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Le symbole
langage de la religion

 

Quel rôle, quelle place, quelle signification accorder au symbole dans le domaine de la religion et plus précisément dans celui du discours religieux ? Ma communication va porter sur la réponse qu’apportent à cette question deux théologiens protestants, Auguste Sabatier et Paul Tillich. Auguste Sabatier est né en 1839 à Vallon-Pont d’Arc en Ardèche. Après des études en France, en Suisse, puis en Allemagne, après aussi quelques années comme pasteur de paroisse, il est nommé en 1868 professeur à la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg. Il est révoqué et expulsé d’Alsace par les autorités allemandes en 1873. En 1877, est créée à Paris une Faculté de Théologie Protestante pour remplacer celle de Strasbourg ; il y enseigne et en sera le Doyen jusqu’à sa mort en 1901. Il est le penseur le plus important et le plus influent du protestantisme français du dix-neuvième siècle. Son principal ouvrage s’intitule Esquisse d’une philosophie de la religion. On qualifie de « symbolisme critique » ou de « symbolo-fidéisme » sa théologie, ce qui indique bien le caractère central qu’y occupe la notion de symbole, même s’il lui consacre relativement peu de pages. Paul Tillich est né en 1886 en Prusse. Après ses études, il exerce quelques années le ministère pastoral dans une des paroisses de Berlin ; pendant la guerre 14-18 il est mobilisé sur le front français (batailles de la Somme et de Verdun) ; il enseigne ensuite dans diverses Universités tantôt la théologie tantôt la philosophie (il a un doctorat dans chacune de ces disciplines). En 1933, quelques semaines après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il est révoqué à cause de ses sympathies socialisantes et aussi parce qu’il avait fait sanctionner des étudiants nazis qui avaient molesté leurs condisciples juifs dans sa Faculté. Il part alors pour les États-Unis, où il enseigne successivement à New-York, à Boston (Harvard) et à Chicago jusqu’à sa mort en 1966. Son œuvre principale, dont j’ai assuré la traduction française, s’intitule Théologie systématique. Comme dans le cas de Sabatier, la notion de symbole joue un rôle central dans sa pensée, bien qu’elle n’y soit pas l’objet de longs développements.

Tillich ne cite jamais et n’a probablement pas lu Sabatier. Il y a néanmoins entre les deux théologiens, en tout cas sur ce point, une proximité frappante qu’on a souvent relevé. Elle s’explique très probablement par l’influence de Kant que l’un et l’autre ont lu attentivement et sur lequel ils ont beaucoup réfléchi. Je vais donc partir de quelques propos de Kant dans la Critique de la faculté de juger et dans La religion dans les limites de la raison. J’indiquerai, ensuite, les deux orientations, à la fois voisines et différentes, qu’on peut en tirer, à savoir l’orientation de type allégorique qu’adopte Sabatier et l’orientation que choisit Tillich qu’on qualifie souvent de « tautégorique » (j’expliquerai le sens de ce mot rare et technique).

La conception kantienne du symbole religieux

Je vais simplifier à l’extrême les analyses de Kant et m’attacher à ce qu’on en a retenu sans chercher à donner un exposé d’ensemble de sa pensée sur le symbole ; j’espère que les philosophes et les historiens de la philosophie me pardonneront mes raccourcis et approximations. Comme l’écrit le philosophe néo-kantien Ernst Cassirer (qui a beaucoup réfléchi sur les formes symboliques), il y a symbole quand du spirituel est représenté par du sensible. C’est une définition, sommes toutes, assez banale et courante. Le propre du symbole est d’évoquer au moyen d’un objet perceptible ce qui ne relève pas de la perception sensorielle et lui échappe (par exemple, on figure la justice, valeur abstraite, par une balance, objet concret).

Quand le Nouveau Testament déclare : « personne n’a jamais vu Dieu », il exprime l’expérience commune. Puisque Dieu est invisible, écrit Kant, toute les représentation que nous en avons sont forcément symboliques ; quand on l’oublie, on « sombre dans l’anthropomorphisme ». Il en résulte, selon une formulation qu’on retrouve aussi bien chez Sabatier que chez Tillich, que le symbole est le langage même de la religion. En effet la religion fait percevoir le spirituel à travers des réalités matérielles (tels les rites et sacrements), elle parle de la transcendance avec les mots et les expériences de l’immanence (ainsi font les paraboles), elle s’efforce d’exprimer dans nos catégories de pensée ce qui se situe hors de leur portée, elle essaie de faire entrer quelque chose du noumène dans le monde des phénomènes.

Le langage symbolique n’est pas, comme l’est ou comme voudrait l’être un énoncé scientifique, un décalque de la réalité, qui rend ou qui cherche à rendre exactement ce qu’est une chose. Il ne donne pas un savoir qui permettrait de la connaître et de la décrire kat'alhqeian, en soi, dans sa vérité propre. Son discours ne la présente pas directement, mais indirectement. Il ne peut pas prétendre à une fidélité objective totale ou parfaite, car il parle de son objet en se servant d’un langage qui, pris à la lettre, ne lui convient pas. Le langage symbolique ne fonctionne pas sur le mode de l’adéquation (adequatio rei et intellectus selon la formule classique attribuée à Thomas d’Aquin), mais sur le mode de l’analogie.

Qu’est-ce qu’une analogie ? Classiquement, on répond : une similitude soit de nature entre des choses ou des êtres, soit de proportions, de relations ou de situations ; ainsi quand on dit « l’aigle » pour désigner Napoléon (ce que fait un vers bien connu de Victor Hugo), la similitude ne réside pas dans la constitution biologique ou l’apparence physique, mais dans le comportement (réel ou supposé). Pour le domaine religieux, l’analogie, telle que la comprend Kant et c’est là que résident son apport et son originalité dans la problématique qui nous occupe, ne consiste pas en une ressemblance ; elle se situe dans la pratique engendrée ou suscitée. Le symbole ne relève pas, pour lui, de la qewria (au sens étymologique : regard porté sur les choses telle qu’elles sont ou qu’elles paraissent être), mais du pratico-moral, autrement et plus simplement dit, de l’existence morale concrète ou de la manière de se comporter. Le symbole fournit une analogie dans l’ordre de l’agir et non dans celui du connaître ; il vise à susciter chez l’être humain une « vie bonne ». Il ne permet pas d’entrevoir la réalité à travers des comparaisons et des figures plus ou moins appropriées. Il rend possible de se comporter selon des valeurs inaccessibles au savoir parce qu’elles sont transcendantes et, néanmoins, essentielles pour une existence authentique. Selon Kant, on se trompe, il y a « illusion religieuse », quand on transforme les symboles en dogme, ou, plus précisément, quand on interprète les symboles en un sens dogmatique. Kant prend l’exemple de la formulation trinitaire. On ne doit pas la recevoir comme un savoir surnaturel qui nous dévoilerait l’essence interne de la divinité, qui nous révélerait la structure et la nature de son être intime. Elle n’est pas une ontologie métaphysique spéculative, mais une régulation de la vie croyante. Elle est « ce symbole de la foi qui exprime … la pure religion morale ». « Il s’agit moins de … ce que Dieu est en lui-même, en sa nature, que de ce qu’il est pour nous en tant qu’êtres moraux ». Je traduis à ma manière : quand on voit dans la trinité un dogme qui décrit l’être de Dieu, on se trompe ; en fait, elle concerne le devoir être de l’homme ; elle ne communique pas une connaissance, elle formule une exigence. Elle indique une « tâche », un commandement. Sa vérité est éthique, nullement notionnelle. Il y a analogie non parce qu’elle fournirait une image approximative de Dieu, mais parce qu’elle permet de vivre comme on vivrait si on savait parfaitement ce qu’est ou qui est Dieu. Je passe sur le détail (assez laborieux, à vrai dire) de la démonstration kantienne pour en retenir le thème fondamental : le symbole religieux a une portée existentielle et non cognitive, et, en cela, il correspond bien à la visée de la religion qui veut nous rendre non pas savants, mais bons. Les affirmations dogmatiques ont une vérité d’ordre pratique (« comment vivre ») et ne relèvent pas de la qewria (d’un savoir sur l’être de Dieu).

La compréhension allégorique du symbole chez Sabatier

Les propos de Kant sur la religion sont marqués, au moins en partie, par son éducation dans un milieu luthérien piétiste. Il n’est pas étonnant qu’ils aient eu de l’écho dans la théologie protestante du dix-neuvième siècle. C’est dans la ligne de Kant que Sabatier développe une compréhension allégorique du symbole.

Étymologiquement « allégorique » vient du verbe grec agoreuein qui veut dire « discourir » et du mot allos qui signifie « autre ». Il y a allégorie quand on se sert d’un autre langage que de celui qui correspond à la nature de ce dont on parle, lorsqu’on dit les choses non pas directement, mais indirectement, de manière détournée, en ayant recours à un registre différent. Ainsi, les fables de La Fontaine transposent dans le monde animal ce qui appartient à l’humain.

Si le langage religieux est symbolique et si on voit dans le symbole une allégorie, se pose alors la question : le passage par l’allégorie répond-il à une nécessité, ou relève-t-il d’un procédé pédagogique, peut-être utile, mais nullement obligatoire ? Comme l’écrit Tillich, « peut-on parler sans symboles de ce qui est signifié dans le symbole » ? Peut-on dire et penser en termes propres ce que la religion exprime par le biais de symboles? À cette question, au 17ème siècle, Spinoza répond affirmativement. Dans le Tractatus theologico-politicus de 1670, il expose la thèse suivante : au moyens de récits, de figures et d’images, la Bible vise à susciter une « obéissance » pratique qui est, pour l’essentiel, identique au comportement éthique qui découle de la connaissance exacte du philosophe. Indirectement, à travers des représentations qui n’ont pas de valeur cognitive mais qui possèdent une puissance imaginative et une pertinence morale, la religion prescrit la même « règle de vie » que la philosophie avec ses concepts et ses expressions justes. La difficulté de la démarche philosophique la réserve à une petite élite de sages. La religion sert donc de substitut à la philosophie « en raison de la faiblesse de pensée du plus grand nombre » « incapable de percevoir les choses clairement et distinctement ». Ceux qui n’ont pas les moyens de suivre la voie ardue de la pensée philosophique ont besoin de symboles religieux pour bien vivre. Cependant, l’utilité et l’efficacité de la religion ne l’empêchent pas d’être dangereuse. Elle engendre superstition et fanatisme quand on en transforme ses symboles en dogmes et qu’on leur attribue un statut cognitif identique à celui des énoncés philosophiques. On néglige alors « l’utile pour l’absurde ». La plupart des religions instituées tombent dans ce travers. Dans la même ligne que Spinoza, mais avec moins de profondeur et d’érudition, s’inscrivent plusieurs penseurs des Lumières qui jugent que si la religion est nécessaire pour le peuple, les esprits éclairés peuvent s’en dispenser, car leur pensée leur donne plus et mieux que ce qu’apportent les symboles religieux.

Auguste Sabatier, qui a reçu de Kant, comme il l’écrit, « la science de nos ignorances », n’a pas la même confiance que Spinoza dans la puissance de la raison. Sabatier souligne les limites infranchissables de la connaissance humaine ; elle se heurte à des mystères qui dépassent ses capacités ; elle est enfermée dans ces catégories de l’entendement que sont l’espace et le temps ; l’éternel, le spirituel, le nouménal et le transcendant se situent hors de sa portée. « Pour se représenter le divin, écrit Sabatier, l’homme n’a jamais eu que les ressources qui sont en lui » ; il ajoute : « en somme, nous ne connaissons que nous-mêmes … notre science n’est que la projection de notre conscience au dehors ... ». À la différence de Spinoza, il juge impossible d’exprimer directement, en termes philosophiques ou scientifiques, la réalité transcendante à laquelle renvoient les symboles religieux. Le symbole est donc indépassable et indispensable ; il n’est pas un langage de substitut, mais le seul langage dont nous disposons quand nous voulons dire cet « autre » qu’est Dieu. Sabatier, pour se faire comprendre, renvoie à l’art : ce qu’apporte une sonate de Chopin ou un tableau de Delacroix ne peut pas se communiquer dans un discours cognitif, c’est d’un ordre différent.

Je donne trois précisions sur la pensée de Sabatier :

Premièrement, selon lui, le symbole religieux n’apporte aucun savoir. Dieu demeure un mystère, alors même qu’il se révèle, qu’il se manifeste et que nous faisons, dans la foi, l’expérience de sa présence. Le symbole renvoie à quelque chose ou quelqu’un qui est vraiment autre (d’où l’emploi du mot « allégorique »). Cet « autre » nous reste fondamentalement, ontologiquement, cognitivement étranger, y compris quand il se fait proche et qu’il devient Emmanuel (ce qui veut dire en hébreu « Dieu avec nous »). Le symbole alimente la piété et oriente l’action du croyant ; il ne le rend pas savant. Comme le dit Pascal dans sa quatrième lettre à Mlle de Roannez, les manifestations de Dieu sont en même temps révélation et occultation. En effet, elles n’ont pas pour but de donner des connaissances, mais de permettre, de susciter ou de guider ce que Kant appelle une vie bonne ; Sabatier parlera plutôt d’une « relation vécue et ressentie » avec Dieu qui engendre une piété à la fois spirituelle et active.

Deuxièmement, tout autant que Spinoza, Sabatier a conscience du danger que court toute religion : celui d’oublier qu’elle n’est pas une science, de prendre ses symboles à la lettre, en les transformant ainsi en idoles selon une expression bien postérieure, elle est de Ricœur. Bien souvent, les Églises ont enfermé leur fidèles dans une prison théologique, en les soumettant à « l’esclavage des symboles » imposés comme des formulations exactes de la vérité transcendante, alors qu’ils n’en sont que des approximations dépendantes de leur contexte culturel. Sabatier mène une lutte résolue contre le dogmatisme aussi bien des diverses orthodoxies traditionnelles catholiques ou protestantes que des versions rationalisantes du christianisme qui fleurissent à son époque dans les courants dit libéraux ou modernistes. Il y voit les deux aspects opposés de la même erreur, celle de prendre les symboles pour des dogmes, celle de transposer dans le registre du savoir ce qui relève de l’esprit.

Troisièmement, Sabatier s’est interrogé sur la valeur du langage symbolique par rapport au langage scientifique. Sa position est mitigée. D’un côté, le symbole a une certaine supériorité, car il permet au cœur et à l’âme de s’exprimer, il rend possible de parler de ce qui dépasse le monde des phénomènes. À travers lui, se disent ou tentent de se dire le sens, la raison d’être et de vivre, qui ne relève pas des démarches ordinaires du savoir. Il crée entre les êtres une communion plus profonde et plus vivante que n’importe quel énoncé scientifique. À cet égard, le symbole est lié à la grandeur humaine, il « atteste, écrit Sabatier, le triomphe et la royauté de l’esprit » (un esprit qui est davantage que la simple intelligence). De l’autre côté, et Sabatier souligne plus fortement ce second côté, le symbole religieux souffre d’une infériorité due à son insuffisance cognitive ; il est lié à la petitesse et aux limites humaines. Que la connaissance religieuse soit symbolique « veut dire que toutes les notions qu’elle forme et organise … seront nécessairement inadéquates à leur objet et ne pourront jamais en être données comme l’équivalent ainsi que cela arrive dans les sciences exactes ». Nous ne possédons jamais la vérité, écrit Sabatier, « que dans des symboles inadéquats et sous des représentations approximatives ». Se référant à une phrase de la 1ère épître aux Corinthiens qui déclare que « les choses divines nous apparaissent comme dans un miroir obscur », il pose la question suivante : « L’apôtre Paul était-il moins ferme dans sa foi parce qu’il sentait l’imperfection radicale de sa connaissance religieuse ? ». Sabatier emploie des formules caractéristiques : « la religion est condamnée », ou « nous sommes réduits » à utiliser des symbole. Le symbole témoigne selon lui plus d’une « misère » que d’une « grandeur ».

La conception tautégorique du symbole selon Tillich

À la différence de Sabatier, Tillich va développer une conception non pas allégorique mais « tautégorique » du symbole. Dans « tautégorique », on retrouve agoreuein, discourir, joint non pas à allos, autre, mais à to auton, le même, le soi. Ce mot apparaît au début du dix-neuvième siècle chez l’anglais Coleridge et surtout chez l’allemand Schelling dans sa Philosophie de la mythologie de 1821. On qualifie de « tautégorique » un symbole qui renvoie non pas à quelque chose qui lui est extérieur et étranger, mais à quelque chose qu’il porte en lui, qui fait partie de son être. Quand le philosophe suisse Charles Secrétan écrit : « en moi habite quelqu’un de plus grand que moi », il suggère que la transcendance ne nous est pas externe, mais interne ; ce qui dépasse notre moi est en nous. L’être humain n’est pas seulement image d’un Dieu qui se situe ailleurs, il n’en est pas une représentation allégorique, il en est un symbole tautégorique en ce sens qu’en lui demeure et le constitue un Dieu ou une transcendance qui fait partie intégrante de lui sans pour cela se confondre avec lui. Il est, en quelque sorte, théophore. Si on élargit le propos à l’ensemble de la réalité, on dira que Dieu ne se situe pas en dehors du monde dans un ciel métaphysique, dans une région supérieure de l’être, mais en son sein. Dieu est à la fois, indissociablement autre et intime. Un symbole est tautégorique quand il fait découvrir au cœur du monde, ou d’un élément du monde, une altérité radicale, quelque chose ou quelqu’un qui, pour reprendre en la détournant de son sens initial, une parole de Jésus, est dans le monde sans être du monde. Cette compréhension du symbole a des accents panenthéistes. Le panenthéisme affirme que Dieu est en tout, mais que tout n’est pas Dieu, ce qui le distingue à la fois du panthéisme pour qui Dieu est tout, se confond avec la réalité et du théisme pour qui Dieu est au dessus de la réalité, en dehors et totalement différent de l’ensemble du monde.

On peut éclairer ce qui sépare Sabatier et Tillich par leur contexte culturel et religieux. Culturellement, Sabatier est marqué par la philosophie française des Lumières, au rationalisme volontiers positiviste ; une chose est ce qu’elle est, rien de plus ou rien d’autre. Tillich est influencé par le romantisme allemand, imprégné de mysticisme, sensible à ce qu’on pourrait appeler la profondeur obscure des choses ou l’âme cachée du monde : les choses ne sont pas seulement ce qu’elles paraissent être, il y a en elles des mystères, des arcanes que les sciences dites exactes ne peuvent ni soupçonner ni percevoir. Religieusement, Sabatier est réformé, Tillich luthérien. Selon la théologie réformée, finitum non capax infiniti, le fini peut désigner, indiquer l’infini qui se situe en dehors de lui, mais pas le contenir, le porter en lui ni le rendre présent. Pour le luthéranisme, au contraire, finitum capax infiniti, le fini participe à l’infini, l’infini se trouve dans le fini, même s’il le dépasse ou le déborde. Ce qui a de conséquences pour la compréhension des sacrements : selon les réformés, le pain et le vin de l’eucharistie renvoient à une présence qui leur est extérieure et qui est indépendante d’eux (c’est ce qu’on appelle l’extra calvinisticum) ; pour les luthériens, le pain et le vin sont les instruments ou les vecteurs de cette présence, ils la véhiculent ; on parle de l’intra lutheranum.

Vous le constatez, expliquer le terme « tautégorique » m’a conduit dans des dédales philosophiques et théologiques. Veuillez me le pardonner. J’en arrive ou j’en reviens à Tillich. Il distingue fortement le signe du symbole. Ils ont en commun de renvoyer à autre chose qu'à eux-mêmes ; toutefois, ils ne le font pas de la même manière ; « signaler » n'équivaut pas à « symboliser ». La différence est la suivante. Le signe est allégorique, en ce sens qu’il renvoie à quelque chose avec lequel il n’a pas de lien interne naturel. Un signe différent conviendrait aussi bien et rendrait les mêmes services. Si on prend l’exemple de la signalisation routière, on aurait pu décider de mettre aux carrefours des feux bleus au lieu de verts, ou d’indiquer à un croisement qu’on n’a pas la priorité par un rectangle plutôt que par un triangle. C'est simplement « une affaire de commodité et de convention ». Au contraire, le symbole implique un lien essentiel, il comporte une affinité congénitale entre le symbolisant et le symbolisé. Gandhi ne symbolise pas la non-violence par hasard ou par une décision arbitraire, mais parce qu'il existe une parenté profonde entre sa personne, sa vie, son action, et cet idéal. De Gaulle symbolise une certaine idée de la France parce qu’il l’a portée en lui, même si elle le dépasse. Les signes décrivent, désignent, nomment une réalité qui leur est étrangère ; ils l'évoquent (ex vocare, nommer du dehors). Par contre, le symbole rend présent, porte en lui-même ce qu'il exprime. Il l'invoque (in vocare, appeler du dedans). Il participe au symbolisé, sans se confondre avec lui. À la différence du signe, qui est étroit, pauvre et limité, le symbole a une grande richesse. Il ne se contente pas de renvoyer à un objet ou à un sens, il nous le fait découvrir, il nous donne accès à lui, il nous permet de le connaître. Par le symbole, entrent dans notre vie et marquent notre être de leur empreinte des réalités qui, autrement, ne nous atteindraient pas. Il nous donne un aperçu de ce qui est en nous, mais qui sans lui nous échapperait. Comme Sabatier, Tillich se sert d'une comparaison avec l'art. Ce qu'un tableau de Kandinski et un ballet de Stravinski me communiquent ne peut pas s'exprimer autrement que par la peinture ou la musique et la danse. Ils nous dévoilent un aspect de la réalité et aussi un aspect de notre propre personnalité que sans leur médiation nous ignorerions. Ils nous ouvrent à des dimensions du monde et de nous-mêmes auxquelles seuls ils donnent accès.

Le caractère symbolique du langage religieux ne constitue donc pas une faiblesse, une imperfection, un manque ou un défaut. Il s'agit, au contraire, d'une force, d'une puissance, d’une supériorité. Tillich se fâchait quand on lui disait : « pour vous, la conception virginale ou l’ascension de Jésus ne sont qu’un symbole » ; il répliquait : « être un symbole, ce n’est pas un moins, c’est un plus ». Dans la même ligne, Ricœur écrit à propos du récit biblique de la création au premier chapitre de la Genèse : « il ne faut pas dire cette histoire n'est qu'un mythe; mais cette histoire a la grandeur du mythe, c'est à dire a plus de sens qu'une simple histoire ». Je signale, entre parenthèses, que l’influence de Tillich est sensible dans le troisième volume de la Philosophie de la volonté ; Ricœur a rencontré Tillich et, à la mort de Tillich, il a assuré la suite de son enseignement à Chicago. Pour Sabatier, le symbole indique la limite de la pensée, ce au delà de quoi elle ne peut pas aller ; il est lié à la faiblesse et aux bornes de l’être humain. Au contraire, pour Tillich, le symbole donne à vivre, certes (comme le disent Kant et Sabatier), mais aussi à penser (selon une formule de Ricœur) - à penser, pas à savoir -, il ouvre, élargit la pensée, et témoigne de la grandeur de l’homme qui n’est pas enfermé ou emprisonné dans les frontières de l’immanence ; sans les abolir, tout en restant un être fini, il perçoit, reçoit, vit ce qui les transcende.

*   *   *

Il ne faut pas exagérer les différences entre Sabatier et Tillich. Il s’agit pas tant d’oppositions tranchées que d’accentuations qui ne sont pas les mêmes. Certes le symbole de Sabatier ressemble beaucoup à ce que Tillich appelle signe, mais Tillich souligne qu’on n’a jamais de signes ou de symboles à l’état pur ; dans la pratique nous avons affaire à des mixtes où se mélangent dans des proportions variables l’allégorie du signe et la tautégorie du symbole.

Sabatier et Tillich ont en commun de refuser catégoriquement – comme Kant et Spinoza - qu’on prenne les symboles à la lettre. Les littéralistes détruisent la religion en voulant et en croyant la défendre. Pour l’un comme pour l’autre, la différence symbolique (celle entre symbolisant et symbolisé) demeure et on doit fermement la maintenir sous peine de tomber dans l’idolâtrie. Toutefois, dans le cas de l’allégorie la différence symbolique implique une séparation ontologique alors que dans le cas de la tautégorie elle suppose une participation ontologique entre symbolisant et symbolisé.

D’autre part, Sabatier, à côté de la faiblesse cognitive du symbole, lui reconnaît une valeur propre dans un ordre qui échappe à la science, tandis que Tillich répète que le symbole ne donne en aucun cas un savoir de type scientifique. Il y a chez chacun d’eux les deux aspects de l’infériorité et de la supériorité, même s’ils les soulignent différemment. Et surtout, Pascal le leur a appris, Sabatier et Tillich savent qu’en nous force et faiblesse coïncident ; la noblesse de l’homme lui vient de la conscience de sa bassesse ; en son humilité réside sa gloire. Ce que le symbole religieux montre, c’est que l’homme a le sens (d’où sa grandeur) mais pas le savoir (d’où sa misère) de ce qui le transcende.

André Gounelle

BIBLIOGRAPHIE

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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