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Voir et croire

 

Encore le Suaire

On croyait réglée l'affaire du Suaire de Turin. Des expertises scientifiques ont montré que ce drap date du Moyen Age et n'est donc pas le linceul dont on a entouré le corps de Jésus crucifié. On s'était réjoui que des catholiques, avec une belle honnêteté, aient demandé que cette célèbre relique soit scientifiquement examinée, contrôlée et vérifiée.

Les légendes et les superstitions ont la vie dure. Des informations venant d'Italie nous apprennent qu'on y conteste les résultats obtenus par les tests de datation. On met en cause l'objectivité des scientifiques qui ont procédé aux tests. En même temps, on s'en prend aux protestants italiens qui ont souligné la contradiction foncière entre la dévotion au linceul et le message évangélique.

On envisage d'exposer le Suaire en l'an 2000. Évidemment, il vaut mieux, pour attirer les pèlerins à Turin, leur affirmer que l'empreinte qu'ils verront est vraiment celle du visage et du corps de Jésus. Des raisons commerciales jouent certainement un rôle dans cet essai de réhabilitation de la prétendue relique. Elles ne sont, toutefois, pas les seules ni les plus déterminantes. Les défenseurs du Suaire ont la conviction qu'avoir une image qui leur montre l'aspect physique de Jésus peut aider la vie spirituelle des croyants, entretenir et consolider leur foi. Si le mépris pour la science et les aspects publicitaires de cette entreprise nous heurtent, c'est cette conviction qui nous inquiète le plus. Elle méconnaît profondément ce que sont la foi chrétienne et la vie spirituelle

Image et parole

 Le protestantisme n'aime guère les images. Sa méfiance à leur égard est certainement exagérée, et sa réserve excessive. À côté de la parole, l'image peut servir de véhicule au message évangélique et fournir un utile moyen d'expression à la foi.

Il n'en demeure pas moins que la spiritualité protestante se fonde sur l'écoute plus que sur la vision. Elle insiste sur la parole et non sur l'icône ou le rite. Elle ne supprime ni la contemplation ni le sacrement; elle les subordonne et les met au service de la parole. Pour écarter de mauvais procès trop fréquents, rappelons que la parole est tout autant physique et charnelle que la vue ou le toucher (elle est une vibration de l'air qui affecte le corps) et soulignons que la parole, comme le montrent la poésie et l'éloquence, peut être aussi belle et émouvante qu'un tableau ou que de la musique. Si la prédication doit faire appel au savoir et à l'intelligence, elle est aussi un art et un art majeur. Quand elle est laide, elle trahit sa mission, et annonce aussi mal l'évangile que lorsqu'elle est ignorante ou sotte.

La vérité du Christ ne se trouve pas dans son aspect physique mais dans sa parole. Le Nouveau Testament ne nous donne aucune indication sur sa taille, la couleur de ses yeux ou de ses cheveux, ni sur son corps en général. Par contre, il nous rapporte ce qu'il a dit, fait et enseigné. On le voit quand on l'écoute. On le contemple quand on entend et qu'on reçoit ce qu'il dit. Se représenter le Christ signifie s'approprier son histoire, son enseignement, ses bienfaits, non pas disposer d'une photographie (ou de cet ersatz qu'est une empreinte sur un drap).

L'image n'a de sens pour une foi évangélique que si elle est au service de la parole et conduit à elle. Avec le Suaire ne propose-t-on pas une image qui concurrence la parole, se substitue à elle et qui, même si elle ne l'élimine pas, la rend seconde? Toute vénération d'une relique (vraie ou fausse, cela ne change pas grand chose) risque de faire de l'image non pas un instrument pour la foi, mais un objet de foi.

Le Ressuscité

Thomas le douteur (douter n'est pas un défaut qu'on aurait à lui reprocher) veut voir et toucher pour croire. Le récit évangélique ne dit pas si, en fin de compte, il a mis sa main sur les plaies de Jésus, ou si les paroles de Jésus l'ont détourné d'un geste devenu inutile et superflu. Jésus lui dit : "Parce que tu m'as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru" (Jean 20, v.29). Comment ne pas opposer cette parole à ceux qui tiennent à exposer le Suaire de Turin? Pour ne pas le faire de manière trop simpliste, essayons de la comprendre.

  Que s'est-il passé "le premier jour de la semaine" qui a suivi Golgotha? Quel est l'événement que nous, chrétiens, célébrons à Pâques? Celui d'un mort qui revient à la vie? À mon sens, cette réponse est insuffisante. La résurrection de Jésus ne se limite pas à la "revivification d'un cadavre". On ne peut pas l'assimiler aux résurrections de Lazare, du fils de la veuve de Naïn ou de la fille de Jaïrus, ni à celles que l'on racontait dans le judaïsme et le monde gréco-romain, ni encore à ces retours à la vie après une mort provisoire qu'opère aujourd'hui la médecine. Certes, Jésus revient bien réellement à la vie. Les récits évangéliques soulignent que ce n'est pas un fantôme ou un esprit qui se manifeste (il mange, on peut le toucher). Toutefois, cette vie du Ressuscité diffère de celle d'avant Golgotha; elle est d'une autre nature. Sa personne a changé; ses proches ne le reconnaissent pas immédiatement; il apparaît et disparaît mystérieusement, sans que des portes fermées l'arrêtent.

Pâques ne fait pas revenir Jésus à l'existence commune et physique qui va du berceau à la tombe. Sa résurrection est le surgissement dans notre monde d'une autre forme de vie, d'une vie nouvelle, celle du Royaume de Dieu, ce que dans le jargon théologique on appelle "l'existence eschatologique". Le message de Pâques annonce que, grâce au Ressuscité, cette vie nouvelle nous est donnée; elle pénètre en nous, et vient envahir notre existence présente. Elle fait de nous de "nouvelles créatures" et c'est cela "qui compte" (Gal. 6, 15).

Donner de la valeur au Suaire dirige l'attention des fidèles vers la vie ancienne, celle d'avant Pâques. Elle entretient une dévotion macabre, trop souvent cultivée dans le christianisme; pensons à cette sinistre piété sanguinolente dont témoignent de nombreux tableaux, cantiques, textes de prière ou de méditation. Elle détourne de l'essentiel, du Ressuscité et de la vie nouvelle qui surgit en lui et qui, à travers lui, nous atteint. La foi ne se fonde pas sur la "chair" du Christ. Elle naît et se nourrit de cette vie nouvelle dont il est "le premier né" (Col. 1, 18; Apoc. 1,5). "Même si nous avons connu le Christ selon la chair, écrit Paul, maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière" (2 Cor. 5, 16 - autre verset qu'on ne peut éviter d'opposer au suaire de Turin). Paul a-t-il connu physiquement Jésus? Nous l'ignorons; en tout cas, il déclare que le connaître ainsi n'a aucune importance. Car la foi ne s'attache pas au corps de Jésus, mais à la vie qui jaillit en lui et de lui.

Le Christ et Jésus

Nous utilisons souvent Christ comme un nom propre. Nous avons tort. Christ (qui veut dire "l'oint", celui que Dieu a choisi) indique une qualité et une fonction, de même que des termes comme président, roi ou berger. Par contre, Jésus désigne un personnage historique, qui a vécu au premier siècle de notre ère, en Palestine. Donner le titre de Christ à l'homme Jésus ne va pas de soi. Cette appellation est une audacieuse confession de foi qui affirme qu'en Jésus Dieu se rend présent, apporte le salut et introduit une vie nouvelle dans le monde. Jésus reçoit de Dieu le mandat et la vocation d'être le Christ.

Cette mission implique le sacrifice de soi. Quand Pierre, à Césarée de Philippe, confesse que Jésus est le "Christ", et refuse la croix, Jésus l'appelle "Satan" (Matt. 16, 23). Tel, naguère, le diable dans le désert, l'apôtre est ici le tentateur. Tout serviteur, tout envoyé, tout messager de Dieu court le risque qu'on l'idolâtre, qu'on le divinise, qu'on oublie qu'il renvoie à quelque chose qui le dépasse. Une antique légende veut que les démons soient des anges déchus. Ils se sont pervertis parce qu'ils ont voulu prendre la place de Dieu, au lieu de témoigner de lui. La révélation ou le révélateur doit s'effacer pour ne pas faire écran. Il lui faut se nier lui-même pour que les regards, la piété, l'adoration ne s'arrêtent pas sur lui. Il est appelé à s'anéantir pour ne pas usurper la place de l'ultime auquel il a pour mission de renvoyer.

Là réside l'une des significations de la Croix. Jésus sacrifie sa personne historique à sa mission de Christ. Il accepte la destruction de son humanité pour qu'on ne la sacralise pas, pour qu'on ne la prenne pas pour Dieu, et c'est ce qui fait de lui l'image indépassable de Dieu. Comme le dit l'épître aux Philippiens (2, 6-9), il n'a pas regardé l'égalité avec Dieu comme une proie à arracher, il s'est dépouillé jusqu'à la mort sur la Croix, et à cause de cela Dieu lui a donné le nom qui est au dessus de tout nom. En acceptant la Croix, Jésus nous montre qu'il ne faut pas adorer son humanité, mais découvrir à travers elle la présence et l'action de Dieu.

La dévotion au Suaire ne répète-t-elle pas l'erreur de Pierre? Ne favorise-t-elle pas une "jésulâtrie" qui vient, insidieusement, pervertir et démoniser celui qui a été et qui reste toujours le Christ? Ne déifie-t-elle pas son humanité, au lieu d'en faire le témoin et le porteur de la divinité? Même si le Suaire était authentique, en faire un objet de vénération conduit tout droit à une idolâtrie, qui, pour être chrétienne, n'en est pas moins condamnable et dangereuse.

André Gounelle
Réforme, 9 avril 1998.

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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