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Bonhoeffer
et le christianisme non religieux

 

De quoi s’occupe la religion et de quoi parle-t-elle ? Beaucoup répondent : du Ciel et de l’âme, de l’au-delà et de la vie intérieure. Autrement dit, la religion cultive un domaine en marge de la vie ordinaire ; elle demande qu’on mette de côté, autant que possible, le profane : elle invite à s’en retirer, à s’en préserver, à faire « retraite ». La spiritualité fait sortir du quotidien avec ses travaux dérisoires ou importants, avec ses craintes, ses espoirs et ses calculs médiocres ou grandioses. La religion se situe et nous situe ailleurs.

Si c’est cela la religion, l’évangile est-il religieux ? Le pasteur et théologien allemand Dietrich Bonhoeffer répond catégoriquement « non ». Il vaut la peine de rappeler son itinéraire qui n’est pas banal. Né en 1906, appartenant à une grande famille berlinoise, après de brillantes études, il exerce divers ministères (en particulier auprès de jeunes et en dehors de l’Allemagne) et il enseigne la théologie. Fermement opposé, dès le début, au nazisme, il s’engage dans les mouvements de résistance ecclésiastique (ce qu’on appelle « l’Église confessante »). Puis, allant plus loin, il participe à un complot qui vise à assassiner Hitler. Il est arrêté en 1943 et exécuté en 1945, à l’âge de 39 ans. Depuis sa prison, il fait passer, plus ou moins clandestinement, des billets à quelques amis, parmi lesquels des poèmes et des notes hâtivement rédigées où il leur fait part de ses recherches et réflexions. Ces écrits sont publiés après la guerre sous le titre Résistance et soumission. Ce livre a un grand retentissement en raison, certes, de la courageuse résistance et du martyr qui font de Bonhoeffer une figure emblématique, mais aussi à cause des orientations novatrices, malheureusement à peine esquissées, qui s’y expriment.

Après des années d’une existence bouillonnante, surchargée, riche en rencontres et échanges, son enfermement réduit Bonhoeffer à l’inactivité et à un relatif isolement ; on ne lui autorise que de rares contacts et une maigre correspondance. Dans sa cellule, il se pose des questions fondamentales sur la foi, sur l’Église, sur l’évolution du monde. Ce qui l’aide le plus à vivre ce temps difficile, ce n’est pas la croyance en la puissance de Dieu, mais la découverte de sa faiblesse. Dieu n’est ni un grand sorcier ni un remède universel. Les religieux en font un « bouche-trou » qui permet d’expliquer l’incompréhensible et un recours ultime vers qui se tourner quand on n’arrive plus à se tirer d’affaire par ses propres moyens (tel le deus ex machina des tragédies anciennes, qui descend des cintres pour dénouer une situation bloquée). Ce Dieu instrumentalisé de la religion n’est pas celui de la Bible, démuni, expulsé du monde des humains, vulnérable et souffrant. Alors que les tympans des cathédrales représentent le Christ comme un souverain en gloire, l’évangile, au contraire, parle d’un humble enfant à Bethléem, d’un crucifié à Golgotha. Jésus, « l’homme pour les autres », entend servir et non pas se faire servir, contempler et adorer.

L’Église, si elle se veut fidèle, doit renoncer à sa prétention traditionnelle de guider et de façonner la société pour aider humblement et discrètement les hommes. Elle doit aussi apprendre à parler leur langage, abandonner son jargon particulier pour se faire comprendre d’eux (en France Charles Wagner et Albert Schweitzer ont devancé ce souhait de Bonhoeffer en s’efforçant de traduire l’évangile dans un langage laïc, accessible à tous, croyants ou non). La prédication chrétienne doit plutôt mobiliser que culpabiliser, orienter vers un monde nouveau au lieu de dénoncer complaisamment les manquements et les turpitudes des uns et des autres (dans un jardin, il ne faut pas voir que le fumier et oublier les fleurs). Quand on pense à l’église installée, munie de biens, influente, fière de son autorité et de sa puissance dans l’Allemagne et dans une grande partie de l’Europe du dix-neuvième siècle (même si elle y était aussi contestée et combattue), quand on connaît le discours religieux d’autrefois centré sur les échecs, les turpitudes et les misères de l’être humain, les propos de Bonhoeffer apparaissent révolutionnaires. Ils l’étaient plus en son temps qu’aujourd’hui où son message et celui d’autres théologiens et prédicateurs qui vont dans le même sens, ont été, au moins en partie, entendus.

Bonhoeffer plaide pour un « christianisme non religieux ». Cette formule a étonné, choqué, séduit. Elle reste en partie énigmatique ; on ne sait pas comment Bonhoeffer l’aurait expliquée et développée s’il avait vécu. On l’a parfois comprise et interprétée dans un sens qu’il n’aurait probablement pas approuvé. Il ne s’agit en tout cas pas pour lui d’éliminer la piété. Dans sa prison, il prie, chante des cantiques, médite, réfléchit. Il lit assidument la Bible, il tient au culte, il donne beaucoup d’importance à la prédication et aux sacrements. Il était, on le sait, très attiré par le style de vie des communautés religieuses (il l’avait pratiqué avec un groupe d’étudiants – de futurs pasteurs - dont il était responsable). Mais, il a acquis la conviction que la piété n’a pas son but en elle-même et que l’église ne doit pas former un club fermé. La foi évangélique nous ouvre au monde, nous conduit vers lui, elle ne nous en sépare pas. Elle ne nous rend pas supérieurs ou différents, même si elle nous fait vivre d’un secret : cet amour de Dieu qui en fait un compagnon discret, proche, faible, alors que le Dieu religieux est un maître majestueux, lointain et inquiétant, qui décide de tout et gouverne tout. Le Dieu de Jésus ne se trouve pas « dans ce qui est infiniment loin » ; il se rencontre dans « ce qui est le plus proche », dans le « prochain qui est placé sur notre chemin ».

La lumière de l’évangile n’est pas semblable aux éclatantes et somptueuses illuminations de nos villes au moment de Noël ; elle ressemble plutôt à une petite bougie vacillante, mais vivante, précieuse précisément parce qu’elle n’éblouit pas.

André Gounelle

 

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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