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Schweitzer propose une théologie de l’action

 

1. La figure d’Albert Schweitzer semble avoir pris le pas sur sa personne. Quelles sont les principales images d’Épinal que nous avons de lui et comment les dépasser ?

Schweitzer est à la fois connu et méconnu. L’hôpital de Lambaréné a éclipsé le reste de son œuvre. On voit en lui l’homme d’action, « l’humanitaire », l’ami des animaux ; on néglige le musicien ; on ignore généralement le théologien et le philosophe. On l’enferme dans des images convenues et des anecdotes pittoresques sans prendre la peine de le lire et de l’étudier. On perd ainsi quelque chose d’essentiel. Au fil des décennies, sa pensée, ample et profonde, a plutôt gagné que perdu en pertinence et en actualité.

 

2. On résume souvent sa pensée à un slogan, le « respect de la vie ». Mais qu’est-ce que le respect de la vie selon Schweitzer ?

Le mot « respect », que Schweitzer a choisi pour rendre l’allemand Ehrfurcht, prête à malentendu. Il ne désigne pas une attitude passive (s’abstenir de tuer, ne pas toucher à ce qui vit), mais un engagement actif au service de la vie.

Dans un rapide panorama des spiritualités depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Schweitzer y repère, sous une immense diversité de formes et avec quantité de nuances, deux grandes tendances.

La première trouve la réalité mauvaise et conseille de lui échapper, en se réfugiant dans la contemplation d’un au-delà, dans la culture de l’intériorité ou dans des pratiques ascétiques. Elle cherche Dieu et le bonheur loin et ailleurs, en dehors de la sphère de l’habituel.

Pour la deuxième, la réalité est bonne. Tout ce qu’apporte l’existence est bien, y compris les souffrances et les misères. C’est Dieu qui les veut et les envoie, elles sont donc positives, même si elles nous sont douloureuses. Le bonheur consiste à leur donner son adhésion, à y consentir.

Aucune de ces deux tendances ne respecte ou ne sert vraiment la vie. La première la méprise et la dévalorise. La seconde sanctifie ce qui l’agresse, la torture et la détruit. L’une et l’autre appellent l’être humain à un travail sur lui-même pour s’évader ou se soumettre et ne l’incitent nullement à agir pour changer les choses.

La prédication de Jésus refuse cette alternative entre fuite et acceptation. Elle est, Schweitzer le montre dans ses études sur le Nouveau Testament, « eschatologique », ce qui veut dire tournée vers le surgissement d’une réalité différente de celle que nous connaissons. Jésus annonce la venue du Royaume, autrement dit, une transformation de l’existence qui n’est pas figée ou statique, comment le pensent aussi bien les spiritualités du refus que celles de l’acceptation. Il y a en elle à l’œuvre un dynamisme qui veut la rendre meilleure (ou moins mauvaise) et nous mobilise à cet effet. Ici, on respecte, ou, plus exactement, on sert la vie.

En termes théologiques classiques, Dieu n’approuve ni ne condamne le monde tel qu’il est ; il le « sauve », autrement dit, il le fait bouger et avancer. S’il diffère du monde, il ne lui est pas extérieur ; il y agit comme le levain dans la pâte ; sa présence y est une force de novation. Ce message, le Nouveau Testament le formule en utilisant des images et des idées apocalyptiques qui appartiennent à une culture révolue. Il nous revient de l’exprimer dans le langage éthique du « respect de la vie » pour qu’il puisse être entendu et reçu aujourd’hui.

 

3. Peut-on dire que chez Schweitzer, le savoir est pessimiste, mais le vouloir optimiste ?

Schweitzer vous répondrait que c’est ce que suggère l’évangile ; il ne s’agit pas d’une opinion qui lui serait propre. En 1925, il écrit à un ami tchèque, Oskar Kraus : Jésus est « le premier qui à une vision pessimiste du monde tel qu’il est a su opposer une vision éthique optimiste du destin final de l’humanité ».

La radicale originalité de Jésus vient de ce qu’il associe le pessimisme d’un diagnostic négatif sur les réalités présentes avec l’optimisme d’une action qui espère contribuer à les faire changer, si peu que ce soit. N’exagérons cependant pas la sévérité de son jugement sur le monde. « En Jésus s’exprime une bienveillance pour les choses de la vie » et il affirme « le droit de goûter aux joies de la vie ». Il ne dit pas que tout est mauvais, ce serait un pessimiste outrancier ; mais il constate qu’il y a beaucoup de mal.

L’optimisme du vouloir a aussi des limites. Aux yeux de Schweitzer, le « respect de la vie » n’est pas une formule magique qui résoudrait tous les problèmes, mais un principe général dont l’application, toujours approximative, demande du discernement, de l’imagination et du courage. Dans chaque circonstance, il nous faut inventer la conduite qui lui correspond le mieux ; elle n’est souvent qu’un moindre mal. Nous pouvons réduire souffrances, misères et injustices, mais jamais, à vue humaine, nous ne les supprimerons entièrement. Ce n’est pas une raison pour se résigner, mais au contraire une incitation à s’engager jusqu’à son dernier souffle.

 

4. Sa théologie ne donne-t-elle pas une place centrale aux œuvres ?

Le mot « œuvre » est obéré par les querelles de la Réforme ; parlons plutôt d’ « action » La théologie protestante a parfois distingué les « œuvres » (ce qu’on fait pour se donner à soi-même de la valeur) des « actes » (ce qu’on fait par conviction, reconnaissance ou amour).

Agir, pour Schweitzer, c’est croire que le mal peut reculer et du mieux advenir. Croire, c’est agir au service de la vie, s’engager contre la souffrance, lutter pour la paix, combattre l’injustice et la misère. Dans le couple indissociable de la foi et de l’action, la priorité va à l’action. À sa future femme en 1903, Schweitzer écrit : « je crois parce que j’agis » (et non : « j’agis parce que je crois »). Il reprend à son compte la phrase de Goethe (dont il est un grand connaisseur) : « Au commencement était l’action ». En 1904, il déclare à ses paroissiens : « quand [on] vous dit de rester tranquille, c’est le diable qui parle ; lorsque [on] vous dit de vous lever et d’agir, c’est sûrement Dieu ».

Il propose donc une théologie non pas des œuvres, mais de l’action. Un de ses sermons approuve le rééquilibrage qu’opère l’épître de Jacques face à une interprétation abusive des grandes affirmations pauliniennes. La foi évangélique, telle qu’il la comprend, est indissociablement une mystique (elle met en communion avec ce qui dépasse et juge le monde) et une éthique (elle conduit à un total engagement dans et pour le monde).

 

5. Schweitzer n’est-il pas plus philosophe que théologien ?

À ses yeux, théologie et philosophie doivent se rencontrer et collaborer.

Dans la ligne de Kant (auquel il a consacré sa thèse de doctorat en philosophie), il souligne que la raison a des limites. Elle se heurte à des inconnues et à des mystères. Bien des choses lui échappent. Si elle demande qu’on la respecte, elle n’entend pas tout régenter. Elle appelle une mystique théologique.

De son côté, la religion sombre dans la superstition quand elle demande une adhésion aveugle. Elle n’est authentique que si elle s’appuie sur sa vérité intrinsèque, et non sur une révélation ou une autorité surnaturelle qui l’imposerait du dehors. Elle appelle une rationalité philosophique.

Loin de s’opposer, la foi et la pensée se complètent et convergent. « La philosophie la plus profonde devient religieuse, écrit Schweitzer, et les religions les plus profondes deviennent philosophiques ». Pendant longtemps la religion a permis à la pensée de se développer. Aujourd’hui, en Occident, la religion traverse une crise grave, et Schweitzer compte sur la pensée pour lui rendre sa vigueur. « Quant à moi, déclare-t-il dans son autobiographie, je sais que je dois à la pensée d’être resté fidèle à la religion ». À un des ses correspondants, il écrit : « j’aime le rationalisme comme j’aime Jésus. Je dois énormément à l’un comme à l’autre. Dans mon âme, les deux sont réconciliés, unis ».

« L’éthique du respect de la vie, affirme Schweitzer, est l’éthique de Jésus reconnue comme une nécessité de la pensée ». La recherche du philosophe et la démarche du chrétien, quand ils la poursuivent jusqu’au bout, se rejoignent pour affirmer ce principe qui est à la fois rationnel et religieux

5. Peut-on qualifier Schweitzer de théologien libéral ? Pourquoi ?

Je me méfie des étiquettes. Le message de Schweitzer a une portée universelle et aucun clan, parti ou mouvement n’a le droit de l’annexer. Mais si on veut le classer, c’est bien là qu’il se situe.

Il a été président d’honneur de l’association française des protestants libéraux. Il a été très proche des unitariens américains qui, à la fin de la deuxième guerre mondiale, ont financé son hôpital à un moment où les donateurs européens n’étaient plus en état de le faire. On trouve chez lui de nombreux thèmes qui témoignent d’une orientation foncièrement libérale. L’accord de la raison avec la foi, dont je viens de parler, en donne un exemple.

Il faut mentionner aussi son scepticisme à l’égard des dogmes. Il raconte qu’encore étudiant, il y voyait des constructions spéculatives, artificielles et inutiles, « un brouillard de connaissances incertaines », dit-il. Dieu est-il une trinité de personnes ou une puissance impersonnelle ? Personne ne peut le dire, mais le croyant l’éprouve comme « un torrent qui l’emporte », comme une puissance qui agit en lui et qui l’oblige à agir. De même, Jésus est-il un philosophe spiritualiste, un très grand prophète ou un Dieu-homme réunissant en sa personne la nature humaine et la divine ? Peu importe à celui qu’il inspire, mobilise et conduit là où il ne serait pas allé sans lui.

De même apparaît typiquement libéral son souci d’articuler le message évangélique avec le monde moderne. Il ne s’agit pas, comme on en accuse toujours les libéraux, de se « conformer au temps présent » et de s’agenouiller devant les idoles de la modernité. Schweitzer fait une analyse très sévère des grandes tendances de notre époque et se situe plutôt à contre-courant. Mais il souhaite faire entendre l’évangile et, pour cela, ne pas le laisser « sous le boisseau du langage théologique », lui rendre son impact et sa pertinence en le traduisant. Schweitzer n’a pas attendu Bonhoeffer pour tenter, avec le respect de la vie, une expression « non religieuse » de l’évangile.

 

6. Que penser des nombreuses attaques portées à son encontre, notamment à la fin des années 1950 ?

Schweitzer a toujours été contesté. Ses travaux sur le Nouveau Testament se sont heurtés à une désapprobation générale avant de s’imposer. À la Société des Mission, à l’exception des Bœgner (Alfred et Marc), on l’a plutôt mal accueilli et on s’est pendant longtemps méfié de lui. Les Églises, avant de le récupérer, redoutaient son extrême liberté ; de nombreux théologiens l’ont soupçonné de dénaturer l’évangile et de sortir du christianisme. Les médecins ne l’ont guère apprécié ; les pratiques de l’hôpital de Lambaréné s’éloignaient trop de ce dont ils avaient l’habitude. Les autorités françaises, le trouvant trop germanophile, l’ont surveillé. Quand en pleine guerre froide, il dénonce l’arme atomique, il soulève un tollé. On l’a accusé de paternalisme, de colonialisme, d’incompétence et de brutalité. On lui a reproché le caractère très personnel de Lambaréné. Il a eu, cependant, aussi des admirateurs, des défenseurs, des soutiens et des aides d’un grand dévouement.

Comme tout être humain, il a commis des maladresses et des erreurs ; il n’est pas sans faiblesses. Mais les attaques hargneuses dont il a été l’objet débordent les limites d’une critique légitime. La plupart ne résistent pas à l’examen. Des soubassements idéologiques et le gout de démolir les célébrités y ont leur part. On peut se demander si elles ne traduisent pas aussi un réel malaise. Par son action et sa pensée, Schweitzer nous confronte tous (moi le premier) à la question : « Et toi, qu’as tu fait pour Dieu, pour tes prochains (humains et animaux) et pour la vie ? » Il est plus facile de le disqualifier que de faire face à l’interpellation dont il est porteur.

Texte publié par Réforme
30 juillet 2015.

André Gounelle

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot