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Religion et superstition, les deux sœurs

 

1. Des jumelles ennemies

J’imagine la religion et la superstition comme deux soeurs qui cheminent ensemble, côte à côte, tantôt complices ou de connivence, et c’est grave, tantôt en se disputant ou en se chamaillant, et c’est mieux. Je suis incapable de désigner l’aînée, de déterminer celle qui est venue en premier : faut-il voir dans la superstition une religion déformée, pervertie, qui a mal tourné, soeur cadette indigne et jalouse d’une belle sœur aînée, ou, au contraire, doit-on considérer la religion comme une superstition critiquée, redressée, épurée, sœur cadette ayant su corriger les défauts et redresser les égarements de la sœur aînée ? Voltaire, parlant de mère et de fille plutôt que de sœurs, a écrit que « la superstition est à la religion ce que l’astrologie est à l’astronomie : la fille très folle d’une mère très sage ». Ne pourrait-on pas soutenir, au contraire, que l’astronomie naît de l’astrologie, la religion de la superstition, et qu’elles sont les filles très sages de mères très folles ? Je n’en sais rien et la précédence ou l’antériorité ne me paraissent pas avoir grande importance. Voyons donc dans la religion et la superstition des sœurs jumelles proches et rivales, allant toujours de pair sans jamais cesser de se quereller voire de se combattre.

Cette relation de proximité et d’antagonisme, on l’a signalée depuis très longtemps. Platon, Cicéron et Sénèque la mentionnent dans le monde gréco-latin ; pour eux la superstition est une religion abusive, outrancière, exagérée (c’est d’ailleurs peut-être le sens étymologique du mot). Au troisième siècle, des auteurs chrétiens définissent la superstition comme un culte religieux déréglé en l’opposant au culte raisonnable préconisé par l’apôtre Paul. Pendant le Moyen Age et la période classique, on contraste soigneusement la superstition, culte indu, idolâtre et pervers, d’avec la « religion pure et sans tâche » dont parle l’épître de Jacques. Ainsi selon Thomas d’Aquin et Calvin, la superstition divinise ce qui n’est pas vraiment divin, elle sacralise des objets, des êtres ou des événements du monde ; elle confond le Créateur avec des créatures. À partir du dix-huitième siècle, thème qu’on trouve, entre autres, chez Kant, on définit la superstition par son rejet de la rationalité dans le domaine physique ou matériel. Elle est entièrement infectée par la magie qu’elle cultive et favorise. Au contraire, véritable religion en est exempte ou, en tout cas, la combat, cherche à l’éliminer et a la capacité de se faire raisonnable, de s’allier avec la raison. Superstition et religion se distinguent par leur attitude envers la rationalité, par la place et la légitimité qu’elles lui accordent.

Dans les cas que je viens d’évoquer, on ne veut surtout pas confondre, assimiler, identifier religion et superstition. On les affirme différentes, mais, en même temps, on reconnaît la difficulté de les dissocier. On constate qu’il y a entre elles des liens intimes. La superstition infecte la religion, parce qu’elle en est proche parente, parce que l’une ne va jamais sans l’autre. Beaucoup de théologiens et de philosophes voient dans la superstition une plus redoutable et pernicieuse que l’incroyance à cause de cette proximité ou de cette parenté. Ainsi Diderot affirme que « la superstition est plus injurieuse pour Dieu que l’athéisme ».

Comment comprendre cette distinction irréductible et cette implication mutuelle ? Je crois qu’elles viennent de la structure même de la foi ou de l’acte de croire qui comporte deux pôles, nécessaires et complémentaires, mais aussi adversaires et opposés. D’un côté, premier pôle, la foi, ou l’acte de croire, se situe toujours en excès par rapport aux croyances, doctrines et rites. D’autre part, la foi, ou l’acte de croire, s’incarne, se concrétise dans des croyances, doctrines et rites. Quand le premier pôle l’emporte, la spiritualité domine dans la religion, lorsque le deuxième pôle éclipse le premier, alors c’est la superstition qui prévaut.

Une remarque sur le vocabulaire. J’utilise trois termes (superstition, religion et foi) aux sens très variables selon les contextes, les époques et les auteurs. Si superstition est en général une notion négative, péjorative, on ne la définit pas toujours de la même manière. Par religion tantôt on entend la même chose que la foi, à savoir l’acte de croire ; tantôt ce mot désigne un ensemble de structures et d’institutions, croyances, doctrines, rites, pratiques ; enfin, parfois, en particulier chez des théologiens protestants allemands du siècle dernier comme Barth et Bonhoeffer, religion s’oppose à foi et équivaut presque à superstition. Cette imprécision du vocabulaire complique la tâche. Les mêmes mots ne recouvrent pas pour tous les mêmes réalités. J’ai conscience qu’on peut légitimement comprendre et utiliser ces mots autrement que je ne le fais. Dans ce domaine, il n’y a pas de règles absolues, mais les fluctuations du langage ne doivent pas empêcher de s’exprimer, de s’écouter, de communiquer.

2. L’excès de la foi

J’ai intitulé mon deuxième point « l’excès de la foi ». La foi se caractérise par l’excès du croire et la superstition par l’excès de la croyance.

Pourquoi parler d’excès du croire ? Parce que la foi, ou l’action de croire, excède et déborde toujours les catégories qu'on lui applique. Elle échappe en partie aux systèmes d'explications qui tentent d'en rendre compte. Elle ne se laisse pas installer dans des cadres; elle leur résiste et les transgresse. Elle ne se réduit pas à un système de doctrines, de rites et de pratiques. Le « croire » se réfère à Dieu ou à une transcendance. Il implique une relation avec quelque chose ou quelqu’un qu’on ne peut pas cerner ni domestiquer, qui reste irréductible à toutes nos représentations, qui dépasse tout ce que nous pouvons en dire et le culte que nous lui rendons. Dieu, le Dieu qui suscite la foi, auquel on est appelé à croire, diffère toujours et se situe au-delà de notre religion.

À cet égard, il existe une différence considérable entre la foi et le savoir, entre la religion et la science.

 Le savoir à un triple objectif ou un triple idéal, qu'il n'atteint jamais complètement, mais qu'il s'efforce d'approcher le plus possible : il vise l'adéquation, l'homogénéité et l'objectivité. D'abord, l'adéquation. Il veut aboutir à une représentation aussi exacte et fidèle que possible de l'objet étudié. Il entend en donner une image d'une conformité sinon totale, du moins très grande. Ensuite, l'homogénéité. Le savoir tente d'éliminer l'inconnu, l'inexpliqué, l'anomalie. Il cherche une compréhension de la réalité qui soit globale, uniforme et cohérente, qui ramène tout à la règle, à la loi, à la norme et où l’extraordinaire n’ait pas de place. Enfin, l'objectivité. Le savoir redoute la subjectivité; il donne un rôle minime, voir nul à l'individualité de celui qui sait. Les constats, les calculs, les théories, les conclusions scientifiques doivent s'imposer par leur rationalité ou leur évidence propre. Leur validité ne dépend pas, ou ne dépend que peu de la personnalité du savant.  

Il en va tout autrement du croire. Il se réfère à une transcendance, c'est-à-dire à une réalité qui demeure, en tout état de cause, étrange, mystérieuse, indescriptible. Elle ne se laisse pas ramener au connu, au constatable, à l'observable. Elle nous échappe en grande partie. On ne peut pas la comprendre totalement ni la dire justement ou précisément. « Nul n’a jamais vu Dieu », écrit l’apôtre Jean. « Il dépasse toute intelligence », précise l’apôtre Paul. « Ses voies ne sont pas nos voies ni ses pensées nos pensées » déclare le prophète. On n'arrive pas à le comprendre ni à le décrire, on parvient à en témoigner. Le témoignage a une forte dimension subjective, il engage personnellement celui qui le rend.

On ne connaît jamais tout de Dieu et on ne peut pas le manipuler. Pour le plus pieux des croyants, pour le plus savant des théologiens, pour le plus consacré des religieux, il demeure surprenant, déconcertant, il n’est jamais entièrement conforme à ce que l’on attend, jamais totalement semblable aux idées et doctrines qui tentent de le décrire ou de le définir. Dans la Bible, il opère souvent des ruptures et agit en infraction à la religion établie qui voudrait régenter le "croire". Ceux qui s'inscrivent rigoureusement dans un ordre religieux, les prêtres, les pharisiens se voient contestés par les prophètes. Et les évangiles donnent en exemple de foi des exclus, des marginaux par rapport à l'ordre religieux, des païens, des péagers, des prostituées, sans pour cela exclure ou nier la foi de ceux qui vivent dans le judaïsme orthodoxe. La foi se manifeste tantôt dans l'obéissance et la conformité, tantôt dans la révolte et l'étrangeté. Elle ne cesse de brouiller les catégories, les classements, les indices. Elle ne dédaigne pas les cadres établis, mais ne s’y laisse pas enfermer. C’est en ce sens qu’on parle d’excès : ce mot désigne ce qui ne se confine pas dans les règles, ce qui franchit les lignes de démarcation, ce qui sort des emplacements assignés.

Dans la superstition, l’excès se déplace, il se transfère du croire à la croyance, il ne concerne plus seulement Dieu, ou l’objet de la foi, mais aussi les expressions et les manifestations religieuses. L’excès du croire implique que les croyances et les rites ne coïncident pas avec la foi, que Dieu se situe au delà de nos représentations et pratiques qui sont toutes imparfaites et relatives. Dans la superstition, on oublie, on ne perçoit plus cette distance et différence. On sacralise, on absolutise, on divinise les doctrines et les pratiques rituelles, on estime qu’elles appartiennent au surnaturel au lieu d’y voir des moyens naturels pour désigner, évoquer le surnaturel et y renvoyer. Du coup on estime qu’elles ne relèvent pas des mécanismes habituels du monde et d’une pensée rationnelle. Parce qu’elles se rapportent à un objet excessif, exorbitant, dirait Alain Houziaux, on leur attribue une valeur exagérée et outrancière. Quand nous pensons que nos doctrines décrivent exactement l‘être de Dieu au lieu de l’évoquer toujours de manière approximative, quand nous estimons que nos rites ont le pouvoir de le convoquer, de le rendre présent, de l’assigner à résidence, quand nous croyons que nos prières au lieu de nous mettre en relation avec Dieu nous permettent d’utiliser sa puissance pour obtenir quelque chose, alors nous frôlons la superstition ou nous y tombons.

Je rejoins les penseurs que j’ai mentionnés dans ma première partie, qui dénoncent dans la superstition une religion déréglée, outrancière. Elle ne reconnaît pas à la raison son domaine propre, elle ne distingue pas Dieu de ce qui sert à l’exprimer. Elle divinise ce qui n’est pas Dieu, et confond spiritualité et magie. Il y a superstition quand on oublie que Dieu seul est Dieu, comme le répète inlassablement le Réformateur Zwingli ; seul Dieu est divin, seul il est sacré ; personne ni rien d’autre ne l’est.

3. La foi incarnée

J’en arrive à mon troisième point qui va porter sur l’incarnation ou les incarnations de la foi. La superstition, ai-je dit, naît de l’excès de la croyance, que j’ai distingué de l’excès du croire. Si on accepte cette analyse, on est assez naturellement conduit à se demander : la foi a-t-elle vraiment besoin des croyances et des pratiques religieuses ? Ne peut-on pas la débarrasser de tout ce qui l’encombre, la pollue, et parvenir, par tout un processus de dépouillement et d’élévation, à une religion entièrement spirituelle et intérieure, sans dogmes, sans rites, sans lieux, temps ni objets sacrés ? Cette idée ou cet idéal se rencontre chez des mystiques, chez ceux qu’au seizième siècle on appelle les spiritualistes ; au dix-septième les quakers préconisent une vie spirituelle qui ne comporte ni doctrines ni sacrement ; pour eux la foi se nourrit d’un recueillement méditatif silencieux (ils se méfient de la parole) et débouche sur une action éthique humanitaire (engagement à aimer et à aider autrui). Aux dix-huitième et dix-neuvièmes siècles, des protestants libéraux vont dans ce sens. Rejoignant certains courants de la philosophie des Lumières, ils aspirent à une religion qui soit pur élan de l’âme, ouverture muette à un mystère qu’on renonce à exprimer, à concrétiser et même à symboliser parce que chaque fois qu’on veut lui donner une figure ou une forme, on tombe immanquablement dans le dogmatisme et la superstition. « En silence, vénérez l’insondable » disait Goethe. On trouve aujourd’hui des propos voisins chez des penseurs qui n’appartiennent pas à la culture occidentale ni à la tradition chrétienne. Je pense, par exemple, à Krishnamurti, un maître de spiritualité, mort en 1986, qui, dans de très belles pages, plaide pour une religion de l’ineffable et de la vacuité parce que l’inconnaissable, qui se situe au coeur de la véritable piété, ne peut pas être ramené au connu. On perçoit le sacré ou, plus exactement, il se fait sentir directement. Les dogmes, les cultes, les pratiques, les discours et même la pensée sont des pièges qui transforment la religion en superstition. Selon lui, « l’esprit religieux » refuse et contredit « l’esprit des religions ».

Ces thèmes me laissent perplexes et partagés. D’un côté, ils me plaisent, me séduisent et j’en sens la pertinence. Je trouve, par exemple, que dans le christianisme, les sacrements occupent une place démesurée au détriment d’une piété profonde et intime faite de recueillement et j’ai souvent souhaité que dans ma propre église, on leur accorde moins de poids et d’importance. Les cérémonials et rituels religieux m’agacent ou m’irritent, j’ai le sentiment que le secondaire et l’accessoire y masquent le principal et détournent de l’essentiel. Dans les entretiens interconfessionnels, orthodoxes, catholiques et protestants me semblent trop souvent victimes d’un fétichisme dogmatique qui s’apparente à la superstition parce qu’il confond la vérité avec nos essais pour l’exprimer.

De l’autre côté, je reste réticent. Je ne crois pas possible une foi ou une religion purement intérieure, sans signes, sans rites, sans concrétisation. Elle me paraît une utopie irréalisable, même si elle m’attire. Nous ne sommes pas des anges, comme le rappelait Pascal, mais des êtres charnels, matériels ; ce n’est pas forcément un défaut ou une infériorité. Nous avons besoin de rythmes et de marques, de formules et de cérémonies, de temps et de lieux sinon sacrés du moins orientés vers le sacré. Comme l’a écrit au début du siècle dernier, le pasteur Charles Wagner, « spiritualiser ce n’est pas volatiliser » ; autrement dit, il nous faut vivre et développer notre spiritualité en lui donnant des formes concrètes et non en les refusant, en les rejetant et en les éliminant. La foi ne se situe pas seulement dans l’invisible ou dans l’immatériel, ce qui la couperait des réalités et la rendrait évanescente et fantomatique. Elle n’est pas autiste, sans contact ni rapport avec autre chose qu’elle. Bien sûr « nul n’a jamais vu Dieu », néanmoins il y a des personnes et des choses qui nous permettent de l’entrevoir ou de le sentir ; il y a des textes et des gestes qui nous empêchent de l’oublier.

Vouloir supprimer les expressions corporelles ou matérielles de la foi n’est pas sans inconvénient. La valorisation de l'intériorité ou de l'authenticité et le mépris pour les manifestations religieuses (cérémonies, célébrations) ont fait disparaître des points de repère et d'accrochage souvent nécessaires; on supprime ce que, pour reprendre une expression de Calvin, on pourrait appeler des béquilles. Ainsi, on a voulu faire du baptême et de la Cène des signes d'une foi mûrie, confirmée, et leur enlever toute dimension sociologique et magique. On ne s'est pas demandé si les sacrements n'aidaient pas la foi à vivre, à avancer, à se développer, à aller plus loin qu’une cérémonie en partie superstitieuse. On a voulu des célébrations de Noël expurgées de tout élément folklorique, sans s'interroger sur la signification du folklore pour la structuration de l'être humain.

Dans tous ces cas, on constate la même erreur. Qu'il y ait un excès du croire par rapport aux croyances, surcroît du spirituel par rapport aux forme religieuses signifie que la foi et la spiritualité débordent leur concrétisation, mais également les habitent. Ce qui déborde se trouve au dedans, même s'il n'y est pas enfermé ou confiné, et ne se situe pas seulement au dehors, à l'extérieur et ailleurs.

Pour le croyant, Dieu est une "présence transcendante". En insistant sur l'excès ou le surplus du croire par rapport aux croyances, on défend la transcendance et l'altérité, on empêche qu'elles soient absorbées, englouties, éliminées par les structures et les objets du monde. Dieu ne se confond jamais avec des choses, des événements et des rites En soulignant l'incarnation du croire, on défend sa présence, son inscription dans le concret, le quotidien et le banal. La foi souffre et meurt tout autant d'une religion qui l'asservit et qui en fait une superstition que de l'absence de religion qui la fait s’évanouir dans des nuages inconsistants.

Conclusion

La superstition est une religion qui donne une trop grande importance aux doctrines, aux rites, aux pratiques ; l’excès du croire s’y transforme en excès de la croyance. La religion n’élimine cependant pas la superstition en supprimant doctrines, rites et pratiques, mais en apprenant à bien les utiliser, c’est à dire à les critiquer, à les discuter, à en montrer la relativité. Les croyances sont des outils plus ou moins performants, des instruments plus ou moins adaptés, mais jamais parfaits pour exprimer et concrétiser la foi. On tombe dans la superstition quand on en fait des objets de foi. On tombe dans l’illusion quand on croit que la foi peut se dispenser de recourir aux outils et aux instruments fournis par la religion. Entre ces deux écueils, celui de la superstition et celui de l’évaporation, la foi doit se frayer son chemin.

André Gounelle
contribution à P. Gaudin, A. Gounelle, M. Serfaty,
La religion est-elle une superstition ?
 
(sous la direction d’A. Houziaux), Éditions de l’Atelier, 2005

 

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot