il a enlevé le voile qui la masquait et l'assourdissait, il a cessé de s'exprimer furtivement, en catimini, il parle ouvertement à haute et intelligible voix, et cela vient de passer en Jésus de Nazareth. Au début du deuxième siècle, dans une lettre aux chrétiens de la région ou de la ville de Magnésie, l'évêque martyr Ignace d'Antioche écrit : "Jésus-Christ est la parole de Dieu sortie du silence".

Au commencement de notre ère, quand naissent les premières communautés chrétiennes, autour du bassin méditerranéen où elles se développent, la parole de Dieu représente avant tout un événement, un événement fantastique, stupéfiant qui change le sort des humains, un événement heureux car il les met en relation avec un Dieu jusque là ignoré ou méconnu, et donne sens, espérance et élan à leur existence.

2. La Réforme

Je vous invite maintenant à faire un bond considérable dans le temps, à sauter de l'Antiquité au seizième siècle, à passer de l'origine du christianisme à celle du protestantisme.

En général, on associe la Réforme au livre plutôt qu'à la parole ou au discours. Le surgissement et l'extension du protestantisme ont en effet, été favorisés par trois inventions : celle du papier, qui remplace le parchemin et permet de réduire le volume des écrits, la place qu'ils occupent; celle du cahier qui se substitue au rouleau et qui rend les ouvrages beaucoup plus maniables et faciles à consulter; enfin, bien sûr, celle de l'imprimerie qui permet d'en multiplier les exemplaires et d'en diminuer considérablement le coût, le prix. En 1527, le réformateur de Zurich, Zwingli souligne le changement intervenu. "Aujourd'hui, écrit-il, la Sainte Écriture a trouvé par l'imprimerie ... accès au monde. Il est devenu loisible à tout chrétien pieux ... de se laisser instruire et d'y puiser la connaissance de la volonté de Dieu. .. La connaissance de l'Écriture n'est plus désormais le privilège du prêtre, elle est devenue le bien commun de l'ensemble des fidèles".

Cette importance du livre, l'architecture des temples réformés la met souvent en valeur. Ainsi le vôtre, comme beaucoup d'autres, est décoré à l'extérieur, au dessus de la porte d'entrée d'une Bible sculptée. A l'intérieur, sur la table de communion face à l'assemblée, on dispose une Bible ouverte. Comme dans de nombreux temples de la même époque, on y avait peint sur les murs des versets bibliques qui entendaient indiquer et résumer le message chrétien. Longtemps, la plupart des temples réformés (à la différence des églises luthériennes et anglicanes) n'avaient aucune autre ornementation. Même les croix y étaient rares et discrètes. Elles n'ont été introduites massivement et ne sont devenues ostensibles qu'après la guerre 1914-1918. On considérait souvent, en effet, qu'elles faisaient partie des "images taillées", interdites par le décalogue. En 1877 et 1884, un pasteur du Béarn, Joseph Nogaret publie deux petits traités qui assimilent les croix aux statues catholiques de la vierge, des saints ou du Christ, et les dénoncent comme des idoles.

L'importance accordée à la Bible conduit les églises luthériennes, réformées, méthodistes et baptistes à créer au dix-neuvième siècle des sociétés bibliques qui multiplient des éditions à bon marché pour que chaque foyer protestant puisse en acquérir une. On prend l'habitude d'en offrir un exemplaire aux catéchumènes et aux mariés. Dans les pays anglo-saxons, des associations comme les Gédeon en mettent dans les chambres d'hôtel et dans les lieux publics. Toutefois, le livre ne se limite pas à la Bible, même si on la tient pour fondamentale et essentielle. Les artisans et les partisans de la Réforme publient quantité d'imprimés, depuis de gros traités théologiques comme l'Institution de la religion chrétienne de Calvin jusqu'à une multitude de petits tracts populaires, voire des feuilles, souvent polémiques, que les colporteurs, jusqu'à une date relativement récente, distribuent et qui contribuent largement à la diffusion du protestantisme.

Faut-il en conclure de ces indications à un primat du livre sur la parole, de l'écrit sur l'oral, comme semble l'affirmer l'un des grands principes de la Réforme Sola Scriptura, l'Écriture seule, seulement l'Écriture? La réalité apparaît beaucoup plus complexe pour deux raisons.

Premièrement, nous avons pris aujourd'hui l'habitude de distinguer, parfois d'opposer la communication verbale directe, l'échange de paroles, de la transmission indirecte par l'intermédiaire de signes sur un papier. Envoyer à quelqu'un une lettre ne revient pas au même que de lui passer un coup de téléphone ou d'aller le voir; on établit un autre type, une autre sorte de relation. Autrefois, on était beaucoup moins sensible à cette différence. Du moment que le contenu du discours est le même, peu importe qu'on le lise ou qu'on l'entende. D'où, d'ailleurs, cette formule étonnante, couramment employée dans les cultes du dix-neuvième siècle pour introduire la lecture de passages bibliques : "Nous allons maintenant lire la parole de Dieu". Normalement, une parole s'écoute, s'entend et ne se lit pas. Mais on voit dans l'écriture non pas quelque chose d'autre que la parole, mais l'une des formes qu'elle peut prendre.

Deuxièmement, la Réforme accorde une aussi grande importance à la prédication qu'à la lecture de la Bible, et lui donne même parfois une valeur supérieure. Ainsi, Luther déclare : "Toute la vie et la substance de l'Église, résident dans la parole de Dieu. ... je ne parle pas de la parole écrite, mais de la parole prêchée". Les Réformateurs ont beaucoup prêché, pas seulement le dimanche, mais plusieurs fois par semaine. On a conservé le texte de 1200 sermons de Calvin qui en prononçait de 12 à 16 chaque mois. Significativement, à cette époque, on ne disait pas "aller au culte", mais "aller au sermon" (ou au prêche), Au dix-neuvième siècle, en particulier dans le midi, de nombreux fidèles avaient l'habitude d'arriver au culte pour le début du sermon et d'en repartir dès qu'il était achevé. Ils tenaient tout le reste (prières, chant, Cène) pour des accessoires dont on pouvait se dispenser. Après la Révocation de l'Édit de Nantes, le protestantisme, interdit dans le Royaume, vit dans la clandestinité : durant cette période dans des lieux écartés, qu'on appelle "déserts", il organise et célèbre des cultes. Plusieurs d'entre eux sont surpris par les soldats du roi et entraînent emprisonnements, condamnation aux galères, voire exécutions. Les sages, les prudents, les bourgeois des grandes villes du midi (Nîmes, Montpellier, Marseille) et aussi les exilés en Suisse ou en Hollande s'en inquiètent et s'en alarment. Ils conseillent de renoncer à ces assemblées tellement dangereuses et de s'en tenir à la lecture de la Bible en secret, chez soi, portes et fenêtres fermées, pour éviter de courir de trop grand risques. À quoi les cévenols, les poitevins et quelques autres répondent en citant une phrase de l'apôtre Paul (Rm 10/17) : "La foi vient de ce que l’on entend ". De ce que l'on entend, soulignent-ils, pas de ce qu'on lit; elle se nourrit de la prédication de l'évangile, non de la seule lecture personnelle et individuelle de la Bible.

Les églises réformées avancent deux raisons pour expliquer qu'on ne peut pas se contenter de la lecture de la Bible. D'abord, la prédication fait découvrir des passages de la Bible et des aspects du texte qu'on ne trouverait pas tout seul; elle en enrichit, voire en rectifie la connaissance et la compréhension personnelles. On a tout à gagner à la lire ensemble et pas seulement en solitaire. Ensuite, la plupart des livres de la Bible sont nés de paroles, de discours (ceux des prophètes, des évangélistes, des apôtres, et surtout, évidemment, de Jésus). Ils ont été dits, prononcés à haute voix avant d'être couchés sur le papier. Dans le livre, nous avons de la parole congelée, mise en conserve, rendue inerte. La prédication a pour but de la ramener à sa forme initiale, de lui rendre vie, de lui faire retrouver sa vigueur et sa chaleur. Paul Ricœur a très justement affirmé que sa tâche consiste "à restituer en parole ce qui est donné en texte".

On rencontre dans le catholicisme des dix-septième et dix-huitième siècles des préoccupations parallèles et, au fond, assez voisines. L'imprimerie pose à l'Église romaine de l'époque un problème inédit, qu'elle ne sait pas bien comment résoudre. Jusque là, par la force des choses, les textes sacrés, ceux de la Bible, ceux de la liturgie étaient réservés aux plus instruits des prêtres et aux théologiens. Maintenant qu'on peut les éditer, faut-il les diffuser, les mettre entre les mains des laïcs? Sans l'interdire, le Concile de Trente se montre plutôt réticent et selon les pays, l'Église adopte des attitudes différentes. En France sous l'influence du gallicanisme, on permet aux laïcs de lire la Bible à deux conditions : qu'ils aient acquis un bon niveau d'instruction, qu'ils aient obtenu l'autorisation de leur confesseur. Les jansénistes trouvent qu'il faut aller plus loin, et ils plaident pour que la lecture de la Bible et des textes liturgiques ne soient pas seulement permises, mais qu'elles soient obligatoires ; dans ce but ils en publient des traductions en français. Par contre, dans les pays de l'arc baroque, Espagne, Italie, Bavière, Autriche, Pologne, l'interdiction est totale, sans aucune exception ni dérogation possibles. Les protestants y ont longtemps vu une manifestation d'obscurantisme; ils l'ont attribuée à la crainte d'avoir des laïcs instruits qui mettent en difficulté le clergé, à la peur que la connaissance de la Bible conduise à contester les doctrines de l'Église. Un des meilleurs historiens actuels de la spiritualité du dix-septième siècle, Bernard Chédozeau a montré qu'il y avait là une erreur d'interprétation, que les motifs profonds se situent ailleurs. Le catholicisme baroque veut éviter une lecture solitaire et intellectuelle de la Bible; il la veut communautaire et pieuse. La connaissance de l'évangile doit, pour lui se faire de manière vivante, dialoguante et non livresque, elle demande une initiation personnalisée et un accompagnement spirituel. Ces raisons sont assez proches de celles qui conduisent les protestants à souligner la nécessité de la prédication.

Si les préoccupations sont proches, les réponses diffèrent. Dans le catholicisme classique (il en va autrement dans le catholicisme contemporain, celui qui naît avec le concile de Vatican 2), on estime que l'Église donne dans son enseignement le vrai sens et la substance de la Bible; il est donc inutile de la lire, on peut s'en tenir sans crainte et sans inconvénient à ce que prêche l'Église. Au contraire le protestantisme juge nécessaire de contrôler la prédication, de vérifier qu'elle ne s'égare pas ni ne dévie, ce qui implique qu'on la confronte systématiquement avec le texte.

Pour la Réforme, l'écriture et la parole ont besoin l'une de l'autre. La prédication rend vivantes, parlantes les pages de la Bible, et à l'inverse le livre permet d'examiner, de vérifier la prédication, et, au besoin, de la corriger. On ne veut ni d'une parole qui ne se fonderait pas sur le livre et ne se soumettrait pas à lui, ni d'une lecture qui éliminerait la parole, et se déroberait à la vivification et à l'actualisation du texte dans l'existence croyante. Une relation dynamique, un échange constant un va et vient incessant entre la Parole et l'Ecriture, voilà ce qui caractérise la Réforme.

3. Aujourd'hui

J'en arrive à la troisième et dernière étape du parcours que je vous propose ce soir. Après l'Antiquité et le seizième siècle, nous allons maintenant nous intéresser à notre époque, à l'actualité.

Si au seizième siècle le livre prend son essor et l'écrit triomphe, par contre depuis 150 ans, la parole se développe, s'impose et domine. Une série d'inventions en prolongent la portée, en augmentent la diffusion, favorisent sa transmission et sa conservation. Désormais, il n'y a plus besoin, comme c'était le cas depuis toujours, de se trouver à proximité de son interlocuteur pour l'entendre ou se faire entendre de lui, pour converser et dialoguer avec quelqu'un. En 1876, Graham Bell invente le téléphone, et en 1879 on installe à Paris le premier réseau urbain. Depuis quarante ans, le téléphone s'est introduit partout et le portable en favorise un usage intensif. Dans les familles, entre amis, on ne s'envoie plus de lettres, on se passe des coups de fil, même quand on habite sur le même palier et même lorsqu'on réside dans des continents différents. En 1878, Edison fabrique le premier phonographe qui permet d'enregistrer et de conserver des sons, et viendront ensuite les disques, les magnétophones, les lecteurs et graveurs de cassettes ou de C.D. J'ai retrouvé avec amusement un article rédigé par mon grand-père en 1905 à l'occasion du vingtième anniversaire de la mort de Victor Hugo qu'il admirait beaucoup. Il y écrit que le poète aurait mérité de faire partie de ces rares très grands hommes dont on conserve précieusement la voix pour que les générations futures puissent l'entendre. Il ne se doutait qu'un jour n'importe qui pourrait le faire, et que ce ne serait pas un privilège réservé à des personnes d'exception. Des 1921, ont lieu en France les premières émissions radiodiffusées. Depuis postes émetteurs et programmes se sont multipliés; ils concurrencent les journaux et revues ou magazines. Aujourd'hui, on écoute la radio chez soi, dans sa voiture, sur les plages, dans les forêts; elle pénètre dans les villes, les campagnes, elle atteint les navires sur les océans et les avions qui parcourent les espaces aériens. Il faut ajouter les annonces par haut-parleurs dans les gares, les aéroports, les grandes surfaces. Si dans l'antiquité, le monde paraissait muet, aujourd'hui d'innombrables discours l'investissent et l'envahissent à tout instant.

J'insère ici, entre parenthèses, deux brèves remarques, un peu en marge de mon sujet.

Premièrement, en même temps que la parole fait reculer l'écrit, l'image tend à se substituer aux texte. On le constate avec les bandes dessinées, mais aussi avec les films, la télévision, et également avec les pictogrammes sur les panneaux de signalisation. D'être une religion de l'écriture qui se méfie des figurations et des icônes a été longtemps un atout pour le protestantisme. Aujourd'hui, à tort ou à raison, on le ressent plutôt comme une singularité et un handicap.

Deuxièmement, on pourrait penser qu'internet amorce un retour de l'écrit. C'est bien possible, mais pas certain. D'abord parce qu'internet associe le son, l'image et le texte; ensuite parce qu'à la différence des lettres de naguère, le style ou la rédaction des messages qu'on y échange relève du langage parlé plutôt que de la littérature. Mais internet est un phénomène encore trop récent pour qu'on puisse prendre la mesure des transformations qu'il a commencé d'opérer.

J'en reviens à la parole. Si elle se répand, s'impose, nous inonde, s'ensuit-il qu'elle triomphe? Je ne le pense pas. Elle s'étend, mais perd sa force, son autorité, sa puissance. Sa fréquence nuit à son prestige, ce qui n'avait pas été le cas pour l'imprimerie. Donner sa parole avait autrefois énormément de poids, aujourd'hui beaucoup moins. Dans les pays de droit coutumier, on respectait des lois non écrites, on passait verbalement des contrats; aujourd'hui on ne se sent engagé que lorsqu'on a signé et on couche sur le papier les règles à suivre. Trois ennemis menacent constamment la parole et souvent la dévoient ou la pervertissent : d'abord le bavardage qui la rend vide, insignifiante; ensuite, le mensonge qui la rend trompeuse et égarante; et enfin, la manipulation qui en fait un instrument non pas de communication et d'échanges, mais d'utilisation des autres pour des fins diverses. On en a des exemples avec la propagande ou la publicité qui souvent ne cherchent pas à informer, à faire réfléchir, mais à endoctriner et à embobiner. Ce qui conduit à se méfier de la parole, à la mépriser, à la déconsidérer. Significativement, Jacques Ellul a donné pour titre à l'un de ses livres "la parole humiliée".

En politique, on répète à tout bout de champs qu'on juge un gouvernement sur ce qu'il fait non sur ce qu'il dit, et de nombreuses manifestations prennent pour slogan : "nous voulons des actes, du concret, pas des discours et du vent". On a certes raison, mais ces formules expriment cruellement l'écart, la distorsion voire la contradiction qui existent entre la parole et la réalité et la perte de crédibilité qui affecte les propos que l'on tient. Vous avez peut-être vu à la télévision cette publicité pour une compagnie d'assurances qui prétend pratiquer un "zéro bla-bla", publicité étonnante d'une part parce qu'elle nie ce qu'elle est précisément en train de faire, à savoir du bla-bla, qu'elle se dément et se désavoue elle-même; et ensuite parce qu'elle oublie que la victime d'un accident, d'un vol, d'un malheur quelconque a besoin de parler et besoin qu'on lui parle; s'exprimer, échanger l'aide à dépasser le choc qu'elle a subi et à renouer avec la vie ordinaire. Mais au delà de ses inconséquences, cette publicité témoigne bien du mépris actuel de la parole.

Dans cette ambiance, il ne va pas de soi pour nos églises d'être et de se dire au service de la parole. Je pense tout particulièrement à la difficulté des pasteurs qui sont ministres de la parole, dont l'activité consiste principalement à parler dans un contexte où on n'a pas grande considération pour les discours et les discoureurs. Il me semble que dans cette situation leur rôle et notre tâche à tous consistent à insister sur le contenu de la parole évangélique, à mettre en évidence ce qui la rend unique, ce qui la distingue de toutes les autres. À cet égard, le prologue de l'évangile de Jean nous donne trois indications précieuses.

 D'abord, il souligne que cette parole est une présence. Souvent, il y a une distance entre nos discours et nos actes; ce que nous disons ne coïncide pas avec ce que nous sommes. Consciemment ou inconsciemment, nous ne nous livrons pas pleinement dans nos paroles, nous sommes ailleurs, différents, en décalage avec elles. Au contraire Dieu est dans sa parole. Il dit ce qu'il est, et il est ce qu'il dit.

Ensuite, la parole évangélique est vie, ou contient et apporte la vie. Elle n'est pas un discours qui ne change rien aux choses, qui se contente de les décrire ou de les travestir. Elle apporte une force, elle suscite un élan, elle ouvre des perspectives nouvelles, elle transforme notre existence. Nous distinguons et opposons les paroles et les actes, mais quand Dieu parle, en même temps il agit, il fait, il crée, il donne vie, comme le rappelle le récit de la création.

Enfin, la parole de Dieu est lumière; elle est, selon le psalmiste, semblable à une lampe qui, la nuit, éclaire nos pas. Alors que les paroles humaines, volontairement ou non, souvent embrouillent, obscurcissent les choses, masque ou déforment les réalités, nous désorientent à tel point qu'on ne sait plus très bien où aller ni que faire, au contraire la parole de Dieu nous aide à discerner notre situation et la route à prendre.

Ces trois indications peuvent se résumer en une phrase que nous prononçons souvent au cours de nos cultes : La parole de Dieu est vérité - vérité de notre vie et de notre personne, vérité de notre monde et de son histoire, vérité de son être et de son amour.

Conclusion

Il faut maintenant terminer cet itinéraire et conclure mon propos. Nous avons successivement visité trois époques, très éloignées les unes des autres et discerné trois approches de la parole qui ne s'opposent pas, mais se complètent. L'Antiquité perçoit la parole de Dieu avant tout comme un événement qui vient briser, détruire un silence inquiétant et oppressant, ce "silence éternel des espaces finis" dont devait parler beaucoup plus tard Pascal. Pour la Réforme, entendre et recevoir la parole de Dieu implique que l'on joigne la lecture de la Bible avec l'écoute de la prédication; l'écrit et l'oral ont besoin l'un de l'autre, se fécondent mutuellement. Aujourd'hui, nous devons insister sur la qualité de la parole de Dieu : elle nous habite et nous anime, elle nous apporte ce qui nous manque et dont nous avons besoin. Dans les trois cas, de manière différente mais convergente, sont affirmées la primauté de la Parole et son importance essentielle, déterminante pour les humains. Puissent votre temple et votre paroisse continuer longtemps à la servir dans cette ville et dans cette région.

André Gounelle
Conférence, 2002

 

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot