signature

Recherche sur AndreGounelle.fr :

Loading


Accueil > Articles sur d'autres thèmes

Monothéisme : alliance et création

 

Dans plusieurs publications, l’égyptologue Jan Assmann établit un lien fort entre le monothéisme biblique, initié par Moïse (qu’il soit un personnage historique ou mythique n’a pas ici d’importance), et l’intolérance. L’apport spécifique de Moïse ne consisterait pas tant dans l’affirmation qu’il y a un seul Dieu que dans celle de l’incompatibilité entre la vraie et les fausses religions ou entre le culte authentique et les idolâtries. Il ferait ainsi entrer dans un régime qui n’est plus celui d’une coexistence possible (quoique rarement effective), mais d’un antagonisme irréductible.

L’analyse d’Assmann, beaucoup plus complexe et subtile que la présentation sommaire que j’en donne, relève de l’histoire des religions ; elle entend décrire une structuration socioreligieuse et ne se risque que très peu et très prudemment à des jugements éthiques. Elle conduit à se demander : le monothéisme biblique peut-il se montrer tolérant ou bien sa nature même le lui rend-il impossible ? Pour y réfléchir, je suggère de distinguer dans le monothéisme sous sa forme chrétienne (en laissant de côté le judaïsme et l’islam) deux tendances toujours conjointes, entremêlées et entrelacées, mais qui répondent cependant à des logiques différentes. La première se centre sur « l’alliance », la deuxième sur la « création ».

Le monothéisme de l’alliance

En christianisme, on appelle « alliance » le lien particulier que Dieu contracte avec des « élus ». Dans l’humanité, il distingue des individus et des groupes (le peuple juif ou l’Église, les circoncis ou les baptisés) avec lesquels il noue un pacte. Pour beaucoup, l’alliance se trouve au cœur de la foi biblique et en constitue la substance ; c’est pourquoi on parle d’Ancien et de Nouveau Testament (« testament » veut dire alliance). Même si, comme le montre le récit de la vocation d’Abraham, l’élection de quelques-uns leur donne une mission pour l’ensemble des « nations » et a donc une visée universelle, il n’en demeure pas moins qu’elle leur confère un privilège et une supériorité. Ceux qui s’estiment « choisis » par Dieu ont souvent la conviction qu’ils détiennent le monopole de la révélation et que Dieu se rencontre uniquement dans l’alliance dont ils sont bénéficiaires.

Cette conviction ne génère pas forcément de la violence envers ceux qui se trouvent ou se mettent hors du pacte. On peut la refuser soit par principe (parce qu’on n’admet pas ce que Castellion nomme le « forcement des consciences »), soit pour des raisons pratiques (on ne veut pas recourir à un remède aux conséquences pires que le mal). Mais, dans le meilleur des cas, on échappe difficilement à cette bienveillance condescendante que Rabaut Saint Etienne stigmatise en 1789 lors du débat sur les Droits de l’homme. « Ce n'est pas, dit-il à la tribune de la Constituante, la tolérance que je demande, mais la liberté […] La tolérance ? Je demande qu'il soit proscrit […], ce mot injuste qui ne nous présente que comme des citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne ». Dans la même ligne, l’année suivante, en 1790, le président George Washington écrit à une communauté juive : « On ne parle plus de tolérance comme si les uns devaient à l’indulgence des autres la possibilité de jouir des droits naturels inhérents à toute personne ». Quand on se contente de « tolérer » l’autre, on ne lui rend pas justice ; on lui permet d’être ce qu’il est, sans pleinement reconnaître qu’il en a le droit. Paradoxalement, celui qui tolère est, en son fond, intolérant.

Le monothéisme de la création

Création ne désigne pas ici un acte ou un événement initial qui aurait, au début ou au commencement, mis en route l’univers et son histoire. Il ne s’agit pas d’un moment primordial mais du lien permanent, celui d’un enracinement commun, que l’ensemble de ce qui existe entretient avec Dieu. Que Dieu soit créateur signifie qu’il est le Dieu de l’Univers en sa globalité. Il ne réserve pas à quelques-uns sa parole, sa présence et son action, il intervient et se manifeste partout. Tous les êtres sont pour lui sur le même plan, sans considération de race, de nationalité ou de religion. Personne n’est privilégié ni désavantagé.

On pourrait penser que le thème de la création favorise plus l’ouverture aux autres que celui de l’alliance. En fait, on est vite conduit à une intolérance qui réprouve et réprime les singularités parce qu’on y voit une atteinte à l’unité et à la concorde. L’idéal universaliste risque d’engendrer un conformisme étouffant où ce qui distingue les individus et les groupes ne trouve pas de place. Quand, à la suite de Toynbee, on estime que toutes les religions disent au fond la même chose, on les vide de leur contenu propre pour ne garder que quelques vagues généralités ; on réduit leurs spécificités à des apparences superficielles. Dans les milieux qui militent pour un œcuménisme intra ou inter religieux, on culpabilise volontiers ceux qui s’écartent du consensus ; on voit dans la différence sinon un « crime » (ce que dénonce Rabaut), du moins une faute. De même, dans la République française, le principe de l’égalité de tous les citoyens (qui est positif) pousse à niveler, voire à éradiquer, la pluralité de leurs cultures (ce qui est dommageable) ; on a de la peine à reconnaître en tant que tels les bretons, les basques, les alsaciens ou les corses. Dans l’universalisme, tout le monde s’embrasse et chacun se perd, comme le note Lammenais. Paradoxalement, celui qui veut tout concilier et unifier est, en son fond, intolérant.

Monothéisme et pluralisme

Si le particularisme de l’alliance risque d’inciter à éliminer ce qui ne relève pas d’elle, l’universalisme de la création court le danger de vouloir supprimer ce qui distingue. Dans les deux cas, on a la menace d’un totalitarisme intolérant qui rejette l’altérité, soit en l’excluant soit en l’absorbant.

Heureusement, dans le monothéisme chrétien, les deux thèmes coexistent, s’affrontent et se corrigent mutuellement. Celui de la création empêche que le Dieu de l’alliance ne devienne sectaire et exclusif : le Dieu de mon groupe est le Dieu de tous ; personne n’en a le monopole, ce qui, en principe, devrait détourner du rejet, en son nom, de celui qui appartient à une communauté et à une religion différentes. Le thème de l’alliance empêche que le Dieu de tous ne devienne général et impersonnel ; il est celui qu’on rencontre dans son existence d’une manière à nulle autre semblable, dans une alliance spéciale. Toutefois, la relation vivante et unique qu’on a avec lui n’interdit nullement qu’il ait des liens différents, mais tout aussi vivants et uniques, avec n’importe laquelle de ses créatures. S’il se révèle et agit dans une histoire singulière (celle de l’exode, celle d’Israël, celle de Jésus), il est aussi engagé dans d’autres histoires singulières, ce que suggère un texte d’Amos (9,7) : « N'êtes vous pas pour moi comme les éthiopiens, fils d'Israël, dit l'Éternel. N'ai-je pas fait sortir Israël du pays d'Égypte, comme j'ai fait sortir les philistins de Kaphtor et les syriens de Qir ? ». Il n’y a ni une révélation exclusive ni une révélation générale, mais une multiplicité de révélations particulières.

La conjonction polémique de l’alliance et de la création a pour effet que le monothéisme n’implique pas forcément une uniformité religieuse, qu’elle soit obtenue par élimination de ce qui ne relève pas d’une alliance précise ou par incorporation dans un universalisme indifférencié. Il ne s’agit nullement d’harmoniser les deux thèmes dans une synthèse qui les neutraliserait et les figerait, mais de les comprendre et de les vivre dans une tension critique qui évite à la fois que l’unité détruise la pluralité et que la pluralité fasse obstacle à l’unité. L’intolérance ne découle pas de la foi en un Dieu unique (Israël), uni (tri-unité du christianisme traditionnel) ou un (Islam), mais de la croyance en une seule révélation (ou alliance) qu’elle soit restreinte dans des limites strictement définies ou qu’elle englobe l’ensemble des êtres.

Deux trios

Trois sages exposent, avec beaucoup d’amitié et de considération mutuelles, leurs religions respectives à un « gentil » (un non croyant) qu’ils veulent convaincre, tel est le sujet d’un livre de Raymond Lulle (13ème siècle). Trois frères, dont chacun se prétend le seul héritier légitime et se dresse contre les deux autres, demandent à un juge de les départager, tel est le thème du conte des trois anneaux dans Nathan le Sage de Lessing (18ème siècle). À cinq siècles d’intervalle, ces deux histoires de trio s’interrogent sur les relations entre judaïsme, christianisme et islam. Elles laissent, l’une et l’autre, la conclusion en suspens. Chez Lulle, on ignore le choix que fait le « gentil » et les trois sages continuent à cheminer en devisant (ils préfèrent, semble-t-il, leur dialogue à une conclusion qui y mettrait fin). Le juge de Nathan renvoie la sentence à la fin des temps ; il préconise, en attendant, une morale provisoire qui ne réconcilie pas les frères ennemis mais devrait les détourner du pugilat. Si Lulle est sans doute plus angélique et Lessing plus réaliste, ils nourrissent tous les deux l’espoir qu’on puisse co-exister pacifiquement ou, mieux, s’ouvrir aux autres tout en restant différents. Le binôme, à la fois duo et duel, de la création et de l’alliance peut favoriser une vie commune, avec certes des mésententes, mais aussi avec des échanges qui stimulent et aident à avancer. Éviter les logiques mortifères de l’intransigeance et du fanatisme devient alors envisageable.

André Gounelle, pasteur et théologien
professeur émérite de la Faculté de théologie protestante de Montpellier
La Revue des Cèdres
Lausanne

feuille

 

André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot