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Éclipse et retour
de la doctrine de la création

 

1. L'éclipse de la doctrine de la création

À la veille et surtout au lendemain de la seconde guerre mondiale, la doctrine de la création a subi, en théologie chrétienne une éclipse. Il s'agit, certes, d'une éclipse relative, partielle et non totale. Ce thème ne disparaît pas complètement. Personne, dans le monde chrétien, ne nie ni ne rejette explicitement la création. On ne l'expulse pas du credo. On continue à y faire allusion. Mais on s'en occupe peu; on l'estime accessoire et secondaire; elle ne joue plus un rôle significatif; on ne la présente plus comme l'une des doctrines qui structurent la foi. On ne lui consacre aucune étude importante. Seuls en parlent des ouvrages qui ne peuvent pas l'éviter, parce qu'ils veulent rendre compte de l'ensemble de la foi chrétienne (je pense, par exemple, à la Dogmatique de Barth, à celle de Brunner et à la Théologie systématique de Tillich). Dans la recherche vivante, bouillonnante, parfois brouillonne et anarchique, des années 60-70, on ne s'y arrête guère. Significativement, quand en 1979, le journal Le Monde demande à une trentaine de chrétiens d'horizons divers d'exprimer dans ses colonnes leur foi, seuls quatre ou cinq mentionnent la création (ces textes ont été publiés au Seuil sous le titre Une brassée de confessions de foi).Un article de 1972 de G.S. Hendry, publié dans Theology Today signale ce délaissement de la création. Il commence ainsi : "La création n'intéresse plus les théologiens, et a cessé d'avoir une signification quelconque pour la foi du plus grand nombre des fidèles". En 1976, dans la revue Communio, le Père Martelet, un théologien catholique à la fois classique et ouvert, affirme : "la création comme donnée première de la foi a presque disparu de l'horizon du dogme" ; dans la revue jésuite Études, le Père Marlé, un spécialiste de la théologie allemande contemporaine, écrit en 1981 un article intitulé "La création une doctrine périmée ?" où il pose la question suivante : "La doctrine chrétienne de la création est-elle encore tenable aujourd'hui ? Présente-t-elle un intérêt autre que de fidélité à la foi reçue ?". Enfin, le théologien protestant lausannois Pierre Gisel écrit en 1980 : "nous vivons ... le retrait de la création".

Je ne m'étends pas plus sur ce constat. Il pose évidemment la question suivante : pourquoi cette éclipse de la création ? Comment l'expliquer, à quoi faut-il l'attribuer ? Il me semble que six facteurs se sont conjugués pour la provoquer, ou, en tout cas, l'ont favorisée.

1. Les études bibliques.

Paradoxalement, il faut mentionner, en premier lieu, les travaux des spécialistes de la Bible. À première vue, on serait tenté de dire qu'au contraire, ils ont lutté contre l'éclipse de la création. En effet, durant la période considérée, ils publient de nombreuses et importantes études sur la Genèse, en particulier sur les premiers chapitres. Mais quand on les examine de près, on s'aperçoit que ces études s'intéressent essentiellement à deux questions :

1. D'abord, elles s'interrogent sur la relation entre les textes bibliques et les récits des origines qui avaient cours dans le monde environnant Israël. Elles s'efforcent de dégager un ensemble de ressemblances et de différences significatives pour faire apparaître comment les écrivains bibliques ont utilisé et transformé le matériel mythique que leur fournissait la culture ambiante. Toute une série de comparaisons et de confrontations permettent ainsi, je cite Daniel Lys, "de voir... comment l'Ancien Testament a utilisé la culture proche orientale pour parler de son Dieu de manière originale". On pense, hypothèse d'ailleurs féconde, que la Bible se sert du langage mythique pour dire un message spécifique, et qu'en étudiant ce langage on dégagera la spécificité, la pointe, l'essentiel de ce message.

2. Ensuite, à côté de ces comparaisons, les travaux vétéro-testamentaires cherchent à déterminer la place et le rôle de la création dans la théologie et la foi d'Israël. Plus précisément, ils se sont demandés comment l'affirmation du Dieu créateur s'articulait avec celle du Dieu sauveur. Ils ont abouti à une conclusion très généralement acceptée dans les années 60-75, et que l'on a parfois considéré comme définitivement acquise, à savoir que la création n'est pas un élément premier et déterminant de la foi d'Israël, mais second et dérivé. Israël aurait été amené à reconnaître et à confesser que Dieu a créé l'univers à partir d'une réflexion sur son action dans l'histoire en faveur de son peuple. Le thème de la création dépendrait donc de celui du salut; il en serait l'extension, le prolongement, la conséquence. Dans un article publié en 1958, le célèbre vétérotestamentaire von Rad défend cette thèse avec beaucoup de vigueur. La création, écrit-il, a seulement une fonction subordonnée. Elle fournit une base pour le message de la rédemption; elle n'est que "l'arrière-fond qui met en valeur le salut". Autrement dit, la création que l'on place habituellement au début et au principe représente seulement un aboutissement, "un résultat non un premier terme" (pour reprendre un terme de Pierre Gisel), le premier terme étant constitué par la sortie d'Égypte et l'exode, événements de salut et de libération.

De leur côté et parallèlement, les spécialistes du Nouveau Testament soulignent qu'on y parle rarement de la création et qu'elle n'y a pas grande importance. Selon une expression un peu exagérée de Berdiaev, l'évangile fait silence sur ce point. Cullmann soutient que les confessions de foi de l'Église primitive concernent uniquement Jésus en tant que sauveur. Selon lui, la mention de la création ne s'introduit que tardivement dans les formules et définitions chrétiennes; on ne l'y insère que lorsque la rencontre et la confrontation avec la philosophie grecque obligent les chrétiens à se préoccuper du cosmos et à dire ce qu'ils en pensent, ce qu'ils croient à son sujet.

Si les biblistes ont effectivement travaillé sur la création, ils en ont néanmoins favorisé l'éclipse. En effet, ou bien ils y ont vu une manière de parler, un langage culturel adopté et adapté par Israël pour dire son message propre, et non un élément constitutif de ce message; ou bien, ils en ont fait un présupposé de l'affirmation centrale et décisive du salut; ou bien, ils l'ont considérée comme un thème imposé à la réflexion chrétienne du dehors par la pensée païenne. Les spécialistes du Nouveau et de l'Ancien Testament ne cessent alors de dire aux dogmaticiens que la création ne joue qu'un rôle subalterne dans les écritures canoniques, qu'elle n'a rien de centrale, qu'elle est une doctrine périphérique et annexe.

2. Les conflits avec la science

Depuis le seizième siècle jusqu'à une époque récente, le théologie et la science se sont affrontées, parfois violemment, à propos de l'origine de l'univers et de questions connexes (l'apparition de la vie, la continuité entre l'animal et l'humain). Au nom du dogme et des récits bibliques de la création, l'Église a combattu les travaux des savants. Elle a défendu et essayé d'imposer par la force la croyance en la littéralité des premiers chapitres de la Genèse. Je cite deux dates significatives :

- d'abord, en 1616, la condamnation de Galilée à Rome, parce que sa cosmologie ne s'accorde pas avec celle de l'Ancien Testament.

- ensuite, en 1925, aux États-Unis, des fondamentalistes américains intentent des procès à des professeurs pour leur interdire d'enseigner la théorie de l'évolution; ils accusaient ces professeurs de faire descendre l'homme du singe, ce qui fait que l'on parle des "procès du singe".

Même s'ils ont en général gagné leur procès devant les tribunaux, les défenseurs des conceptions traditionnelles de la création ont fini par perdre complètement et piteusement cette longue bataille. Aujourd'hui, même les fondamentalistes ne prennent plus à la lettre le récit de la Genèse. Plus ou moins rapidement, les théologies les Églises ont dû reconnaître que sur ce point, elles s'étaient complètement trompées. Elles en ont gardé un goût amer et en ont conçu une grande méfiance envers cette doctrine de la création qui les entraîne sur un terrain culturellement incertain et dangereux, où elles risquent de recevoir des coups qui font mal. Elles ont préféré laisser tout cela de côté, et l'ont fait d'autant plus facilement que les sciences bibliques soulignaient qu'il s'agit d'un thème secondaire dans les Écritures.

3. L'usage éthique

Un troisième facteur a joué : on a utilisé en éthique le thème de la création d'une manière qui l'a rendu très suspect; on s'est appuyé sur lui et on en a tiré argument pour justifier des positions qui suscitent de la réprobation chez la majorité des théologiens.

Ainsi, en Allemagne dans les années 1933-1934, un théologien luthérien et kierkegardien d'envergure, Emmanuel Hirsch distingue très nettement le domaine de la création de celui du salut. Le domaine du salut est régi par la grâce et l'évangile; celui de la création par la raison et les lois du monde. Parmi ces lois de la création, il y a celle de la nationalité, de la race et du sang. Au nom de la doctrine des deux règnes, qui sépare création et évangile, Hirsch prend donc parti pour Hitler et il restera fidèle jusqu'à sa mort en 1972 à l'idéologie nazie. L'exemple d'Hirsch explique, en partie, la réaction violente de Barth contre les théologies de la création.

Autre exemple d'utilisation éthique contestable de la doctrine de la création. Dans le catholicisme, on s'est appuyé sur elle pour affirmer l'existence d'une "morale naturelle" qui s'imposerait à tous les êtres humains en raison de leur humanité et qu'il appartiendrait à l'État de faire respecter. On a ainsi tenté de s'opposer aux évolutions de la société en assimilant le naturel au traditionnel. On a voulu interdire les techniques nouvelles qui changent les habitudes, les mentalités et la manière de poser les problèmes (pensez, par exemple aux débats sur la contraception, avec la distinction entre les méthodes naturelles et non naturelles). Sous le couvert de la création à respecter, à sauvegarder, beaucoup ont adopté des attitudes qu’on a jugées non seulement obscurantiste et rétrogrades, mais aussi impérialistes, puisqu'ils voulaient obliger tout le monde, y compris les non croyants à suivre les règles, les principes et les modes de vie qu'ils considéraient comme justes au nom de leurs convictions religieuses. Cette bataille semblait avoir été perdue, mais elle a pris une nouvelle actualité avec le SIDA que certains considèrent comme la réaction de la nature contre ceux qui ne suivent pas ses règles dans le domaine sexuel.

Ainsi l'utilisation de cette doctrine l'a déconsidérée.

4. Le refus de réfléchir à partir des limites.

Dans les années 55 à 75, on constate l'impact considérable dans le christianisme occidental du livre de Bonhoeffer, Résistance et soumission. Je vous rappelle que sous ce titre, on a publié les notes et lettres écrites par Bonhoeffer dans la prison où l'avaient enfermé les nazis avant de l'exécuter. Ce livre a eu un immense succès; il a été un best seller et a exercé une influence énorme. Bonhoeffer y oppose vigoureusement la foi chrétienne à l'attitude religieuse qui vient la contaminer, la déformer et la dénaturer. L'une des caractéristiques de la religion consiste à utiliser Dieu comme un bouche-trou et de le loger dans les trous de notre savoir. Elle fait appel à lui pour expliquer l'incompréhensible, pour suppléer à nos ignorances, pour fournir une solution aux énigmes que la science n'arrive pas à résoudre. Quand l'homme arrive aux limites de ses connaissances et de son pouvoir, alors il fait intervenir Dieu. À cette manière de faire, Bonhoeffer adresse deux critiques. D'abord, elle a pour conséquence de faire reculer Dieu au fur et à mesure que la science humaine avance. On a de moins en moins besoin de lui, et petit à petit il devient une hypothèse inutile et superflue. Ensuite, la religion situe Dieu aux limites. On le découvre là où l'être humain parvient au bout de ses possibilités et de ses capacités, alors que, selon l'évangile, il est présent et agit au centre de l'existence. La religion ruine l'évangile aussi bien culturellement que spirituellement.

Dans Résistance et soumission, Bonhoeffer ne parle pas de la création. Il la mentionne seulement deux fois, en passant, sans s'y arrêter. Mais, bien évidemment, sa critique touche la manière dont on a compris et exploité cette doctrine dans l'histoire de la pensée chrétienne. On y a vu l'explication de l'origine de l'Univers, problème particulièrement ardu et probablement insoluble pour la science. Avec la création, le croyant se sentait capable d'apporter la réponse à la question sur laquelle butent l'intelligence et le savoir : "pourquoi y a-t-il quelque chose et pas rien ?" Pour qui adopte la perspective de Bonhoeffer, la doctrine de la création paraît la plus vulnérable, celle que la religion contamine le plus facilement. Dans le travail de purification du christianisme que Bonhoeffer et ses disciples veulent entreprendre, il vaut donc mieux l'écarter, au moins provisoirement, car elle risque de fournir à la religion le cheval de Troie qui lui permet d'envahir le christianisme.

5. La théologie existentielle

L'influence, durant la période considérée de la théologie existentielle a joué dans le même sens. Je me réfère ici à Bultmann qui m'en semble le représentant le plus éminent et le plus typique. Bultmann n'aime pas les constructions doctrinales, rituelles ou ecclésiastiques. À ses yeux, ces systèmes représentent des murailles intellectuelles et spirituelles que l'être humain se bâtit afin de protéger sa tranquillité. Il s'en sert pour écarter de lui ce qui risquerait de le troubler, de le déranger et de le bousculer. Nous cherchons toujours à nous mettre à l'abri, à nous garantir, à édifier des remparts contre ce qui pourrait nous inquiéter et nous perturber. D'où le succès des sectes qui, d'une manière trompeuse et illusoire, satisfont à un profond besoin de sécurité. Or, la foi biblique apporte le contraire d'un repos et d'une tranquillité. Elle consiste à se rendre vulnérable à Dieu, à se laisser atteindre, mettre en mouvement et transformer par sa parole. Il ne s'agit pas, pour la foi biblique authentique, de définir des doctrines et des pratiques qui la préservent de toute surprise, mais de se livrer sans réserves et sans aucune assurance à Dieu.

Or, souvent, la doctrine de la création devient un savoir qui masque et neutralise l'interpellation existentielle de la Genèse. Cela arrive quand on pense que cette doctrine concerne les origines, le début du monde, l'archéologie de notre univers, et non pas directement et uniquement notre existence présente. On la considère alors comme un enseignement sur les choses, sur l'ensemble de ce qui existe et non pas comme une question existentielle qui se pose à chacun de nous et à laquelle il faut répondre. Pour Bultmann, les récits bibliques n'entendent nullement nous communiquer des connaissances sur l'origine de l'être, sur le commencement du cosmos. Ils n'expliquent pas la naissance de la réalité qui m'entoure. Ils concernent mon actualité, ma manière de vivre aujourd'hui. Ils ne formulent pas une vérité générale. Ils me demandent si la parole de Dieu vient ou non en premier dans ma vie, si elle est le berechit ou le en arché de mon existence. En confessant Dieu comme créateur, je reconnais que la Parole de Dieu domine ma vie, et non l'ordre des choses ou ma volonté propre. Je cite Bultmann : "l'idée de la création n'est pas une théorie cosmologique qui enseigne à comprendre tous les êtres dans l'unité du tout ... cette idée signifie que je suis au pouvoir de Dieu comme au pouvoir de celui qui me confère la vie et devant qui je ne suis rien". Il ne faut donc pas transformer en doctrine la création. Elle doit rester une parole qui m'interroge, m'interpelle de la part de Dieu et engage ma relation avec lui. Elle n'a rien à voir avec le cosmos, elle ne le concerne pas; elle définit le rapport que dans la foi je noue et je vis avec la parole divine. Ici, la doctrine de la création se trouve entièrement absorbée dans celle du salut; elle ne fait qu'exprimer dans un langage équivoque (et donc à démythologiser) ce que je vis dans ma conversion.

6. L'insistance sur l'eschatologie

Je signale un sixième et dernier facteur qui a détourné de la création: la découverte que l'eschatologie forme le cœur du message évangélique. On attribue en général cette découverte à Albert Schweitzer, qui l'expose dans un ouvrage publié en 1906. Il y soutient que Jésus fut avant tout un prédicateur eschatologique qui annonçait la fin du temps présent et la venue d'un monde nouveau qu'il appelait le Royaume. Cette annonce constitue la bonne nouvelle qu'il a pour mission de proclamer. Selon Schweitzer, l'arrivée imminente du Royaume fournit la clef des paroles, des actes et des comportements de Jésus; quand on a compris cela, tout s'éclaire. D'abord unanimement repoussée par les spécialistes, jugée scandaleuse par les gens d'Église, la thèse de Schweitzer, avec quantité de modifications et de précisions, finit petit à petit à s'imposer à tous. Personne dans les années 60-70 ne la met plus en question. Elle entraîne un déplacement du centre de gravité de la réflexion théologique qui s'intéresse beaucoup moins au passé, à l'archéologie, aux événements fondateurs, et beaucoup plus au futur. On ne comprend plus la foi comme l'anamnèse d'un autrefois à réactualiser, mais comme l'anticipation d'un lendemain attendu et espéré. On demande aux croyants, comme à la femme de Lot, de regarder vers l'avant et non vers l'arrière, de se tourner vers le terminal, vers les choses dernières plutôt que vers l'initial, vers les choses premières. Le thème du Royaume supplante celui de la création.

Voilà donc les six facteurs qui me semblent expliquer l'éclipse du thème de la création. Ils relèvent de démarches, de préoccupations, et de tendances théologiques très diverses. Pourtant, ils ont agi de manière convergente. Ils n'ont pas fait disparaître le thème de la création, mais ils l'ont refoulé, estompé, placé dans l'ombre et l'oubli.

2. Le retour de la création

J'en arrive à ma seconde partie, que j'ai intitulée "le retour de la création". En effet, depuis une dizaine d'années, la situation que je viens de décrire a évolué et on voit des changement s'amorcer. Plusieurs signes manifestent un regain d'intérêt pour la doctrine de la création. En 1980, Pierre Gisel publie aux éditions Labor et Fides un livre important qui, à partir d'une herméneutique très fine et serrée des textes bibliques et d'une enquête plus rapide en histoire des dogmes, essaie d'ouvrir des perspectives nouvelles. En 1981, paraît ma propre étude Le dynamisme créateur de Dieu, où j'expose les thèses des théologiens du Process qui voient dans la création l'élément central et structurant de la foi chrétienne; ils subordonnent le thème du salut à celui de la création. En 1986 et 1987, la revue Foi et Vie publie deux cahiers sur la création ; en 1989, Études théologiques et religieuses programme une série d'articles sur ce thème. Je mentionne également le livre de Moltmann Dieu dans la création (1985), et celui, plus récent (1991), de Jean-Paul Gabus, L'amour fou de Dieu pour sa création. A quoi, il faut ajouter le programme mis en route par le Conseil Œcuménique des Églises, Paix, justice et sauvegarde ou intégrité de la création. Ce retour, cependant, ne fait pas l'unanimité et se heurte à des résistances : celle de Jean Ansaldi, par exemple, qui ne veut pas d'une doctrine de la création autonome par rapport à la christologie ou la sotériologie; celle d'un petit groupe d'anciens étudiants de notre Faculté, qui fait paraître un petit pamphlet L'agitation et le rire contre le programme du Conseil Œcuménique des Églises. Mais d'autres voix se font entendre et un débat s'ouvre à nouveau sur la création, alors qu'auparavant on faisait silence sur ce thème.

Il ne suffit pas de constater un fait. Il faut essayer de le comprendre. De même que je me suis interrogé tout à l'heure sur les facteurs qui ont provoqué l'éclipse de la création, je vais maintenant me demander les raisons qui expliquent ce retour. J'en discerne cinq qui reprennent en partie et qui viennent corriger ou équilibrer les positions passées en revue dans ma première partie.

1. Réexamen des données bibliques.

En premier lieu, le caractère secondaire du thème de la création dans la littérature biblique ne paraît pas aussi bien établi ni aussi évident qu'on l'a cru il y a quelques années. La thèse, naguère dominante dans les études vétérotestamentaires, se voit contestée à la fois outre Atlantique par des exégètes américains, repris par John Cobb, qui voient dans la création un élément spécifique de la pensée biblique et outre Rhin où dans un ouvrage paru en 1976, H.H. Schmid soutient que la foi en la création était beaucoup plus ancienne que les récits de la Genèse, qu'elle existait bien avant que ces chapitres ne soient écrits. Il pense qu'il faut y voir un élément non pas dérivé et accessoire, mais primordial et central de la religion d'Israël. Selon lui, et je cite ici le compte-rendu approbateur de Françoise Smyth dans Études théologiques et religieuses 77/4, "la théologie de la création précède en fait et informe celle du salut".

De toutes manières, le structuralisme et l'analyse systémique ont montré que l'importance d'une doctrine tient à la place qu'elle occupe dans une structure et pas au moment où on la découvre et formule. La datation littéraire ne détermine pas l'importance théologique. Si les textes qui traitent de la création ont été rédigés après ceux qui parlent du salut, cela ne signifie nullement que théologiquement ils en dépendent. De plus, ce n'est certainement pas par hasard qu'on a placé en tête des livres canoniques les récits de la Genèse. Même s'ils sont plus récents, on les a mis au début; comme le souligne justement Pierre Gisel, "cette place a aussi ses raisons théologiques", et il faut en rendre compte. De plus, on ne peut guère distinguer et encore moins opposer dans la Bible la création et le salut. Quand il crée, Dieu le fait en sauvant du chaos; et quand il sauve, Dieu le fait en effectuant une nouvelle création. Il y a, entre ces deux opérations ou ces deux activités de Dieu similitude, voire identité. On peut donc voir aussi bien dans la création que dans le salut la catégorie englobante et dominante pour décrire les diverses interventions divines.

2. La redécouverte des limites

Les propos de Bonhoeffer dans Résistance et soumission ont eu une très grande audience dans les années 60, à un moment où la science connaissait un développement extraordinaire et où la technique avançait à pas de géant. On constatait alors que les connaissances humaines doublaient en volume tous les cinq ans. Des changements considérables intervenaient dans la vie quotidienne avec tous les appareils qui entraient dans les maisons. Rien ne paraissait pouvoir arrêter ni même ralentir cette marche en avant. L'homme occidental avait le sentiment qu'il arriverait à tout expliquer et à tout fair, et qu'il n'y avait effectivement plus de place pour Dieu dans le domaine du savoir. Il estimait que la technique le délivrerait des contraintes de la nature, et que toute éthique qui se référait à cette dernière était réactionnaire, dépassée et condamnée à court terme.

Vingt ans après, science et technique se montrent moins triomphantes et sûres d'elles. Elles rencontrent des limites, peut-être provisoires mais pour le moment infranchissables, en particulier en biologie et en physique fondamentale. On a pris conscience des problèmes que pose, des risques que comporte, des retours de bâton qu'entraîne un usage inconsidéré de la technique. Les catastrophes écologiques rappellent l'importance des équilibres naturels qu'il faut impérativement respecter si on veut survivre. D'autre part, l'humanité se trouve incapable de résoudre ses problèmes économiques et depuis une dizaine d'années on découvre qu'au lieu de progresser vers un bien-être, elle régresse, que, dans bien des parties du monde, la situation devient pire; avec le progrès technique augmente la misère, la faim, la souffrance, et on ne voit pas d'issue, on ne sait pas comment résoudre tous ces problèmes. Chez des savants, plus aux États-Unis qu'en Europe (toujours en retard), s'esquisse une attitude nouvelle. Ils ne voient plus, comme ceux de la génération précédente, dans la métaphysique, qu'elle soit ou non chrétienne, le moyen dont les humains se servent pour camoufler leurs ignorances, ou une réflexion sur des problèmes dépourvus de sens. Ils estiment qu'elle essaie de répondre à une question inévitable qui surgit au cœur de l'enquête scientifique et qui s'impose nécessairement à la pensée. Ils s'interrogent et questionnent les philosophes et théologiens sur "l'envers des choses", pour reprendre une formule caractéristique de la gnose de Princeton (caractéristique parce que la question de Dieu ou de l'Ultime ne se situe pas au delà de la physique, mais en constitue l'envers). Certains soulèvent le problème d'une origine transcendante du monde au lieu de l'éliminer comme naguère. Dans le domaine de l'éthique, celui qui se réfère à la nature ne passe plus pour un rabat-joie, mais pour un sage qu'il importe d'écouter. Ce changement d'attitude n'est certes pas général et le positivisme reste fort dans les milieux scientifiques, en particulier en Europe. Cette évolution peut paraître critiquable et dangereuse pour quantité de raisons. Il n'en demeure pas moins que le climat n'est plus exactement le même et qu'il donne une actualité et une pertinence nouvelles à une réflexion sur la création. Même si on se refuse au dialogue que demandent les scientifiques, même si on disqualifie les perspectives qui s'esquissent, il faut expliquer pourquoi, et donc parler de la création.

3. Les impasses de l'existentialisme

Après les vifs affrontements des siècles derniers entre la science et la foi, la théologie existentielle a proposé une solution qui a paru heureuse et que les chrétiens ont accueilli avec joie et soulagement. Elle séparait nettement les domaines, elle les dissociait même complètement. Selon elle, la révélation biblique délivre un message qui concerne mon existence et ne dit rien sur la réalité objective, tandis que la science acquiert un savoir qui porte sur la réalité objective et ne touche en rien ma vérité ou mon authenticité existentielle. Il y a, d'un côté, la zone du savoir, du fait, de l'autre la région du sens, de la valeur. On avait si bien tracé la frontière qu'on ne pouvait imaginer aucun conflit, aucune interférence, aucune ingérence entre les deux domaines, ce qui arrangeait bien les théologiens en les déchargeant de la lourde et difficile tâche de penser le lien entre les affirmations de la foi et les connaissances humaines.

Pourtant, à la longue, on a découvert les inconvénients et les disfonctionnements qui résultent de cette dissociation :

- D'abord, quelle valeur peut avoir un sens qui ne s'appuie pas sur des faits, qui ne se met pas en corrélation avec un savoir ? En quoi se distingue-t-il d'un rêve ou d'un délire ? Ne conduit-il pas à dire n'importe quoi ? Il faut bien qu'à un moment ou à un autre le sens se confronte avec des réalités pour éprouver son authenticité.

- Ensuite, l'existentialisme vit la foi comme un tête à tête entre Dieu et l'être humain, Dieu appelant l'être humain et l'être humain répondant à Dieu. De ce tête à tête, le monde se trouve absent et exclu. Il n'a aucun rôle à jouer, aucune importance. Comme l'écrit Bultmann, le cosmos est "neutre, il constitue la sphère du pur donné ... il n'est que le cadre dans lequel se déroule ce qui concerne essentiellement l'homme". À l'époque romantique, les amoureux communiaient avec la nature, vibraient avec elle; les clairs de lune, les sources murmurantes, les rossignols participaient à leurs tête à têtes, les enrichissaient et donnaient une dimension universelle à une aventure et à une relation intimes. Chez le croyant bultmanien, rien de tel. Le monde représente pour lui un lieu, un endroit utile parce qu'il nous faut bien poser les pieds quelque part, mais il n'y voit pas une présence ni un sens. Bultmann affirme que "pour la foi chrétienne, le monde est une réalité étrangère ... le cosmos n'est pas la patrie de l'homme". Aussi, dira-t-il que la foi opère une démondanisation. La théologie existentielle est a-cosmique. Elle ne nie certes pas la réalité du cosmos, mais elle ne s'y intéresse pas. Le monde se trouve pour elle hors de l'horizon de la foi. Il fait partie, si je puis dire, des adiaphora, des choses qui sont théologiquement indifférentes.

Or voilà qu'en ce dernier tiers du vingtième siècle, l'humanité rencontre un problème nouveau qui revêt une grande urgence : celui de l'écologie, autrement dit de la manière dont elle habite et aménage le monde, dont elle se conduit à son égard. Devant ce problème devenu obsédant, la théologie existentielle n'a strictement rien à dire. La relation de l'être humain avec son environnement ne la regarde pas, ne la concerne nullement. Elle le renvoie à l'intendance, je veux dire à la technique. Seule une théologie de la création qui prend en compte le cosmos peut, tout en restant modeste, dire quelque chose. Entre l'homme technique et l'homme existentiel, il y a un point commun. L'un et l'autre ont oublié que le monde est bel et bien notre patrie, même si ce n'est que provisoirement. Que nous le voulions ou non, que nous en ayons conscience ou non, nous sommes étroitement liés à la terre, à l'eau, à l'air, aux plantes, aux animaux. De ce fait, nous avons besoin d'une théologie de la création qui brise "l'insularité de la conscience humaine" et instaure une "fraternité avec l'environnement" (A. Dumas), qui nous aide à habiter le monde sans nous en faire l'esclave, mais sans non plus l'asservir. Significativement, notre temps ne se préoccupe plus seulement du problème social des relations inter-humaines, mais aussi de la question écologique du rapport avec la nature. Le titre du programme œcuménique "Paix, justice et sauvegarde ou intégrité de la création" établit un lien entre ces deux préoccupations, les rejoint et les unit. Il introduit une problématique nouvelle que les générations précédentes avaient ignorée ou écartée.

4. La nouvelle quête des origines

Les théologiens ont souligné la dimension eschatologique du Nouveau Testament et de la foi chrétienne au moment même où la culture occidentale insistait sur l'importance du futur. Les années 60-70, en particulier, se caractérisent par ce que l'on pourrait appeler, pour reprendre le titre d'un livre qui eut un gros succès, le choc du futur. L'avenir devient la grande préoccupation et l'objet privilégié de la réflexion des philosophes, des sociologues, des politologues. La prévision, l'anticipation échappent à la divination pour se constituer en science avec la futurologie. La littérature et le cinéma de science fiction développent une imagination et une spéculation sur ce que sera la vie de nos enfants et petits-enfants. Durant les années 60, on estime que le futur ne se caractérise pas par la continuité avec le passé et le prolongement du présent, mais par le changement et la nouveauté. On pense que par rapport aux habitudes et aux mentalités existantes, sa venue allait entraîner une rupture radicale qui ébranlerait, détruirait et transformerait bien des choses. Il fallait s'y préparer, et l'histoire ne pouvait pas le faire; le futur ne pouvait que lui échapper et la déconcerter. On songe donc à réduire sa place dans les programmes scolaires et universitaires, et ceci jusque dans les Facultés de Théologie. A la même époque, on détruit ou on abîme des monuments du passé pour construire du nouveau.

Aujourd'hui, il n'en va plus de même. On a découvert qu'il ne peut pas y avoir de prévision sans souvenir, et qu'il n'existe pas de futur pour qui n'a pas de passé. Il faut de solides racines pour entrer résolument et lucidement dans l'avenir. Respecter l'héritage de l'histoire paraît une nécessité pour préserver l'humain. La quête de l'origine ne répond pas à une curiosité inutile ni ne détourne des tâches à accomplir. Elle concerne directement notre présent et notre avenir. Théologiquement, cela signifie que l'eschatologie se réfère constamment à la création et que la création renvoie sans cesse à l'eschatologie. L'une ne peut pas se comprendre sans l'autre, ce que rappellent actuellement de nombreux spécialistes du Nouveau Testament; ils disent qu'on a accordé une place excessive à l'eschatologie en la coupant des autres thèmes qui l'entourent et lui donnent sens. On n'arrive pas à penser la fin si on ne pense pas en même temps le commencement.

5. L'excès ne disqualifie pas l'usage

Enfin, cinquième et dernière raison, j'ai dit que les théologies de la création se sont beaucoup discréditées par des développements éthiques très contestables. Il s'agit certes de dérives possibles auxquels il importe d'être attentifs. Mais le mauvais usage d'une thème ou d'une doctrine ne disqualifie pas nécessairement ce thème ou cette doctrine, et n'en interdit pas un bon usage. Ainsi, pour reprendre l'exemple de Hirsch, où réside son erreur ? Certainement pas d'avoir réfléchi sur la création et sur les réalités qui commandent les relations entre les groupes humains. Elle réside plutôt dans le fait d'avoir considéré que le sol, le sang, la race, la nation étaient des réalités intangibles, absolues qu'on n'avait pas le droit de contester et de dépasser; il a eu tort de s'appuyer sur la création pour diviser l'humanité en groupes fermés et exclusifs, au lieu d'y voir l'affirmation de l'unité de tous les êtres. De même, les tenants d'une morale naturelle se trompent parce qu'ils attribuent à la création les valeurs et idéaux d'une époque, mais pas en rappelant que l'être humain se trouve devant des limites qu'il ne peut pas franchir (par exemple, celles indiquées par les droits de l'homme).

Voilà donc ces cinq raisons qui me semblent expliquer le retour de la création. Je ne me prononce nullement sur leur bien fondé, sur leur justesse ou leur pertinence. J'ai essayé de décrire et de comprendre ce qui se passe, sans me demander qui a tort, et ce que valent les différents arguments et motifs que j'ai signalés. Qu'elles soient bonnes ou mauvaises, ces raisons poussent à ré-ouvrir le dossier de la création, à y réfléchir à nouveau.

André Gounelle
reprise dans un cours d’un article publié dans
Études théologiques et religieuses, 1989/1.

 

André Gounelle

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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