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Albert Schweitzer : le respect de la vie

 

Schweitzer est à la fois connu et méconnu. Il est devenu une image d’Epinal, une figure pour timbres postaux, un héros de bandes dessinées, un personnage de films et de pièces de théâtre. Sa personne disparaît derrière l’image qu’on en donne. Selon les milieux et les périodes, on l’a louangé ou dénigré à l’excès, mais on l’a rarement apprécié à sa juste valeur. Les uns en ont dit beaucoup de bien et ont fait de sa vie une épopée glorieuse, ce qui n’est pas faux mais exagéré. D’autres, au contraire, l’ont rudement attaqué, l’ont accusé d’autoritarisme, de paternalisme et de colonialisme, voire de brutalité, ont critiqué la manière dont il avait conçu et dont il dirigeait son hôpital, ce qui est injuste, même si, bien évidemment, Schweitzer n’est pas parfait et si on peut légitimement discuter certaines de ses conceptions et réalisations.

Cette renommée, positive comme négative, a réduit sa philosophie à quelques slogans exacts, mais faciles, accrocheurs, comme celui du « respect de la vie » sans prendre en compte l’ensemble de la démarche qui aboutit à ces formules et de la réflexion qui leur donne leur sens. On cite des mots de Schweitzer, on se transmet des anecdotes parfois caricaturales à son propos (comme son refus de tuer les mouches et les moustiques*), mais on le lit et on l’étudie très peu, malgré les efforts intelligents et persévérants de Sorg*, de Kaempf*, de Gagnebin* et de quelques autres. J’ai quelquefois l’impression que la célébrité de Schweitzer nuit à sa pensée dont l’importance et la pertinence me paraissent, pourtant, remarquables. Je voudrais dans cet article en indiquer quelques aspects.

Une déception

Dans les écrits de Schweitzer s’exprime une profonde déception. Il a le sentiment vif et douloureux d’un échec de la culture européenne. Certes, elle a produit des œuvres nombreuses et brillantes, ce dont il faut lui être reconnaissant. Mais, en fin de compte, malgré de remarquables productions, elle aboutit à des résultats assez maigres, et même, à bien des égards, négatifs. Elle a multiplié les théories, les systèmes, les constructions intellectuelles sans offrir, néanmoins, grand chose de vraiment solide. La culture orientale, que Schweitzer étudie attentivement et la culture africaine, qu’il juge plus primitive et moins développée, n’ont pas mieux réussi que l’occidentale, même si elles en diffèrent et si leur bilan ne s’établit pas dans les mêmes termes. On peut donc parler d’une faillite de l’humanité et de ses diverses civilisations.

L’échec se constate, d’abord, dans le domaine de la connaissance. Le développement de la science a paradoxalement mis en évidence que notre savoir reste limité et peu sûr. Nous nous heurtons constamment à des mystères impénétrables. Les réalités dernières, les raisons ultimes, les vérités essentielles nous échappent et nous n’avons aucun moyen pour les atteindre. Le secret de l’univers nous échappe. Marqué par Kant, Schweitzer penche vers l’agnosticisme : nous ne savons pas ce qu’il y a derrière les phénomènes, nous sommes condamnés à l’ignorance. « Ce que notre pensée, écrit-il, nous présente comme la connaissance de l’univers n’est jamais qu’une interprétation sans aucune preuve ... Il ne nous reste rien d’autre à faire que de nous avouer à nous-mêmes que nous ne comprenons rien à la marche du monde, que nous sommes de tout côté entourés d’énigmes »*.

Sur le plan de l’action ou de l’éthique, la philosophie occidentale se montre incapable de donner des règles simples et claires. Elle a renoncé à sa mission éducatrice au service de tous, pour devenir une affaire de spécialistes, qui se complaisent dans des virtuosités intellectuelles sans guère se soucier de se faire comprendre et d’aider les gens. Il vaut la peine d’aller voir dans la bibliothèque de Gunsbach les annotations féroces de Schweitzer dans les marges de son exemplaire de L’Etre et le temps d’Heidegger. Il reproche à ce livre de cultiver subtilité et obscurité, de se livrer à un jeu de l’esprit sans se préoccuper de l’action et de la pratique, sans vraiment chercher à communiquer.

La religion n’a guère fait mieux que la philosophie. Les grandes doctrines sont des spéculations gratuites ; elles accumulent des imaginations invérifiables. Les théologiens se disputent sur des questions qu’ils n’ont pas les moyens de trancher ; ils parlent abondamment de ce qu’ils ignorent complètement. Schweitzer, spécialiste du Nouveau Testament, estime que l’étude sérieuse de la Bible démontre avec évidence qu’elle ne fournit pas d’éléments suffisants pour fonder et légitimer la dogmatique classique ni, d’ailleurs, pour en construire une autre. Là également, il se montre agnostique et demande qu’on prenne acte de notre ignorance. Quelle folie que de vouloir définir Dieu, décrire son être, expliquer son action. Sur le plan éthique, les Églises ont aussi échoué ; la guerre en Europe en fournit une preuve aussi terrible qu’éclatante ; non seulement elles n’ont pas su inculquer l’amour du prochain à des peuples à majorité chrétienne, mais de plus elles se sont déconsidérées en bénissant tant et plus les différentes armées*.

Schweitzer souligne l’échec de la mission civilisatrice dont l’Occident se glorifiait volontiers. Il dénonce dès 1905, en terme très durs, le colonialisme qui asservit et exploite les africains*. Avant et après la première guerre mondiale, il condamne les nationalismes* qui prennent de l’ampleur ; ils dressent les uns contre les autres les gens, et leur enseignent la haine. Il s’indigne de la cruauté avec laquelle on traite les animaux. La société industrielle nous asservit à une logique économique qui engendre misère et criminalité chez les uns, surmenage et superficialité chez les autres, ce qui conduit à l’étiolement de la pensée et de la spiritualité. Elle développe une administration, une organisation, et une technicisation qui étouffent la personnalité. Elle nous enferme dans un monde artificiel, et nous fait perdre le contact avec la nature. Elle pratique la torture* ; elle accumule des moyens de destruction, comme la bombe atomique, devenant ainsi suicidaire. Le progrès technique s’accompagne d’une décadence morale*. Les civilisations d’Orient donnent plus de valeur à la vie intérieure et à son développement ; par contre, elles favorisent l’inactivité ; elles se désintéressent des conditions d’existence de l’être humain; elles l’abandonnent à sa misère matérielle, physique, sociale*.

Schweitzer brosse donc un tableau très sombre de la situation de l’humanité. Au fil des années, son inquiétude et sa désapprobation ne cessent de grandir devant l’évolution du monde ; le portrait qu’on peut voir dans sa chambre à coucher monacale de Gunsbach l’exprime très bien. Pourtant ce pessimisme de l’analyse s’accompagne paradoxalement d’un optimisme de l’action. Schweitzer invite non pas à se résigner et à baisser les bras, mais à réagir. Il ne conclut pas que tout est perdu et qu’il n’y a rien à faire. Au contraire, avec une énergie indomptable, il veut travailler et se battre afin de remonter la pente. Pour cela, il se met en quête de principes de pensée et d’action qui doivent remplir trois conditions : d’abord, être modestes, ne pas prétendre tout expliquer, tout éclairer, tout résoudre ; ensuite, être élémentaires, ce qui signifie, sous la plume de Schweitzer, simples, concrets, en prise directe avec les réalités (il emploie « élémentaire » toujours en un sens positif, en opposition à « abstrait », « subtil », « artificiel », « secondaire »*) ; enfin, être efficaces, c’est-à-dire capables de nous indiquer des orientations, des objectifs et de nous mobiliser pour les atteindre. Quand la réflexion de Schweitzer le conduit à la notion de « respect de la vie », il estime avoir trouvé ce qu’il cherchait ; elle apporte la solution du problème qui le préoccupait.

Le respect de la vie

Pour expliquer et commenter cette notion, nous nous demanderons d’abord ce que signifie « respect », ensuite ce qu’est la « vie », ce qui permettra, dans un troisième temps, de préciser le sens et la portée du principe posé.

1. On a souvent noté que le mot allemand Ehrfurcht qu’utilise Schweitzer n’a pas de correspondant exact en français. Le terme respect (choisi par Schweitzer lui-même) le rend mal, parce qu’il évoque une attitude passive (s’abstenir de tuer, ne pas toucher ce qui vit); or il ne s’agit pas du tout cela. Schweitzer a proposé lui-même un équivalent latin éclairant, veneratio*. Malheureusement, le français « vénération » ne correspond pas exactement à veneratio. Il faut donc, faute d’un terme français satisfaisant, préciser le sens du terme employé par Schweitzer*.

Ehrfurcht est un mot composé qui associe deux éléments : d’une part Ehre qui signifie hommage, honneur rendu, estime et considération ; d’autre part Furcht qui veut dire peur, appréhension, effroi. Ce mot désigne donc un sentiment ou une attitude complexe et bivalente ; il en va exactement de même pour le latin veneratio. Imaginons ce que pouvait éprouver à l’époque féodale un vassal qui s’approchait de son suzerain, ou au temps de la monarchie absolue un sujet qui rencontre le roi. Si l’hommage l’emporte, il s’y mêle de l’inquiétude. Pensons aussi à la célèbre analyse de Rudolf Otto sur le sacré à la fois fascinant et terrifiant, séduisant et effrayant. Certes, pour le croyant, l’attrait domine ; il ne supprime néanmoins pas toute crainte. Pour Schweitzer, la vie présente ce double caractère ; elle est précieuse et redoutable, magnifique et épouvantable, source de joies immenses et de souffrances abominables.

Veneratio, plus nettement qu’Ehrfurcht, ne désigne pas seulement ni principalement un sentiment ; il s’applique avant tout à un comportement, à une activité. N’entendons donc pas par « respect » un état d’âme sans effet pratique mais bel et bien une tâche à entreprendre, un travail à accomplir, un combat à mener*. Respecter la vie ne se réduit pas à la contempler avec espoir et inquiétude en la laissant aller son cours* et en évitant seulement de la détruire. Il s’agit de la servir, de la développer, de la cultiver, de la défendre contre ce qui la menace, y compris contre le danger qu’elle représente pour elle-même.

2. Étonnamment, il n’existe pas de définition scientifique ou philosophique satisfaisante de la vie. Nous sommes incapables de déterminer où elle commence ; on passe de l’inanimé à l’animé progressivement, sans qu’on puisse tracer une frontière nette. Nous sommes aussi en peine de préciser quand elle s’achève ; nous n’arrivons pas à déterminer à quel moment précis elle s’arrête. Nous ignorons en quoi elle consiste exactement ; elle se présente à nous comme un mystère*. « Le progrès de la science, écrit Schweitzer, consiste à mieux décrire les phénomènes où se manifestent les aspects multiformes de la vie, à nous faire découvrir la vie là où, auparavant, nous ne la soupçonnions pas, à nous permettre de mettre à profit telle ou telle de ses aspirations dans la nature. Mais ce que la vie est en elle-même, aucune science n’est capable de le dire »*. On retrouve là l’agnosticisme de Schweitzer : l’essence des choses échappe à notre savoir; nous ne connaissons jamais que des manifestations, c’est-à-dire des apparences.

Si nous ne savons pas ce qu’est la vie, nous en avons cependant une connaissance intuitive du fait que nous y participons. Nous ressentons les autres vies à partir en fonction de la nôtre*. De manière analogue, la médecine n’arrive pas à définir scientifiquement en quoi consiste la santé, mais nous comprenons tous fort bien ce que signifie être malade ou bien portant, sans qu’on ne nous l’explique. Schweiter voit dans la vie une expérience aussi immédiate et incontestable que celle du « je pense donc je suis » selon Descartes. Il le souligne en proposant une version transformée du raisonnement cartésien. Au lieu de partir du « je pense » pour aboutir, à travers une série de chaînons intermédiaires, au monde existant, comme le font les Méditations, Schweitzer affirme : « je suis vie qui veut vivre, parmi la vie qui veut vivre »*. Ma vie et ma volonté de vivre s’imposent à moi comme un fait premier, fondamental, élémentaire que je ne peux ni justifier ni disqualifier logiquement, mais qui me permet de saisir à partir de mon expérience quelque chose du monde ; par analogie avec ce que je suis, j’y discerne « derrière et dans tous les phénomènes » des volontés de vivre semblables à la mienne.

Dans l’univers, les vivants ne cessent de s’opposer à d’autres vivants et de les combattre impitoyablement pour les éliminer*. La vie se contredit elle-même, chacune luttant sans cesse contre les autres. On s’entre-déchire, on s'entre-tue, on s'entre-dévore dans un immense carnage. Le monde des humains ne fait pas exception, mais là, plus clairement que chez les animaux, apparaît le sentiment que la vie peut s’associer avec la vie ; là se manifeste timidement un élan pour que des vivants s’aident, s’allient, collaborent pour le plus grand bien de chacun*. Parler du respect de la vie, plutôt que des vivants, exprime cet espoir d’une vie harmonieuse et non déchirée, solidaire et non adversaire, réconciliée avec elle-même, et non pas condamnée à se maintenir par de perpétuels assassinats. Pensons à la vision prophétique du loup habitant avec l’agneau, de la vipère jouent avec l’enfant sans qu’ils se fassent du mal (Ésaïe, 11, 6-10).

3. Après avoir examiné successivement les deux termes clefs de l’expression « respect de la vie », considérons la maintenant comme un tout. Quel sens et quelle portée lui attribue Schweitzer ? Quatre indications permettront de le préciser.

- Première indication. Le respect de la vie, tel que l’entend Schweitzer, implique un pari et un engagement.

Pari que l’affrontement meurtrier de la vie avec elle-même ne constitue pas un destin inéluctable ; l’harmonie peut l’emporter sur la discorde, le positif prendre le pas sur le négatif. On peut voir dans ce pari un optimisme excessif et déraisonnable. Il me paraît évident que, pour Schweitzer, d’une part, il s’enracine dans la foi ou en découle et que, d’autre part, il témoigne d’une confiance en la raison ; il en appelle à un vouloir vivre devenu conscient, responsable et intelligent. Schweitzer a toujours estimé que la foi et la pensée convergeaient*.

Engagement, parce qu’il dépend de chacun de nous de gagner ce pari. Le service de la vie nous requiert et nous mobilise ; il nous appartient de contribuer, pour notre part, à diminuer les discordances et à accroître l’harmonie. Ce service demande du courage : il implique, en effet, que loin de fermer les yeux sur le négatif, nous le mesurions, l’affrontions et le surmontions. Le courage joint le pessimisme qu’entraîne un diagnostic lucide sur l’état actuel des choses avec l’optimisme de l’action qui espère faire changer, ne fut-ce qu’un tout petit peu, les choses.

- Deuxième indication. On a parfois vu dans le respect de la vie un principe humanitaire superficiel qui ne prendrait pas en compte la complexité de l’existence. Schweitzer, a-t-on dit, propose une morale généreuse, idéaliste, mais assez courte et peu réaliste parce qu’elle oublie l’imbrication constante et la relation dialectique qui existe entre la vie et la mort. Cette critique ne me paraît pas juste. Schweitzer sait bien que la mort alimente la vie. Il mentionne « l’interférence » inévitable entre l’affirmation et la négation de la vie ; entretenir une vie signifie toujours en faire disparaître d’autres. Il en parle comme d’une « tragédie ». Il accorde une grande importance au sacrifice ; servir la vie conduit parfois à renoncer à la sienne, la Croix du Christ le montre bien. Schweitzer n’ignore rien des complexités et des difficultés de l’existence. « Le monde, écrit-il, c’est l’horrible dans la splendeur, le non-sens dans la plénitude de sens, la douleur dans la joie »*. Le respect de la vie ne méconnaît nullement cet endroit et cet envers des choses; il implique une « tension entre la négation et l’affirmation de la valeur du monde »* ; cette dualité lui confère son caractère de pari, d’engagement et d’acte de courage.

- Troisième indication. On a reproché au principe du respect de la vie d’être trop vague ou général, ce qui le rendrait incapable de fournir des consignes précises dans les cas obscurs ou complexes. Schweitzer ne prétend pourtant pas que ce principe résout et supprime tous les problèmes. Il ne le présente pas comme la formule magique qui procurerait en toute occasion des solutions. Au contraire, il indique que son application n’apparaît jamais avec évidence, d’autant plus qu’il faut prendre en considération non seulement la vie en tant que fait, mais aussi sa qualité qu’il importe de préserver ; l’euthanasie et l’avortement ne contredisent pas toujours le principe du respect de la vie*. Les problèmes subsistent, parfois augmentent. « Le respect de la vie, écrit Schweitzer, me jette dans des perplexités que le monde ne connaît pas »*. Ce principe donne seulement, et c’est essentiel, une orientation et une directive. Il est « germe » « fondement », « étalon » de l’éthique et non éthique développée. Il « ne prétend pas ériger un système clos et complet » ; il sait que la cathédrale restera inachevée, mais il veut en indiquer le « chœur » (on peut indifféremment écrire ici « chœur » ou « cœur »).

- Quatrième indication. La plupart des systèmes éthiques élaborés par les penseurs occidentaux jusqu’à une époque très récente se préoccupent des relations entre les êtres humains. Elles négligent complètement les animaux, les plantes et la nature. Elles s’enferment dans le domaine du social, et n’ont pas de dimension cosmique. Au contraire, le principe du respect de la vie nous lie à l’ensemble de l’univers. Il nous fait découvrir que ces prochains que nous devons aimer comme nous-mêmes ne sont pas seulement nos semblables, mais aussi tous les êtres qui peuplent notre planète. Schweitzer propose une éthique à la fois personnelle, sociale et écologique* qui nous ouvre et nous appelle à une responsabilité qui s’étend à l’ensemble des créatures.

Le respect de la vie et l’évangile

Existe-t-il un rapport quelconque entre le respect de la vie et le message évangélique ? Certains l’ont nié et estiment qu’en 1913 Schweitzer cesse d’être un théologien chrétien ; sa pensée et une action deviennent alors purement laïques. Je crois que c’est une erreur. À mon sens, un lien étroit relie l’interprétation que donne Schweitzer du Nouveau Testament avec sa réflexion éthique.

En quoi consiste, à ses yeux, la spécificité du message évangélique ? Pour la dégager, il faut le comparer à l’enseignement des grandes religions du monde. Schweitzer les range en deux grandes catégories d’après le jugement qu’elles portent sur le monde et l’attitude qu’elles prennent à son égard*. Il serait, d’ailleurs, plus juste de parler de deux types d’« attitudes religieuses » que de deux catégories de « religions » (comme a tendance à le faire Schweitzer) ; en effet, ces deux attitudes peuvent coexister dans la même religion.

Nous rencontrons en premier lieu des religions qui condamnent le monde et préconisent une évasion dans un au-delà. Pour elles, le monde forme le domaine du matériel, du charnel, de l’illusoire, voire du diabolique. Elles y voient un piège destiné à prendre et à perdre l’être humain en le rendant prisonnier de ses besoins et de ses désirs. Elles invitent leurs fidèles à fuir le sensible, à renoncer à leurs activités, à rompre leurs liens pour s’adonner à l’ascèse ou à la contemplation. Le salut implique une rupture et un détachement. Dans cette première catégorie se rangent, par exemple, les sectes platoniciennes ou gnostiques, le brahmanisme et le bouddhisme. Ces religions méprisent la vie et tendent à la nier. Elles la considèrent comme un malheur et une déchéance dont on doit délivrer les êtres humains. Elles ne préconisent nullement, bien au contraire, le respect de la vie.

En second lieu, nous avons des religions qui voient dans le monde l’émanation ou l’expression de la volonté divine. Elles affirment que tout ce qui existe vient de Dieu et doit être considéré comme bon et nécessaire. Elles enseignent qu’il faut non seulement se résigner à ce qui arrive, mais accepter l’ordre des choses, se mettre en accord avec ce qui est. Le salut demande soumission et consentement. Cette seconde catégorie comprend le stoïcisme, l’islam, les religions de la Chine (Confucius et Lao-Tzeu). Ces religions sont amenées à justifier, voire à sanctifier la mort, la souffrance, les forces négatives qui œuvrent dans le monde et qui abîment, détériorent, voire détruisent la vie. L’affirmation du monde n’entraîne nullement ici le respect de la vie. Comme l’écrit L. Gagnebin*, « le monde et la vie sont deux réalités différentes ; il ne s’agit pas de les confondre ».

L’évangile n'entre dans aucune de ces deux catégories. Il ne prêche pas le refus du monde et la fuite dans un au-delà. Il ne préconise pas, non plus, l’acceptation du monde actuel et la soumission à ce qui est. Il ne dit au monde ni un « oui » ni un « non » unilatéral ; il lui dit paradoxalement à la fois et en même temps un « oui » et un « non » qui « s’interpénètrent » dans l’annonce eschatologique que Dieu va « faire toutes choses nouvelles » selon une parole d’Ésaïe reprise par l’Apocalypse*. Le salut implique ici une dynamique du changement, d’un changement que le croyant n’attend pas passivement, mais auquel il collabore par son action. À la logique statique des religions, l’évangile oppose la vision, peut-être moins satisfaisante et cohérente intellectuellement, mais combien plus féconde d’un monde en transformation*. Schweitzer voit dans l’Évangile non pas une révélation qui expliquerait tout, mais une puissance qui nous mobilise totalement. Cette vision dynamique s’exprime surtout dans l’annonce et l’attente du Royaume, qui se trouve au cœur du Nouveau Testament, comme Schweitzer l’a montré dans ses travaux sur les évangiles et sur les épîtres de Paul. La foi chrétienne suscite ainsi un véritable respect et un authentique service de la vie. À la différence des religions de la première catégorie, elle ne rejette pas ni ne méprise le monde ; le monde est destiné au salut, appelé à une transformation. Elle se distingue des religions de la seconde catégorie en ce qu’elle refuse d’approuver et de légitimer la part de mal et de mort que comporte le monde. Ne pas s’évader dans un au-delà spirituel qui dévalorise le temporel, ne pas accepter l’état actuel des choses, mais travailler à la transformation de la réalité pour que diminue l’écart, ou même l’opposition entre ce qui est et ce qui doit être, voilà la tâche que propose l’éthique du respect de la vie et la mission que l’évangile nous donne. « L’éthique du respect de la vie, affirme Schweitzer, est l’éthique de Jésus reconnue comme une nécessité de la pensée »*.

*   *   *

Quand Schweitzer appelle au respect de la vie, il n’entend faire rien d’autre que de prêcher l’évangile en l’exprimant dans un langage différent de celui auquel nous sommes habitués. Pourquoi procéder à cette traduction et à cette transposition ? Deux raisons l’expliquent.

D’abord, l’écart culturel qui sépare le premier du vingtième siècle. Le Nouveau Testament a été écrit pas des hommes qui pensaient avec d’autres catégories et notions que celles d’aujourd’hui et qui avaient une conception de l’univers et de l’histoire très différente de la nôtre. Ils ont formulé le message évangélique avec leurs mots, leurs idées, leurs connaissances que nous ne pouvons pas adopter tellement elles nous sont étrangères. Schweitzer souligne souvent cette « étrangeté » de Jésus et de ses disciples qui a pour effet que ce qu’ils disent nous cache souvent ce qu’ils veulent dire. D’où l’utilité de spécialistes, théologiens et pasteurs, pour expliquer leurs propos. Il leur revient d’opérer une traduction ou une transposition et de formuler la foi chrétienne dans un langage, qui soit compréhensible aujourd’hui, qui tienne compte de nos idées et de nos connaissances. Plutôt que de répéter littéralement les prophéties apocalyptiques, devenues inintelligibles et inacceptables dans leur formulation première, il faut redécouvrir leur sens essentiel, cette attitude envers le monde que nous exprimons, aujourd’hui, en parlant de service de la vie.

Ensuite, Schweitzer, comme beaucoup d’hommes de sa génération, a conscience que les Églises remplissent mal leur mission. Elles accordent plus d’importance aux dogmes et aux sacrements qu’à la mystique et à l’éthique. Elles se révèlent impuissantes à agir dans le monde ; elles n’arrivent pas à transformer les mentalités et les comportements. Elles se sont compromises dans les guerres, elles pactisent avec l’injustice. Le christianisme officiel ou institutionnel a échoué et s’est déconsidéré. L’évangile perd tout impact et Jésus toute crédibilité, parce que les hommes le voient à travers les Églises. Pour proclamer le message évangélique dans notre monde, pour le rendre vivant et agissant, Schweitzer estime qu’il faut passer par d’autres canaux et inventer un langage différent. Il cherche, comme, un peu avant, avait essayé de le faire un autre alsacien, Charles Wagner*, et comme devait le préconiser beaucoup plus tard Bonhoeffer, une expression laïque de l’évangile et il pense l’avoir trouvé avec « le respect de la vie ».

André Gounelle
Ouvertures, mars 2007

Notes :

* En fait on sait qu’il est arrivé à Schweitzer de tuer des animaux, mais il ne voulait y consentir qu’en cas de nécessité, lorsqu’il n’y avait pas d’autre solution. Voir le témoignage du Dr. Walter Munz dans B. Kaempf, éd. Le respect de la vie toujours actuel, Jérome  de Bentzinger éditeur,  2006, p. 156-157.

* J.P. Sorg rédacteur en chef des Études Schweitzériennes et des Cahiers Albert Schweitzer a traduit de nombreux écrits de Schweitzer et a publié une remarquable anthologie de ses textes, Humanisme et Mystique, Albin Michel, 1995.

* B. Kaempf a choisi et présenté des textes de Schweiter dans un recueil intitulé Respect de la vie, Arfuyen, 1990. Il a organisé un colloque à Strasbourg en 2005, dont les actes ont été publiés sous le titre Le respect de la vie toujours actuel, Jérome  de Bentzinger éditeur,  2006,

* L. Gagnebin a publié un excellent Albert Schweitzer, Desclée de Brouwer, 1999.

* cf. Ma vie et ma pensée, p.223; “Le problème de l’éthique dans l’évolution de la pensée humaine”, Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 1952, 2ème semestre, p.9.

* Ma vie et ma pensée, p.260-262.

* Ma vie et ma pensée, p.208-215.

*Ma vie et ma pensée, p.160.

* Ma vie et ma pensée, p.261.

* Ma vie et ma pensée, p.163-168, 220, 243-245.

* Ma vie et ma pensée, p.164.

* Ma vie et ma pensée, p.248, 251-253.

* “Le problème de l’éthique dans l’évolution de la pensée humaine”, Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 1952, 2ème semestre, p.10.

* .E.Spranger, “Différence entre respect de la vie et Ehrfurcht”, Cahiers Albert Schweitzer, n°37 (hiver 1977-1978).

* L. Gagnebin, le souligne justement dans Albert Schweitzer, p. 143.

* Ma vie et ma pensée, p.173, p.254.

* “Le problème de l’éthique dans l’évolution de la pensée humaine”, Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 1952, 2ème semestre, p.10.

* La civilisation et l’éthique, p.164.

* Ma vie et ma pensée, p.174.

* Ma vie et ma pensée, p.172. La civilisation et l’éthique, p.165-166.

* Ma vie et ma pensée, p.174-175. “Le problème de l’éthique dans l’évolution de la pensée humaine”, Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 1952, 2ème semestre, p.9.

* Ma vie et ma pensée, p.255. “Le problème de l’éthique dans l’évolution de la pensée humaine”, Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 1952, 2ème semestre, p.10-11

* Ma vie et ma pensée, p.262; “Le problème de l’éthique dans l’évolution de la pensée humaine”, Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 1952, 2ème semestre, p.6.

* Ma vie et ma pensée, p.223. Cf. “Le problème de l’éthique dans l’évolution de la pensée humaine”, Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 1952, 2ème semestre, p.10.

* Une pure volonté de vie, p. 46-47, 60.

* Selon le témoignage du Dr Munz (dans B. Kaempf, éd. Le respect de la vie toujours actuel, Jérome  de Bentzinger éditeur, 2006, p. 157), Schweitzer a accepté, au moins une fois, l’interruption d’une grossesse non désirée pour des motifs humanitaires et non thérapeutiques. Toutefois, tuer par nécessité, parce que qu’on ne peut  pas faire autrement  reste un mal ; ce n’est jamais un bien, et il ne fait pas le faire avec « bonne conscience » (voir L. Gagnebin, Albert Schweitzer, p. 145-146).

* La civilisation et l’éthique, p.170. Cf. Ma vie et ma pensée, p.255-256.

* Ma vie et ma pensée, p.174; “Le problème de l’éthique dans l’évolution de la pensée humaine”, Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 1952, 2ème semestre, p.8-9, 11. Cf. J.P. Sorg, « Albert Schweitzer, une éthique pour l’écologie ? », Évangile et Liberté, juillet-août 2000.

* Ma vie et ma pensée, p.200-203, 221-223, 250-251. “Le problème de l’éthique dans l’évolution de la pensée humaine”, Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 1952, 2ème semestre, p.1-5.

* Albert Schweitzer, p. 135.

* L. Gagnebin, Albert Schweitzer, p.129-130.

* “Le problème de l’éthique dans l’évolution de la pensée humaine”, Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 1952, 2ème semestre, p.5.

* Ma vie et ma pensée, p.256.

* Sur les relations éventuelles entre C.Wagner et A. Schweitzer, voire ma contribution à B. Kaempf, éd. Le respect de la vie toujours actuel, Jérome  de Bentzinger éditeur,  2006, p. 122.

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot