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Troisième Partie
La grâce et la foi

 

Chapitre 9
Vivre le salut par grâce

Dans un des fragments qui composent ses Pensées, Pascal imagine un dialogue entre le Christ et le croyant. Au croyant qui s'inquiète, le Christ déclare : "c'est mon affaire que ta conversion, ne crains pas"*. En changeant le mot "conversion" par celui de "salut" ("c'est mon affaire que ton salut; ne crains pas"), cette phrase exprimerait parfaitement bien ce qui se trouve au cœur de l'affirmation protestante de la justification par grâce. Face à une prédication et à un enseignement qui appelaient les fidèles à multiplier des pratiques pieuses, des actes de charité, des bonnes oœuvres pour mériter le salut, la Réforme proclame : "Le salut t'est donné. Ne t'en préoccupe pas, c'est Dieu qui s'en charge, et il a réglé cette affaire depuis longtemps. En Christ, ton salut est accompli. Te voilà débarrassé du souci de ton propre sort, du fardeau d'avoir à donner de la valeur à ta vie, de l'angoisse de tes insuffisances et de tes défaillances. Dieu te soulage de tout cela, il prend ton existence en main; tu n'as qu'à t'en remettre à lui".

Dans les chapitres précédents, j'ai expliqué et commenté cette affirmation du salut gratuit. Comme je l'ai fait pour le principe de l'autorité de l'Écriture, je vais maintenant examiner les objections qu'on lui a opposées. Quelle que soit sa force, elle soulève, en effet, des problèmes. On lui a adressé principalement trois critiques.

1. Un individualisme excessif ?

1. La critique

On a, d'abord, reproché à la justification gratuite de privilégier exagérément l'aspect individuel de la foi et de la vie chrétienne aux dépens de sa dimension communautaire*. Toute l'attention se porte sur la relation du croyant avec Dieu et on n'insiste guère sur le lien de Dieu avec son peuple, avec la communauté ecclésiale, ou avec l'humanité en général. L'importance donnée au salut de l'individu ne conduit-elle pas à oublier que le dessein et l'action de Dieu, comme le montre le thème biblique du Royaume, visent le monde en son ensemble? Par contraste, la démarche catholique qui met les croyants au bénéfice des mérites des saints, qui permet aux vivants d'acquérir des indulgences pour les morts ne traduit-elle pas un sens de la solidarité et de la communauté humaines beaucoup plus fort, même si on lui donne des formes contestables?

2. Le croyant et l'Église

Que la justification gratuite entraîne une individualisation de la foi paraît incontestable. Significativement, un catholique se réfère fréquemment à la "foi de l'Église", alors que le protestant parle plutôt de la "foi personnelle".

Le § 24 de l'ouvrage de Frédéric Schleiermacher, La foi chrétienne, éclaire bien cette différence. Pour les protestants, écrit Schleiermacher, ce qui vient en premier, ce qui commande, détermine et engendre tout le reste, c'est le lien personnel du croyant avec le Christ, ce lien que noue et que crée la justification par grâce. Ce lien direct, sans intermédiaire, entraîne par voie de conséquence le rattachement du croyant à l'Église, son appartenance à une communauté croyante. Ce que l'on peut représenter par le schéma suivant (que nous retrouverons souvent dans la quatrième partie de ce cours):

Christ -----> Fidèle -----> Communauté

Le lien du croyant avec la communauté arrive donc en second; il découle de son lien premier avec le Christ.

Au contraire, dans le catholicisme, ce qui vient en premier, ce qui détermine et commande le reste, c'est l'appartenance à l'Église. Le fidèle entre en contact avec le Christ par son intermédiaire, grâce à son ministère. C'est par elle qu'il reçoit le salut ("sans l'Église ou hors de l'Église pas de salut" affirme le catholicisme*). On a donc le schéma suivant :

Christ -----> Communauté -----> Fidèle

3. La réponse protestante à la critique.

Devant l'accusation d'individualisme, la réponse protestante comportera trois points.

1. Le reproche se fonde sur une observation juste. Le schéma que nous venons de voir fait bien apparaître que dans le protestantisme la relation "je-tu" avec Dieu joue un rôle plus important, plus décisif et plus fondamental que l'appartenance à un groupe, à un peuple ou à une Église. Ce qui explique que les protestants aient souvent des comportements ou des attitudes de type "objecteur de conscience", qui contrastent avec la discipline et le sens communautaire qui caractérisait le catholicisme classique. Le protestant admet difficilement qu'un organisme quelconque décide pour lui, ou prenne position pour lui. Il estime qu'il lui appartient de se déterminer personnellement devant Dieu.

2. D'une observation juste, il ne faut pas tirer des conséquences fausses ou exagérées. Le schéma fait apparaître qu'il n'y a pas dans le protestantisme négation, rejet ou refus du groupe. Il occupe une place seconde certes, néanmoins légitime et nécessaire. On pourrait même dire que l'individualisme protestant favorise les échanges, les débats et les consultations qui créent une vie communautaire intense. Dans le protestantisme, parce qu'on accorde beaucoup d'importance aux personnes, aux individus, on se consulte beaucoup, on discute ou on débat énormément, on multiplie les rencontres, réunions et colloques. À la réflexion, l'opposition entre individualisme et sens communautaire paraît assez superficielle : un groupe est d'autant plus fort qu'il se compose de personnalités développées et plus une individualité est forte, plus elle recherche des contacts et des collaborations.

3. Il importe de bien mesurer et définir ce qu'on appelle individualisme. La personnalisation de la foi comporte indéniablement des dangers, et elle peut effectivement entraîner des conséquences négatives (désintérêt pour les autres, sentiment de supériorité parce qu'on se considère comme l'élu de Dieu). Il ne faut, cependant, pas oublier ses effets positifs. Elle a développé un sens aigu de ses responsabilités personnelles. Chacun doit parler, agir, s'engager. Personne ne peut le faire à sa place. Cette personnalisation de la foi a conduit au respect des individus et de leurs différences. On n'a pas à dicter aux autres leurs choix, ni à les sacrifier à des intérêts ou à des buts collectifs. Enfin, la justification par grâce pousse à la solidarité et à la fraternité en soulignant que tous sont également pécheurs et coupables devant Dieu. Le croyant ne vaut donc pas mieux que les autres; il n'a pas plus de mérites.

Je conclus sur ce point. Incontestablement, la justification gratuite favorise une individualisation. Toutefois, cette individualisation, loin de détruire la communauté, y conduit et la renforce. De plus, si l'individualisation de la foi comporte des dangers, il ne faut pas la juger mauvaise en elle-même. Bien au contraire, elle a des aspects positifs qui la rendent indispensable sur le plan spirituel et éthique*.

2. La double prédestination

1. La critique

La seconde objection a plus de force et se rencontre plus fréquemment. La justification gratuite ne comporte-t-elle pas des difficultés insolubles et ne conduit-elle pas, si on veut la maintenir jusqu'au bout, à des conséquences inacceptables? En effet, elle soulève le problème suivant : si Dieu seul fait naître la foi sans tenir compte de ce que l'on est et de ce que l'on fait, pourquoi la donne-t-il aux uns et non aux autres? Comment se fait-il que tout le monde ne l'ait pas? N'opère-t-il pas parmi les êtres humains des choix purement arbitraires, puisqu'aucun mérite n'intervient? Son amour serait donc sélectif, partial, injuste, capricieux.

2. Les diverses positions protestantes.

Les protestants ont beaucoup discuté sur cette question, en particulier au dix-septième siècle, et ces débats sont parfois très subtils. En simplifiant énormément, on peut distinguer parmi eux trois grands courants.

1. Le premier, à la suite de Calvin, soutient la thèse dite de "la double prédestination". Dieu, par une décision libre, que rien, à notre connaissance, n'explique ni ne conditionne, fait un choix. Il décide de sauver les uns et de damner, ou de laisser se damner, les autres. Les croyants ne valent pas mieux que les incroyants. Ils s'en distinguent en ce qu'ils ont la chance d'avoir été élus et prédestinés au salut, alors que les incroyants sont prédestinés à la perdition. Les raisons de Dieu nous échappent. Cependant, même si nous ne les comprenons pas, nous devons croire qu'elles ne contredisent ni son amour ni sa justice.

2. Un second courant pense que la gratuité du salut signifie qu'en fin de compte, tous seront sauvés d'une manière ou d'une autre, dans ou après cette vie. Dieu n'aura achevé son œuvre que lorsque l'évangile aura touché et converti chaque être humain. Si ce n'est pas durant sa vie, ce le sera au séjour des morts. Les croyants jouissent d'un privilège parce que Dieu les a choisis pour le servir et rendre témoignage à l'évangile. Cela ne signifie nullement qu'ils aient le monopole ou l'exclusivité du salut. Dieu aime tous les humains et veut le salut de tous. On rejoint là la vieille thèse (elle se trouve chez Origène) dite de l'apocatastase. Dieu ne laisse rien perdre, il finit par tout récupérer et réhabiliter dans son Royaume. Son amour n'exclut, ou n'abandonne rien ni personne. Avec des variantes, on trouve cette thèse universaliste chez Barth, chez Tillich et chez les théologiens du Process.

3. Enfin, un troisième courant, représenté dans notre siècle par Brunner et Bultmann, estime que nous ignorons la réponse à cette question. Elle fait partie des choses que nous ne pouvons pas connaître, qui nous sont cachées. Il nous faut avoir conscience des limites de notre savoir. La Révélation nous parle de ce qui nous concerne personnellement et existentiellement. Elle ne constitue pas un système complet de vérités qui dévoilerait tous les mystères. Dans la foi, le croyant sait qu'il est sauvé par grâce, sans aucun mérite de sa part. Il ne peut rien dire quant aux autres être humains. C'est l'affaire de Dieu, et nous ne pouvons pas nous prononcer ou la trancher à sa place. Nous ne pouvons pas établir des règles générales qui s'appliqueraient à tous; nous pouvons seulement parler de ce qui nous arrive à nous, de notre relation personnelle avec Dieu.

3. À propos de la double prédestination.

La doctrine calvinienne de la double prédestination, difficile à bien comprendre, et que les réformés n'ont jamais acceptée unanimement, appelle trois remarques.

1. Très souvent quand on présente Calvin, par exemple, dans les manuels scolaires, on ne parle que d'elle, comme si elle résumait et rassemblait toute la pensée du Réformateur. Or, elle n'occupe qu'une place secondaire dans l'œuvre de Calvin. Il lui consacre peu de pages, autour d’une centaine sur les environ plusieurs milliers qu'il a écrites. Il ne la mentionne jamais dans ses prédications. Elle apparaît comme une conséquence d'une affirmation primordiale, celle de la volonté de Dieu de sauver. Elle sert à susciter une joyeuse assurance du salut, et non pas à faire peur ou à entretenir des angoisses. Mon salut se fonde sur une décision de Dieu; il est donc certain*. Il n'est pas question de nier ou de dissimuler les côtés négatifs de Calvin. Il a de gros défauts, et il a commis, ou laissé commettre des crimes. On a des raisons pour le juger sévèrement. Il n'en demeure pas moins que beaucoup de présentations de sa vie, de son œuvre et de sa pensée sont des caricatures qui ne rendent pas justice ni à ce qu'il a été, ni à son enseignement ni à sa prédication.

2. Le catholicisme traditionnel se heurte exactement à la même difficulté : comment expliquer le choix de Dieu? En effet, nous l'avons vu, il affirme que personne ne peut acquérir de mérites sans une première grâce que Dieu donne gratuitement. Alors pourquoi, cette première grâce la donne-t-il aux uns et pas aux autres? De nombreux théologiens qui font autorité dans le catholicisme ont donné la même réponse que Calvin. La doctrine de la double prédestination se trouve chez Augustin, chez Thomas d'Aquin et chez bien d'autres. Il y a, certes, une différence. Pour le catholicisme, le croyant doit mériter par sa fidélité le maintien de la grâce qui initialement lui a été accordée gratuitement, alors que pour les réformés, c'est cette grâce qui maintient les croyants dans la fidélité. Cette différence n'élimine cependant pas le problème. Cette seconde remarque entend seulement souligner qu'il ne se pose pas aux seuls protestants.

3. Rappelons la distinction déjà faite entre les principes, les doctrines et les dogmes. Le protestantisme se définit par des principes qui donnent des orientations, qui indiquent des directions. Les doctrines ont pour but d'expliquer et d'appliquer ces principes, d'en rendre compte, et de les traduire dans une conceptualisation cohérente. A la différence des dogmes, qui sont intangibles et immuables, les doctrines relèvent de la critique, de l'examen, de la réflexion. On peut, et parfois on doit les modifier. Dans la plupart des cas, plusieurs formulations doctrinales sont possibles.

Par exemple, affirmer le principe de l'autorité de la Bible ne signifie pas forcément accepter les doctrines fondamentalistes de la théopneustie et de l'inerrance des Écritures (selon ces doctrines, Dieu aurait dicté chaque mot et chaque phrase de la Bible qui ne contiendrait, par conséquent, aucune erreur). On peut comprendre et vivre autrement l'autorité des Écritures. Il existe d'autres élaborations doctrinales de ce principe. De même, défendre la justification gratuite ne veut pas obligatoirement dire que l'on accepte la double prédestination. Cette doctrine traduit, à mon sens, très mal le principe du salut gratuit. Ce principe insiste sur le fait que Dieu nous aime et nous sauve. La doctrine, au contraire, montre un Dieu terrible et arbitraire qui abandonne certains et les condamne. On peut affirmer le principe, et rejeter la doctrine. Pour ma part, je tiens très fortement à la justification gratuite; elle est un élément fondamental de ma foi et de ma vie; mais je refuse catégoriquement la double prédestination qui transforme la "bonne nouvelle" (évangile veut dire "bonne nouvelle") de la justification gratuite, en une mauvaise nouvelle, celle de la condamnation et du rejet de la majorité des humains.

3. Une doctrine qui culpabilise et démobilise?

1. La critique

On a parfois reproché à l'affirmation de la justification gratuite de culpabiliser et de démobiliser les croyants. Elle aurait créé chez les protestants une forte conscience de leurs fautes, en mettant l'accent sur le péché et l'impuissance de l'être humain, en le déclarant incapable par lui-même de faire quelque chose de bien devant Dieu. Elle démobiliserait en déconnectant l'éthique du salut. Quand on affirme que ses actes, ses œuvres, ses comportements n'ont pas de conséquences sur son salut, n'encourage-t-on pas une certaine passivité, un laisser aller, une paresse, une inaction? Et même, ne faut-il pas aller plus loin, et dire qu'on favorise l'immoralité en supprimant la crainte d'un châtiment et l'espoir d'une récompense? Souvent, on cite dans cette perspective une lettre de Luther qui écrit à Mélanchthon : "pèche fortement"* (boutade certes, qui, s'adressant à cet homme modéré, timide et moralement irréprochable qu'était Mélanchthon, ne comportait aucun risque, mais qui, lue hors contexte, paraît scandaleuse et que l'on peut effectivement interpréter comme un encouragement à l'immoralité). On a souvent soutenu que le catholicisme traditionnel en conjuguant grâce et mérite se montre plus réaliste, plus incitatif et plus pédagogique que le protestantisme.

2. Les réponses

À cette objection, il faut opposer cinq remarques qui lui répondent et la réfutent.

1. Premièrement, l'histoire dément, au moins en partie, que la proclamation du salut gratuit ait ces conséquences fâcheuses. On observe, d'une part, que le protestantisme a engendré une éthique très rigoureuse, qu'on a même parfois jugé excessivement scrupuleuse. Ainsi, il a donné naissance au puritanisme. On constate, d'autre part, que la justification par grâce, en débarrassant les humains du souci de faire leur salut, a libéré des énergies qui s'investissaient dans des activités pieuses jugées méritoires (pèlerinages, piété monastique, dévotions de toutes sortes). Ces énergies se sont employées dans le monde, dans des occupations productives et au service du prochain. Il n'y a pas incitation à la passivité, mais au contraire déploiement d'activité. À travers les siècles, les protestants ont fait autant d'œuvres et se sont montrés au moins aussi entreprenants que les catholiques.

2. Deuxièmement, en fait, l'objection repose sur une incompréhension et un contre sens. Elle part de la conviction que l'être humain agit toujours par intérêt et égoïsme. Seuls le bâton et la carotte, c'est-à-dire la crainte d'une punition, d'un châtiment, ou la perspective d'un gain, d'une gratification le motiveraient. Or, précisément, la justification gratuite met en cause cette conviction. Nos relations avec Dieu s'inscrivent dans une autre logique que celle du calcul, comme d'ailleurs souvent des relations entre époux, entre parents et enfants, entre amis où l'on ne poursuit pas, ou pas uniquement, des intérêts personnels, où l'amour, l'amitié, le respect de l'autre comptent beaucoup. Si nous faisons des actes éthiques ou si nous accomplissons des pratiques pieuses en vue d'un bénéfice ou pour éviter un désagrément, notre action relèvera de l'égoïsme, et non pas de la foi, d'une relation authentique avec Dieu. Elle ne sera bonne ni spirituellement ni moralement. Il s'agira, selon une expression d'Augustin, d'un "vice splendide", d'un vice qui, pour avoir de belles apparences, n'en demeure pas moins un vice. Ce qui, selon la Réforme, pousse le fidèle à agir, ce n'est pas l'obligation de faire son salut, mais la découverte et l'acceptation de Dieu comme le Seigneur et Sauveur de notre vie, c'est la reconnaissance envers lui et la volonté de lui rendre gloire. L'incitation change, sans devenir moins forte.

3. Troisièmement, pour éclairer la seconde remarque, il faut distinguer et séparer très nettement péché et immoralité. Souvent, on donne du péché une définition morale. On y voit un acte qui ne respecte pas une règle de l'éthique, qui enfreint un commandement, qui contredit un devoir. On en fait une contravention, plus ou moins grave selon les cas, à un article d'un code ou d'une loi. Dans cette perspective, on parlera volontiers des péchés au pluriel, et non du péché au singulier, comme le fait dans la plupart des cas le Nouveau Testament. On dressera une liste ou un catalogue des actes prohibés: le meurtre, le vol, le mensonge, l'adultère, etc.; on distinguera entre les péchés graves, et les péchés véniels. Quand on n'a commis aucune de fautes ainsi répertoriées, on a tendance à s'estimer innocent, irréprochable et juste. On jugera qu'on n'a pas besoin de pardon à cause des œuvres qu'on a accomplies.

Pour le Nouveau Testament, le péché relève de la religion, c'est à dire du lien (religion vient du verbe latin religare qui signifie "relier") avec Dieu, de la foi, et non de l'éthique. Jésus l'indique bien en disant au pharisiens, moralement irréprochables, que les voleurs et les prostituées les précéderont dans le Royaume de Dieu. Paul écrit que "tout ce qui ne vient pas de la foi est péché"*. Augustin considère qu'un acte moralement irréprochable peut être un péché si la foi ne l'inspire pas. Le comportement des stoïciens, par exemple, mérite du point de vue éthique des éloges. Pourtant, spirituellement, religieusement, on ne peut que le condamner, car il a pour source l'orgueil; il traduit une volonté d'acquérir de la valeur et de la dignité. Selon Luther, Zwingli et Calvin, il existe des "péchés honteux", scandaleux, moralement condamnables, et des "péchés honnêtes", voire admirables moralement, ce qui ne les empêche pas d'être religieusement mauvais. Dans une formule frappante, fréquemment citée, Kierkegaard déclare que "le contraire du péché, ce n'est pas la vertu, mais la foi". Dans le jardin d'Éden, Adam et Eve, en mangeant du fruit défendu, n'ont rien fait contre la morale. Par contre, leur geste traduit un manque de confiance en Dieu (ils ne croient pas ce qu'il leur a dit) et exprime la volonté de s'affranchir de lui (si vous mangez de ce fruit, dit le serpent, vous "serez comme des dieux", autrement dit vous n'aurez plus besoin de Dieu, vous pourrez vous passer de lui). Bien entendu, des comportements éthiquement condamnables et des actes moralement mauvais relèvent toujours du péché, c'est à dire d'une relation perturbée avec Dieu. Il peut en aller de même pour des actes éthiquement bons. Lutter contre le péché ne consiste donc pas à interdire certains actes immoraux, ou à en détourner, mais à établir ou rétablir une relation saine avec Dieu, cette relation qui s'appelle la foi, d'où découlera une vie en même temps honnête moralement, et spirituellement sanctifiée.

4. Quatrièmement, sur le plan de l'éthique et du comportement personnels, la justification par grâce favorise une manière d'être et d'agir que ne détermine pas la loi de l'efficacité ou la nécessité de réussir. Je peux accepter l'échec, me résigner à être ou à avoir été inutile, parce que précisément rien d'ultime ne se joue sur ma valeur et mes succès. Comme l'écrit Marc Lienhardt, "la vérité dernière de mon être ne se situe pas dans nos actes, mais dans cette réalité qui vient d'ailleurs et que nous nommons Dieu, la grâce, le pardon"*. Il faut renoncer à se vouloir parfaits, ou à parvenir à ses fins au prix de certaines compromissions. On ne doit pas tout sacrifier au résultat. Ainsi, on fera plus facilement des choses qui ne sont pas rentables, d'autres qui ne se voient pas ni ne se comptabilisent. La volonté d'acquérir de la valeur, le désir de se donner à ses propres yeux et à ceux des autres du prix ne commandent plus actions et comportements.

5. Cinquièmement, la justification gratuite entraîne-t-elle culpabilisation et tristesse? Bien comprise, elle est, au contraire, source de joie et elle délivre de la hantise de la faute. En effet, elle ne proclame pas la mauvaise nouvelle de notre culpabilité, mais la bonne nouvelle du salut. Elle ne dénonce pas ni ne dresse des réquisitoires. La mission du prédicateur ne consiste pas à accuser ses auditeurs; à leur donner mauvaise conscience, à les culpabiliser. Quand il le fait, même à juste titre, à bon escient, il annonce la loi et non l'évangile*. L'évangile soulage, délivre, pardonne. Il ne déclare pas: "tu dois faire ceci", "cela t'est interdit sous peine de sanctions", "tu es insuffisant", "tu es inacceptable". Il proclame : "Dieu t'accepte comme tu es, bien que tu sois inacceptable. Voilà ce qu'il fait pour toi et en toi. Il te transforme en une nouvelle créature. Il te donne la force d'agir autrement".

La justification par la foi suscite, donc, une prédication sereine et positive. Il faut ajouter que dès qu'on donne un rôle, même petit, même restreint, aux mérites, on glisse vers un système accablant, parce qu'on n'a jamais la certitude d'en avoir fait assez, et parce que des défaillances et des faiblesses risquent de tout remettre en cause. Au contraire, la justification gratuite donne l'assurance du pardon qui se fonde sur l'acte et la décision de Dieu, et non sur nos comportements et notre volonté. Elle permet donc d'aller de l'avant joyeusement, sans crainte ni tremblement*.

André Gounelle

Notes :

*  B. Pascal, Pensées, Edition Brunschvicg, fr. 553.

* R. Zuber, "Défense et illustration de l'individualisme protestant", Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 1966/3, p. 253.

* Lettre d'Innocent III (1208), Bulle Unam Sanctam (1302), Bulle Cantate Domino (Concile de Florence,1442), Encyclique Quanto conficiamur moerore, (1863), Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique, n° 792, n° 802,  n°1351, n° 2866-2867.

* Voir : R. Zuber, "Défense et illustration de l'individualisme protestant", Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 1966/3; A. Gounelle, "Individualisme et communauté, Itineris, octobre 1982; L. Gagnebin, "Individualisme et personnalisme",  Cahier d'Évangile et Liberté, janvier 1983.

* E. Troetlsch le souligne dans Protestantisme et modernité, p. 56"Le fait que le salut dépende dépende uniquement de Dieu transforme ainsi la rédemption en quelque chose d'absolument certain qui est donc soustrait aux aléas et à la finitude de l'action humaine".

* Lettre du 1 août 1521. Traduction française du paragraphe où se trouve cette phrase dans le Bulletin de la Société de l'Histoire du Protestantisme Français, 1918, p. 79.

* Romains ch.14, v. 23.

  M.Lienhard , "En guise de conclusion", Cahiers de l'A.P.F., avril 1981, p.16.

* "Toutes ces choses...dans la mesure où elles prêchent la colère de Dieu et effraient l'homme ne sont pas, proprement la prédication de l'Evangile, mais celle de Moïse et de la loi...prêcher la grâce...consoler et...vivifier, c'est là proprement la prédication évangélique", Formule de concorde  (1580) dans La foi des Eglises luthériennes, p.431.

* B. et M. Cottret dans le recueil collectif Jansénisme et puritanisme, p. 93-94 soulignetnt justement ce point.

 

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot