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Albert Schweitzer au carrefour des cultures

 

Bien que célèbre, Albert Schweitzer est très peu ou très mal connu. On en a fait une image d'Epinal, qu'admirent les uns, qui agace les autres. On ignore sa pensée, ses travaux, ses publications, et on le réduit à la médecine humanitaire, qui est certes importante, mais qui ne représente qu'un aspect de sa personnalité. Je vais essayer aujourd'hui non pas de dire toute la ri­chesse de son œuvre, je laisserai entre autres de côté la musique, mais de le présenter à partir des situations de rencontre entre des cul­tures différentes qu'il a connues. Schweitzer en a vécu quatre, que nous allons voir successi­vement.

1. L’Alsace

Ses origines placent d’emblée Schweitzer à la croi­sée de deux cultures. Sa province natale, en effet, participe à la fois au monde germanique et au monde français, dualité qui a fa­vorisé sa richesse culturelle, mais a aussi provoqué des malheurs politiques. Les affrontements de 1870, 1914 et 1939 créent des sentiments et des situations complexes et embrouillés. On le constate dans la famille Schweitzer. Deux des ses oncles, Charles et Auguste, optent en 1871 pour la France, tandis que son père, Louis, devient allemand. Le choix des uns et des autres s'explique plus par des commodités que par des motifs politiques ou patriotiques. Ses deux oncles vivaient et travaillaient dans la France "de l'intérieur" bien avant 1870, tandis que le ministère pastoral qu'exerçait son père le maintient en Alsace. Charles, oncle d’Albert et le grand-père de Jean-Paul Sartre, il­lustre l'écartèlement des alsaciens. Il déteste l’Empire allemand, se révol­te de voir l’Alsace soumise à sa souveraineté, se fâche tout rouge, à la grande frayeur de sa femme, quand il croise des soldats prussiens dans les rues de Colmar. En même temps, par son enseignement à Paris et ses publications, il contribue à la connaissance de l’Allemagne et en sert la culture dans notre pays. Il aime la civilisation germanique, mais pas l'État allemand, attitude ambiguë fréquente chez les alsaciens de cette époque (on trouve parfois une ambiguïté analogue dans leurs sentiments à l’égard de la France).

Les Schweitzer sont tous bilingues. Quand ils se rencontrent, ils parlent en allemand (pas en dialecte semble-t-il) ; quand ils s'écri­vent ils le font en général en français. Si Albert s’exprime couramment dans les deux langues, il précise que sa langue maternelle est l’allemand. Lors de ses études pour le doctorat, Albert passe une année à l’Université de Paris et une autre à celle de Berlin. Dans l’avant-propos de son livre sur Jean-Sébastien Bach, paru en 1904, écrit en français, Schweitzer s’excuse des éventuels germanismes de son style, et ajoute :

“ C’est là l’héritage fatal de ceux qui vivent et qui pensent en deux langues. Mais ne sont-ils pas nécessaires à la science et à l’art surtout, ces esprits qui ap­partiennent à deux cultures ? Si de tout temps, le beau privilège de l’Alsace a été de faire connaître l’art français et la science française en Allemagne et, en même temps, de frayer la voie en France à ceux des penseurs et des artistes alle­mands qui ont une importance euro­péenne, cette tâche ne s’impose-t-elle pas aux Alsaciens de notre géné­ration qui sont  restés en contact avec la culture française plus qu’à ceux de n’importe quelle autre époque ?”

Schweitzer voit donc dans cette situation entre deux cultures à la fois une misère (un héritage fatal), une grandeur (un beau privilège) et surtout une vocation (favoriser une connaissance et une compréhension mutuelles). Il évoque également l’idée d’une culture européenne. Il ap­pelle à un dépas­sement de l’antagonisme entre la France et l’Allemagne; il entend travailler “à un rapprochement”. Dans cette perspective, il choisit, en général, la voie la plus difficile. Dans une lettre écrite avant la guerre au pasteur Alfred Boegner, il écrit : “C’est notre devoir à nous protestants alsaciens d’apparte­nir au protestantisme français ... L’Allemagne est assez riche en protestan­tisme”. Mais lorsqu’il est interné en tant que citoyen al­lemand en 1917 et 1918, il demande et obtient d'être libéré non pas en qualité d'alsacien, mais dans le cadre d'un échange entre prisonniers civils des deux nations. Après l’armistice, redevenu français, il envoie de nombreux colis à ses amis alle­mands qui subissent un rationnement sévère ;  la po­lice française  le soupçonne de sentiments pro-allemands et le met sous surveillance durant les années 1919-1921. En fait, ses solidarités se situent des deux côtés. Il n’entend abandonner ni renier personne : quand il se voit obligé de choi­sir, il se met toujours aux côtés du plus faible et, à la différence de ses pa­rents, il ne prend pas l'option qui lui faciliterait les choses.

2. Le Nouveau Testament

Ses études théologiques conduisent Schweitzer à s’intéresser à une deuxième rencontre entre cultures différentes, celle du premier siècle de notre ère et celle du monde mo­derne.

Le Nouveau Testament se trouve à la source et au cœur de la foi chré­tienne. Il la nourrit et la dirige. Il est la grande référence et la référence normative. Or, ce livre fondamental date de plus de vingt siècles. Il vient d’un monde qui n’a pas grand rapport avec le nôtre. Ses coutumes, ses manières de pensée, ses conceptions, ses croyances nous sont étrangères. Nous les igno­rons en partie, nous ne les comprenons pas bien, et nous ne pouvons pas partager certaines d’entre elles. En scrutant le texte des évangiles, Schweitzer s’aperçoit que Jésus et ses disciples baignent dans une atmosphère apocalyptique. Ils vivent dans l’attente d’une fin imminente du temps présent et surgissement d’un temps nouveau, celui du Royaume, qu’ils se représentent de manière très matérialiste comme une grande catastrophe cosmique qui mettra en place une nouvelle terre et de nouveaux cieux ? Pour eux ce changement va se produire d’un moment à l’autre ; on touche aux tout derniers jours du monde ancien. Cette conviction explique bien des paroles et des épisodes qui nous paraissent mystérieux et qui, parfois, nous choquent.

Il y a par rapport à nous une “étrangeté” de Jésus que souligne fortement Schweitzer. On l’oublie souvent. Nombreux sont les théologiens et les prédicateurs qui parlent comme si Jésus était un européen d’au­jourd’hui. Pensons à ce pasteur anglais du siècle dernier qui tout tranquil­lement expli­quait à ses paroissiens que Jésus aurait parfaitement accepté de venir prendre une tasse de thé accompagnée de petits gâteaux dans le salon de son presbytère, mais que par contre, il aurait refusé avec indignation d'aller boire une bière en fumant une cigarette dans un pub de la ville. Propos cari­catural, certes; pourtant, de manière plus subtile, plus savante, mais non moins naïve, les spécialistes se font une image du Christ qui re­flète leurs propres conceptions et ils oublient qu’il appartient à un autre temps. Dans un ouvrage publié en 1906, où il examine les principaux livres sur Jésus, Schweitzer montre qu’ils le présentent comme un prédi­cateur spiritualiste, idéaliste, quelque peu romantique, conforme à l’idéal religieux du 19ème siècle. Sans s’en rendre compte, ils le modernisent, et  ils déforment son enseigne­ment. Pour le bien comprendre, il faut consentir à un dépaysement total, et, écrit Schweitzer, “entrer dans une autre conception du monde”.

Quand on prend conscience de la distance culturelle qui nous sépare du Nouveau Testament, se pose alors le redoutable problème de sa valeur, de son autorité et de sa pertinence pour nous. En quoi ce texte ancien qui pro­vient d’un monde dont la mentalité nous est profondément étrangère, dont les conceptions diffèrent considérablement des nôtres, peut-il nous intéres­ser et nous concerner ? Que pouvons-nous en faire ? Un chrétien ne peut évidemment pas rejeter le Nouveau Testament, en y voyant un ensemble de vieux récits caducs et de doctrines dépassés. Il ne peut pas non plus faire siennes les croyances et les conceptions d'un autre temps, et se mettre à pen­ser et sentir comme le faisait un paysan palestinien du premier siècle. 

Pour Schweitzer, la seule attitude possible pour un croyant consiste à transposer le message du Christ “dans notre conception moderne du monde”. Il ne s'agit pas d'adopter les croyances d'autrefois, mais de dé­couvrir ce qu'elles signifiaient dans leur contexte. Ainsi, Jésus appelle à une religion fondée sur l’amour et non sur des rites ou des dogmes, sur la vo­lonté de ser­vir la vie et de ne pas la déprécier ni la détruire. Ce sens il l'a exprimé dans les catégories apocalyptiques d'une époque qui croyait à la fin imminente du monde. Il nous faut le traduire et l’exprimer en fonction de notre contexte actuel, en utilisant nos concepts.  Le thème du respect de la vie représente aux yeux de Schweitzer un essai de traduction moderne du message évangé­lique. Cette démarche qu'on appelle aujourd'hui "herméneutique", Schweitzer a été l'un des premiers à la pratiquer. Elle cherche non seule­ment ce que le texte dit (tâche de l'exégèse), mais elle se demande ce qu'il veut dire et essaie de rendre ce sens dans notre langage. Nous avons vu que Schweitzer n’a voulu aban­donner ou sacrifier ni sa culture allemande ni sa culture française, mais établir entre elles circulation et échanges. De même, il n’entend éliminer ni le texte ancien ni le monde moderne, mais aller de l’un à l’autre, les mettre en relation grâce à une interprétation et une trans­position qui ouvrent à la foi une piste féconde. Cette solution, qui caractérise le protestantisme libéral, l’a heureusement emporté, malgré bien des résis­tances, dans la plupart des grandes Églises.

3. L’Afrique

Ces deux premières situations au carrefour de deux cultures, Schweitzer ne les choisit pas. Il les subit, elles s’imposent à lui, pour la pre­mière du fait de sa naissance en Alsace à une époque où la France et l’Alle­magne s’affrontent durement, pour la seconde du fait de ses études en théo­logie au moment où se développe la connaissance historique du monde an­tique et l’étude critique des textes. Par contre, quand en 1913, après une longue préparation et de multiples difficultés, Schweitzer part fonder un hôpital à Lambaréné, il se trouve cette fois-ci volontairement, en raison d’une décision personnelle, en contact avec une culture diffé­rente. Certes, Schweitzer ne part pas au Gabon pour apprendre à connaître les coutumes et les mentalités africaines. Il y va pour s’occuper de malades, pour soulager les souffrances d’êtres humains. Ses motivations et ses préoccupations ne sont pas d’ordre cultu­rel. Il n’en demeure pas moins qu’il rencontre et soigne des gens dont les mentalités, les manières de vivre, les réactions, les logiques ne ressem­blent guère à celles d’un européen. Comment Schweitzer a-t-il réagi, et comment a-t-il considéré l’Afrique? Voyons, d'abord son jugement sur la colonisation, et ensuite son appréciation de la culture africaine.

1. Que dit-il de la colonisation? Comme la plupart des européens de son époque, Schweitzer voit dans l’africain un primitif; le mot revient très sou­vent sous sa plume. Toutefois, et il se distingue en cela de beaucoup de ses contemporains, pour lui un primitif n’est pas un être in­férieur, qui restera toujours soumis à l’européen et ne sera jamais capable de l’égaler, mais quel­qu’un qui vit dans une sorte d’enfance culturelle, et qu’il s’agit d’élever et d’éduquer. Qu’il soit un primitif n’autorise nulle­ment à le traiter comme un sous-homme, à bafouer sa dignité et ses droits d’être humain. Au contraire, cela nous crée des devoirs, par exemple d’en­voyer des médecins et des insti­tuteurs, de créer des hôpitaux et des écoles.

La colonisation n’a de sens et de valeur que si elle se comprend comme une entreprise d’éducation qui un jour prendra fin. Quand elle poursuit d’autres buts, lorsque des intérêts économiques ou commerciaux la com­man­dent, elle dégénère et devient ignoble. Schweitzer déteste ces européens et aussi certains africains évolués qui  au lieu d’éduquer se lancent dans les af­faires, et dévoient, per­vertissent la tâche civilisatrice nécessaire. Dans une prédication prononcée en 1905 à Strasbourg, Schweitzer déclare :

“Nos États si fiers de leur haute civilisation ne sont là-bas que des ra­paces ... Au lieu de leur envoyer des ouvriers, des artisans, des instituteurs, des médecins, on a lâché sur les africains la meute des vauriens de chez nous ... Belle civilisation, en vérité qui bafoue et foule au pied la dignité humaine et les droits de l’homme.”

Très souvent Schweitzer dénonce avec force une colonisation qui n’a pas été ce qu’elle aurait dû être, qui n’a pas su remplir sa mission éducatrice et qui au lieu de servir l’Afrique l’a exploi­tée et abîmée. Nos “torts, écrit-il, ne doivent être ni passés sous silence ni déguisés”. Il note toutefois à l’actif de la colonisation qu’elle a arrêté la pratique de l’esclavage à l’intérieur et le trafic des esclaves vers l’exté­rieur. Elle a également fait cesser d’horribles guerres tribales, et empêché quantité de massacres. “Malgré, écrit Schweitzer, les nombreux et graves méfaits dont les blancs se sont rendus coupables dans leur œuvre de co­lonisation, ils peuvent  faire valoir qu’ils ont apporté la paix”. Schweitzer rend aussi hommage aux médecins et aux instituteurs qui se dévouent "pour les indigènes". Un bilan donc nuancé, avec beaucoup de négatif, mais aussi du positif.

2. Examinons maintenant ce que pense Schweitzer de la culture afri­caine. Il se dit impressionné par la valeur spirituelle, la qualité de ré­flexion, la sensibilité de certains gabonais Il souligne leur sagesse “élémentaire” (mot élogieux sous sa plume : “élémentaire” désigne des pen­sées et des attitudes qui n’ont pas perdu le contact avec la réalité et s’op­pose à artificiel). Parfois il raconte des anecdotes dans un esprit et avec une tendresse compa­rables à celles de parents qui rapportent des mots d’enfants. Dans leur appa­rente naïveté s’exprime une profondeur qu’ont perdu les adultes. “Je m’é­tonne, écrit Schweitzer, des idées et des senti­ments que je perçois chez les noirs ... ils nous révèlent parfois une vie in­térieure et une spiritualité que nous n’avions pas soupçonnées ... Leur es­prit est occupé des problèmes de l’existence” (alors que Schweitzer re­proche aux européens de ne plus vou­loir se poser ces problèmes, de  mé­priser la pensée qui cherche à com­prendre, qui s’interroge sur les secrets de la vie et de l’Univers). “L’indigène est beaucoup plus réfléchi qu’on ne se le figure généralement”. Il a des dé­fauts d’enfants, insouciance, égocen­trisme, paresse, mais aussi  des qualités de calme, de patience, de délica­tesse et de tact qui forcent le respect et l’es­time. Incontestablement, Schweitzer estime que si nous avons beaucoup à apporter aux africains,  nous avons aussi à les écouter, à apprendre et à re­cevoir d’eux.

Par contre, il n’accorde pas grande valeur à leurs coutumes, à leurs religions, à leur art. Quand il en parle, ses jugements sont souvent sévères. Il considère que leurs traditions emprisonnent les africains et représen­tent pour leur progrès et le développement de leur pensée une entrave. Il sou­ligne que les structures politiques traditionnelles favorisaient l’opposi­tion sanglante entre tribus, la tyrannie des petits chefs, l’asservissement du peuple et une insécurité générale. Il note la cruauté et l’absurdité de cer­taines coutumes, ainsi que le poids effroyable de la sorcellerie et des super­stitions.

Schweitzer a le sentiment que la valeur très réelle de l’homme afri­cain s’exprime malgré ses traditions, en dépit d’elles, contre elles et non par elles et en elles. Nous sommes évidemment très loin des propos que l’on en­tend parfois aujourd’hui sur la qualité des modes de vie et de pensée an­ces­traux que l’arrivée des européens aurait perturbés, puis détruits. En signa­lant sans complaisance les méfaits à la fois de la coutume et ceux de la coloni­sation, Schweitzer me paraît plus réaliste et plus lucide.

Je termine ces propos sur l'Afrique par une remarque que je crois im­portante. Schweitzer se montre également très sévère pour le monde euro­péen des 19 et 20ème siècles, qui a pris, se­lon lui, des orientations catastro­phiques pour l’avenir de l’homme occiden­tal. Une culture authentique ne pourra s’y développer que si des indivi­dus, des personnalités combattent ses tendances dominantes et les ren­versent. Dans ce domaine, l’européen ne se trouve donc pas mieux loti que l’africain. L’un comme l’autre doivent criti­quer et contester leurs tradi­tions pour devenir des êtres responsables et ré­fléchis. Schweitzer nous invite tous, où que nous vi­vions, quelles que soient nos origines, à nous méfier et à nous libérer des idées, des mentalités et des valeurs que nos sociétés nous inculquent et qui nous imprègnent. Nous avons tous à conquérir notre vérité et notre liberté spirituelles contre notre milieu. La critique du monde africain ne sert nullement à faire l’éloge du monde européen et à en affirmer la grandeur.

Il n’en demeure pas moins que Schweitzer étudie avec beaucoup de soin les philosophies de l’Inde et de la Chine, mais pas les sagesses du Gabon. Visiblement, l’Afrique ne se situe pas pour lui au même niveau que l’Asie ou l’Europe. Il prend la peine d’analyser les civilisations d’O­rient et d’Occident, mais de celles d’Afrique, il ne retient que des anec­dotes pittoresques. Le fait qu’il s’agisse de cultures orales, et que Schweitzer soit un homme de livres, qui travaille et réfléchit beaucoup à partir de ses lectures, favorise ce manque d’attention que lui ont amère­ment reproché certains africains. J’ajoute que l’expérience que Schweitzer a de l’Afrique reste très limitée; il ne connaît bien que la région où il a travaillé, une région où les guerres tri­bales du dix-neuvième siècle ont décimé les élites et exténué la culture. Il n'existe pas, à cette époque, d'études qui auraient pu attirer son attention sur ce qui existe ailleurs en Afrique, par exemple sur la pensée bantoue.

4. L’Orient

Dans l’œuvre de Schweitzer apparaît une quatrième situation interculturelle, celle qui naît de la comparaison, de la confrontation et du dia­logue qu’il établit entre les pensées occidentales et orientales. J’emploie ici le terme de pensées, parce que Schweitzer n’a pas vécu en Asie. Il n’y a même jamais voyagé; il n’a eu aucun contact physique avec ce conti­nent. Étonnamment, il n’a rien écrit sur les sagesses africaines malgré ses longs séjours au Gabon. Par contre il a publié un livre remarquable sur les philo­sophies et les religions de l’Inde où il n’est jamais allé. Il a également projeté d'écrire un livre sur les penseurs chinois. Il ne l'a pas achevé, mais il reste un gros manuscrit, à l'état de brouillon, mais de brouillon déjà avancé.

Pourquoi cet intérêt pour l'Asie? Il naît à la fin de la première guerre mon­diale. Schweitzer est déçu et écœuré par l'Europe. Après un conflit par­ti­culièrement barbare et meurtrier, elle s'asservit à une logique économique qu'il dénonce dans sa Philosophie de la culture, publiée en 1923, dont la première partie s'intitule "Faillite de la civilisation". Il y dénonce le surme­nage, la superficialité, la spécialisation à outrance, le développement d’une organisation qui étouffe la personnalité, la carence de la pensée, la dispari­tion de l’éthique et de la spiritualité. Ce qui amène Schweitzer à se demander si l’Asie n'est pas supérieure à l'Europe. N’y trouve-t-on pas une conception de la vie plus vraie, plus humaine, dont nous pourrions peut-être nous inspi­rer pour notre plus grand bien? La question se pose d’autant plus que la sagesse orientale jouit alors en Europe d’un grand prestige, dont il faut bien dire qu'il repose sur une connaissance très superficielle. Afin de se faire une opinion solidement fondée, Schweitzer se met à l’étude des pensées de l’Inde et de la Chine. Il aboutit à une conclusion nuancée. Les cultures asiatiques ont, elles aussi, des défauts, des carences et des manques impor­tants. Elles ne nous indiquent certainement pas la voie à prendre. Si incon­testablement elles ont des choses à nous apporter, elles en ont tout autant à recevoir de nous. 

Pour Schweitzer, toute cul­ture, toute philosophie, toute religion tente d'apporter une réponse au problème décisif que rencontre tout humain, à savoir l'atti­tude à adopter envers la vie et le monde. À ce problème, l’Occident a répondu en affirmant la valeur positive de la vie dans le monde, ce qui l’a conduit à une intense activité dans tous les domaines et à des progrès considérables. Cette médaille a un revers. S’il a beaucoup tra­vaillé, par contre l’homme occidental a perdu de vue les racines et les sources profondes de son être. Un matérialisme superfi­ciel et desséchant l'a envahi. Il lui manque une dimension spirituelle et mystique. De son côté, et contrairement à l'Occident, la pensée hindoue juge plutôt négativement la vie et le monde. S'en occuper nous détourne de la quête de la vérité et de l’authenticité de notre être. Nos multiples occupations nous assujettissent à de fausses va­leurs, et nous ren­dent prisonniers d’apparences trompeuses. L’Inde pro­pose de sortir du monde, de lui échapper. Pour cela elle cultive la mys­tique et développe la spiritualité que négligent les européens. Par contre, elle ne se soucie guère de la misère physique, matérielle, sociale, et elle ne fait pas grand chose pour améliorer les conditions de l'existence humaine. Il lui manque la vo­lonté d’action et les réalisations qui font la grandeur de l’Eu­rope. L’Occident a tout sacrifié, y compris son âme, au progrès et au bien-être matériel. L’Orient a tout sacrifié, y compris le progrès et le bien être matériel ou phy­sique, à son âme.

Bien évidemment, il ne faut pas forcer les oppositions. De chaque côté, on constate un entremêlement. On rencontre en Occident des écoles de pen­sée qui nient la valeur du monde et cultivent l'intériorité et, à l'inverse, il existe en Orient des courants qui appel­lent à l’effort et à l’activité. Il n'en demeure pas moins que les dominantes diffèrent : chez les uns, l’affirmation de la valeur du monde l’emporte, alors que chez les autres, on nie ou l'on re­lativise cette valeur.

Européens et asiatiques affrontent le même problème et même s’ils lui donnent une réponse différente, la solution choisie par l’autre est pré­sente dans chacune des civilisations. Ils ne sont donc pas aussi éloignés les uns des autres, aussi étrangers qu'on pourrait le croire. Il y a une compréhension réci­proque et des échanges possibles. De même, nous avons vu que Schweitzer veut mettre en relation l’Allemagne et la France, le monde du Nouveau Testament et celui de la modernité et qu’il préconise l’établisse­ment d'une collaboration entre l’Europe et l’Afrique. Jamais, il ne pose des cloisons étanches, des murs de séparations infranchissables. Il cherche tou­jours à communiquer et à faire communiquer.

Pour Schweitzer, cette communication ne s'établira et ne deviendra féconde qu’au prix d’un dépassement des deux perspectives dans un point de vue supérieur que seule l’éthique peut fournir. Il y a éthique quand on veut et qu'on entreprend une transformation du monde. Avec l’Occi­dent et contre l’Orient, l'éthique affirme donc la dignité du monde, en de­mandant qu'on s'en s’occupe et qu’on l'améliore. Mais en même temps, l’éthique sup­pose que le monde n'est pas parfait puisqu’elle veut agir, changer les choses et les gens, les faire progresser. Pour y parvenir, elle a besoin de valeurs qui transcendent et dynamisent le monde, qui à la fois le jugent et lui donnent un but. Du coup, avec l’Orient et contre l’Occident, elle exige un développe­ment de la spiritualité ou de la mystique, sans quoi elle n’aura ni fondement ni orientation. L’Inde et l’Europe doivent donc s’efforcer de dépasser leurs cultures respectives pour parvenir au niveau de l’éthique. Alors, leur dia­logue portera des fruits, ouvrira à l’hu­manité des voies nouvelles.

Dans l’affirmation que le monde doit être transformé par une puis­sance mystique qui fait de nous des êtres éthiques, Schweitzer voit la si­gnifi­cation profonde de l’annonce par le Christ de la venue du Royaume de Dieu. La transformation du monde à partir d'une force spirituelle, voilà ce qu'an­nonce l'Évangile en se servant des catégories de l’apocalyptique juive et voilà ce qu'il nous faut redécouvrir et revivre aujourd'hui dans le monde contemporain. Schweitzer veut une religion et une culture où la mystique et l'éthique l'emportent d'un côté sur la dogmatique et le ritualisme,  de l'autre sur l'économique et le technique.

Conclusion

Comment Schweitzer voit-il, com­prend-il le rapport entre des cultures différentes? On peut résumer sa position, me semble-t-il, en trois points.

1. Premièrement, tout être humain doit être traité en tant que tel, quelles que soient son niveau d’instruction et son appartenance culturelle. Le primitif et le développé ont droit aux mêmes soins, à la même considération. Ils sont égaux en valeur et en dignité. L’humanité qui nous est commune dépasse et relati­vise toutes nos différences et nous appelle à une fraternité qui ne connaît pas de frontières. Pour Schweitzer, cette fraternité ne se limite d’ailleurs pas au genre humain; elle doit s’étendre aux animaux, aux plantes : tout ce qui vit a droit à notre respect et à nos soins.

2. Deuxièmement, il ne faut pas accorder une importance trop grande aux différences et les considérer comme indépassables. Il ne faut pas isoler, comme le dit l'apôtre Paul, les juifs et les grecs, les esclaves et les hommes libres, les hommes et les femmes. Nous n’avons pas à vivre et à nous déve­lopper chacun dans notre coin, en ignorant, en méprisant, parfois en écra­sant les autres. Les nationalisme européens et les triba­lismes africains se ressemblent : ils dressent des murailles infranchis­sables, et refusent la communication. L'éthique, au contraire, a une visée universaliste.

3. Troisièmement,  une culture véritable ne reste pas figée, immo­bile, stationnaire mais bouge, progresse, se développe. Elle ne consiste pas dans le maintien d’un certain nombre de valeurs et d’idées, de modes de vie et de pensée, mais par l’effort pour les réformer et les perfectionner. A quoi doit tendre cet effort? Schweitzer, en s’inspirant de la philosophie des Lumières qu’il admire beaucoup, répond : à une culture qui soit uni­versaliste, parce qu’elle concerne tous les êtres humains et qu’elle les ap­pelle à une solidarité universelle; à une culture qui soit en même temps éthique parce qu’elle tra­vaille à améliorer le monde; à une culture qui soit aussi rationnelle, ce qui ne veut pas dire rationaliste mais plutôt réfléchie; à une culture où la pensée ne soit pas submergée par la passion mais guide et éclaire l’émotion; et enfin à une culture qui soit mystique, c’est à dire qui se fonde sur d’authentiques valeurs spirituelles. Pour Schweitzer, la rencontre et le dialogue entre civili­sations et conceptions du monde différentes doivent viser cet objectif.

André Gounelle
Études schweitzeriennes, 1991, n°2. 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot