Le sacré et le saint
    « Qu’est-ce qui pour vous protestants est sacré? » Cette question, que me    posent parfois des amis catholiques, musulmans ou athées, m’embarrasse    toujours. La difficulté tient à l’imprécision et à l’ambiguïté de la notion    de sacré et aussi à la diversité du protestantisme ; il ne forme pas un    bloc uniforme, mais une nébuleuse comportant de nombreuses variantes avec    des différences qu’il ne faut ni surestimer, ni escamoter.
    Pour ma part, je distingue le « sacré » du « saint ». J’ai conscience que    dans l’usage courant ces termes ont à peu près le même sens ; d’ailleurs,    dans beaucoup de langues (ainsi en anglais ou en allemand), on ne dispose    que d’un seul mot. Mais puisqu’en français nous en avons deux, autant s’en    servir en les définissant aussi précisément que possible.
    On peut discerner deux conceptions différentes du sacré ou du saint.
    La première, la plus fréquente, y voit une qualité spéciale que possèdent    certains objets, lieux ou personnes. Ils se distinguent des choses, des    espaces et des gens ordinaires en ce qu’ils se rattachent et appartiennent    au domaine du divin ou du surnaturel. Ils ont en eux, à cause de ce qu’ils    sont ou parce qu’ils les ont reçues et en ont été transformés, une valeur    et une puissance mystérieuses, hors du commun, qui les mettent à part.
    Pour la seconde conception, on est sacré ou saint à cause de la fonction    qu’on exerce ou du service qu’on rend, et nullement parce qu’on serait    différent et qu’on aurait en soi-même quelque chose de particulier. Ainsi    un vase est sacré quand on l’affecte au culte et ne l’est pas si on le    prend pour la cuisine. Il est exactement pareil, mais son emploi n’est pas    le même. Ce n’est pas la qualité intrinsèque de certains objets qui les    rend sacrés ; c’est leur utilisation. Dans le cas des êtres humains, leurs    activités ou occupations et non leurs personnes sont ou ne sont pas    saintes.
    J’emploie « sacré » pour ce qui relève de la première conception et je    réserve « saint » à ce qui se réfère à la seconde. Cette convention de    langage est certes arbitraire ; elle aide bien, cependant, à expliquer    l’attitude du protestantisme qui entend à la fois désacraliser et    sanctifier, qui affirme qu’en dehors de Dieu rien n’est sacré, mais que    tout dans le monde peut être saint.
 
    Rendre gloire seulement à Dieu
    Soli Deo gloria     proclame la Réforme. Ne croyons pas qu’à l’époque cette conviction ou cette    consigne allait de soi. Elle a, dans le contexte du 16ème    siècle, une portée fortement polémique. Elle s’oppose à une spiritualité    alors très répandue, voire dominante, pour qui le sacré à glorifier    surabondait.
    Aux yeux des Réformateurs, la ferveur intense du Moyen Age finissant a,    contre son intention, conduit à une énorme impiété. À tort ou à raison, ils    ont le sentiment que s’est développée une religion pour laquelle du divin    ne cesse de sortir de Dieu et d’émigrer dans le monde ; il s’y déverse sur    des choses ou des êtres qu’il imprègne ou imbibe à des degrés divers. Au    lieu d'être le monopole de Dieu, le sacré foisonne, prolifère, pullule ; la    place qui devrait revenir à Dieu seul, il l’accapare dans la foi, le culte    et la dévotion des croyants. Ils considèrent comme sacrés des lieux (des    sanctuaires, des pèlerinages) et des objets (reliques, médailles bénies,    etc.). Ils reconnaissent aussi des personnages sacrés : ils adressent leurs    dévotions (dites de « dulie ») à des saints et des anges ; ils rendent une    culte d’ « hyperdulie » à la Vierge Marie. Ce mouvement culmine avec    l'adoration de l'hostie qui opère une identification totale entre le divin    et un morceau de matière créée. Dans les controverses du 16ème    au 18ème siècles, on constate que c’est la doctrine de la    transsubstantiation qui heurte le plus, jusqu’à les horrifier, les    protestants : ils lui reprochent de diviniser le pain et le vin du    sacrement.
    Zwingli et Calvin, les réformateurs de Zurich et de Genève, qui sont à    l’origine du courant « réformé » ou « presbytérien », réagissent contre    toute confusion ou tout amalgame entre le divin et une réalité terrestre    quelle qu’elle soit. Pour eux, entre le Créateur et les créatures, il    n'existe pas de zone mixte, de région intermédiaire ou de passage    progressif, mais une séparation nette, une distinction tranchée. Reprenant    à son compte un vieil adage, Zwingli déclare: le fini ne porte ni ne    détient en lui l'infini et il n'y participe pas. Dans le monde et dans ce    qui s’y trouve, on ne trouve rien qui soit divin ou surnaturel. Certes,    l’infini peut se manifester à travers le fini. Dieu se révèle au monde et à    l’homme. Des rencontres ont bien lieu, mais jamais de mélange. Même dans le    sacrement du pain et du vin, même dans la foi par laquelle Dieu se rend    présent à ses fidèles, la distance et la différence demeurent. Les réformés    répugnent à dire que Dieu s'est fait homme pour que l'homme devienne Dieu ;    ils résistent à l'idée que le salut opérerait une déification du croyant ;    ils se méfient du thème mystique d'expériences exceptionnelles où    s'estomperait, voire s'abolirait la frontière entre le divin et l'humain.
    L’affirmation que Jésus est à la fois Dieu et homme ne contredit-elle pas    cette conviction d’une coupure radicale entre nature divine et nature    humaine ? Je n’évoque ici que très succinctement cette question qui a fait    l’objet de débats théologiques compliqués, subtils, parfois très    techniques. Les protestants de sensibilité plutôt luthérienne ont tendance    à voir dans le Christ une exception ; en lui, disent-ils, la divinité et    l’humanité s’interpénètrent (c’est ce qu’on appelle la « communication des    idiomes »). Parmi les réformés, beaucoup estiment que même dans la personne    de Jésus la divinité et l’humanité, bien que conjointes, et indissociables,    restent distinctes. Elles coexistent sans se mélanger. Ainsi, Marie est    mère de Jésus mais pas de Dieu ; sur la Croix, c’est un homme et non Dieu    qui meurt. De même, la prière se fait, certes, « au nom de Jésus », mais, à    proprement parler, elle s’adresse à Dieu et non à Jésus.
    En laissant de côté les discussions autour du cas de Jésus, pour les    protestants, sacraliser quoi que ce soit, même au nom de Dieu, s’apparente    à de l’idolâtrie. Seul Dieu est sacré ; en dehors et à côté de lui, il n’y    a que du profane.
 
    Désacraliser le religieux
    Avec une vigueur et une ampleur qui varient selon ses courants, le    protestantisme a mis en route une entreprise de désacralisation qui    n’entend pas éliminer le religieux ou en « sortir », mais le vivre et le    comprendre autrement, en le transférant de la catégorie du « sacré » à    celle du « saint » (selon les définitions posées plus haut). On le    constate, entre autres, pour les sanctuaires, le sacerdoce, les sacrements,    la Bible et les dogmes.
    1. Quand au 16ème siècle, dans des régions qui passent en masse    du catholicisme au protestantisme, les réformés prennent possession    d’églises anciennes, ils enlèvent les tableaux et les statues qui s’y    trouvent. Même les croix dans ou sur les temples (assimilées à des « images    taillées ») leur ont été longtemps suspectes. Zwingli et Calvinrecommandaient de les éviter, conseil assez suivi jusqu’au début du 20    ème siècle. Ils ne sont pas hostiles par principe aux    figurations peintes ou sculptées, mais ils ne veulent pas que la vénération    des fidèles se porte (ou risque de se porter) sur elles. Les luthériens les    ont souvent conservées tout en veillant à ce qu’on ne leur rende pas un    culte.
    Le temple n’est que rarement considéré comme un sanctuaire au sens fort (un    enclos sacré) ; on y voit plutôt un bâtiment utilitaire aménagé de sorte    que les fidèles puissent commodément s’y réunir pour, ensemble, prier et    méditer la Bible. Être temple est une fonction qui ne change pas la nature    d’une salle ou d’un édifice. Le protestantisme, en principe, n’admet ni    lieu de pèlerinage, ni ville ou terre sainte. L’espace est entièrement    profane ; aucune de ses parcelles n’a une valeur religieuse supérieure aux    autres. Celles qui servent pour le culte sont « sanctifiées », mais ne    deviennent pas, pour cela, sacrées.
    2. Il en va exactement de même du ministère ecclésial et de ceux qui    l’exercent. Pour la Réforme, le pasteur se distingue des autres fidèles par    l’activité qui est la sienne dans la communauté, à savoir celle d’enseigner    et de prêcher l’évangile, et non parce qu’il aurait des caractéristiques    spéciales et disposerait de pouvoirs religieux que lui aurait conférés son    ordination. En protestantisme, les « clercs » n’ont pas le monopole de la    prédication ni de la présidence des célébrations sacramentelles. Ces    activités demandent, certes, des qualités pratiques et des connaissances    théoriques que tout le monde n’a pas ; d’où la nécessité, ou en tout cas    l’utilité, de pasteurs formés. Ils ne sont pas à part, différents par leur    état des autres membres de la communauté ; ils sont des « laïcs » qui ont    acquis une compétence et la mettent au service de tous. Etre prêtre, c’est    un « état » ; être pasteur une fonction.
    Il y a donc désacralisation des « ecclésiastiques ». La personne du pasteur    n’a rien de sacré ; elle n’a rien de plus ou rien de différent de celle des    « simples fidèles » ; il vit comme tout le monde ; il peut être marié ou    célibataire, homme ou femme, peu importe du moment qu’il a les aptitudes    requises. Ce qui n’empêche pas son ministère (autrement dit, son métier ou    sa profession) d’être « saint », dans la mesure où l’annonce de la parole    de Dieu en est le centre.
    3. Le protestantisme réduit le nombre des sacrements à deux (au lieu de    sept) et rejette l’idée qu’ils seraient une matérialisation ou une    incarnation du divin. Pour les réformés, le pain et le vin de la Cène ne    détiennent ni ne portent en eux la présence de Dieu ; ils la signalent.    Même s’ils aident à percevoir que Dieu est là et rappellent ce qu’il a fait    et continue de faire en Christ, ils restent ce qu’ils sont, à savoir du    pain et du vin ordinaires. Pour les luthériens, un changement matériel    s’opère bien (doctrine dite de la « consubstantiation »), mais il ne dure    que le temps de la cérémonie ; il cesse dès qu’elle se termine. Quand la    parole évangélique ne les accompagne plus et que les fidèles sont partis,    autrement dit quand ils ne fonctionnent plus au cours d’une célébration, le    pain et vin ne sont plus corps de Christ (alors qu’en catholicisme,    l’hostie le reste ; sa nature a été transformée ; elle est donc    soigneusement conservée).
    4. Le cas de la Bible se rapproche de celui du sacrement. Les Réformateurs,    contrairement à ce qu’on dit souvent, n’en sacralisent pas du tout la    lettre. Elle n’est pas la parole même de Dieu, mais l’instrument dont Dieu    se sert pour nous parler. On y trouve de l’or et de la paille, affirme    Luther et dans son Commentaire de l’épître aux Galates (1538), il    écrit que peu lui importent les versets bibliques qu’on lui oppose, parce    qu’il se réfère au Christ dont la Bible n’est que la servante. De son côté,    Calvin déclare qu’en elle-même, la Bible est une « chose morte, sans aucune    vigueur » ; elle devient vivante lorsque l’Esprit anime ou éclaire le    lecteur. Les Écritures ne sont pas un texte qui serait par sa nature et    intrinsèquement « sacré » ; elles sont « saintes » quand à travers elles    l’évangile se fait entendre et que le Christ nous atteint, autrement dit,    par la fonction qu’elles remplissent.
    Sur ce point, cependant, les protestants ne sont pas unanimes. Si la    désacralisation des sanctuaires, des ecclésiastiques et des sacrements ne    soulève pas parmi eux de gros débats, par contre beaucoup refusent    catégoriquement d’étendre ce processus à la Bible. Ils en proclament    l’inerrance (l’absence de toute erreur dans quel domaine que ce soit) et    l’identifient à la Parole même de Dieu. À leurs yeux, en niant son    caractère « sacré », on la prive de son autorité, on l’empêche d’exercer sa    fonction et d’être sainte. Pour d’autres, au contraire, en soumettant la    Bible à la critique historique et littéraire, on en facilite la    compréhension, on lui permet de mieux faire entendre son message. Elle    n’est vraiment « sainte » que si on ne la tient pas pour « sacrée ».
    5. Les dogmes sont des textes ecclésiastiques tenus pour absolus, déclarés    valables en tout temps et en tous lieux. Pas question de les discuter ou de    les modifier : le fidèle doit les accepter et les croire.
    La Réforme opère une brèche dans la forteresse dogmatique en déclarant    n’accepter que les dogmes qui correspondent avec l’enseignement des    Écritures; elle ouvre ainsi la porte à un examen critique (ainsi surgit au    16ème siècle, un débat sur la trinité dont certains contestent    le caractère biblique). Au 19ème siècle, les protestants dits «    libéraux » mettent en cause la notion même de dogme. Ils font valoir que    les doctrines ne sont pas la vérité, mais la manière dont on la perçoit et    l’exprime dans une situation donnée. Elles sont importantes, car il faut    penser sa foi, avoir des croyances réfléchies, et les formuler en fonction    du contexte où on vit. Même si elles essaient de rendre compte de l’absolu    (en ce sens elles sont « saintes »), elles sont elles-mêmes relatives    (elles ne sont pas « sacrées »). Ce qui parle de Dieu n’est pas divin.
    
    Sanctifier le profane
    Pour le protestantisme, il n’y a pas un domaine du sacré à côté de celui du    profane. Tout est profane, mais le profane peut devenir saint (ou être    sanctifié). Le croyant n’a pas pour mission de sacraliser (ou de    resacraliser) une société devenue séculière en y injectant du surnaturel ou    en réclamant une place de choix pour le religieux ; mais, il est appelé à    la sanctifier, à la mettre au service de Dieu qui ne se distingue pas du    service de l’humain (ce qu’indique clairement le « grand commandement » qui    identifie l’amour pour Dieu avec l’amour pour le prochain).
    Selon Luther, pour le chrétien toutes les professions (aussi bien celle    toute séculière de valet de ferme que celle éminemment religieuse de    pasteur) doivent être vécues comme répondant également à une vocation    divine. Si la société les hiérarchise et juge que certaines sont plus    nobles, plus élevées ou ont plus de valeur que d’autres, du point de vue de    la foi elles ont toutes la même dignité. Aucune n’est sacrée en elle-même ;    toutefois, l’esprit dans lequel on l’exerce peut les rendre « saintes »,    sans pour cela leur enlever leur caractère profane ni l’amoindrir. Les    puritains américains disaient « Dieu aime les adverbes. Il ne se soucie pas    du “ce que”, mais du “comment” ». Ce n’est pas la nature du travail    (désignée par un substantif) qui compte à ses yeux, mais la manière    (indiquée par un adverbe) dont on travaille. Il faut s’efforcer de rendre    saintes des occupations et des choses qui, en elles-mêmes, n’ont rien et ne    doivent rien avoir de sacré.
    Parce qu’il désacralise le religieux et sanctifie le profane, on peut dire,    avec le théologien Ernst Troeltsch (1865-1923), que le protestantisme est    une « religion laïque ».
    André Gounelle
    dans M. Bertrand (éd.), Les protestants 500 ans après la Réforme,    
    Olivétan et Fédération Protestante de France, 2017