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George Lindbeck

1. Présentation

1. Esquisse biographique

George Lindbeck est né en 1924 en Chine. Il est luthérien. Il a enseigné l'histoire de la théologie à la prestigieuse Université de Yale, dans le Connecticut, entre Boston et New-York.

Lindbeck a été un des observateurs protestants au Concile de Vatican 2 et il a participé à quantité de rencontres interconfessionnelles, au titre de la Fédération luthérienne mondiale qui a fait souvent appel à lui pour la représenter dans des entretiens multilatéraux. Il a publié plusieurs ouvrages sur ces rencontres. L'un d'eux a été traduit en français sous le titre : Dialogue en chemin, Pape, concile et évangile.

En 1984, Lindbeck publie un petit livre de 140 pages en anglais traduit en français aux éditions Van Dieren en 2002, intitulé La nature des doctrine. Il s'agit d'un ouvrage peu technique, facile à lire, qui s'adresse plus à un grand public cultivé qu'à des spécialistes. Ce livre retient cependant leur attention, une discussion s'engage autour de ses thèses et il devient une référence incontournable. La critique le classe, peut-être un peu rapidement, parmi les écrits qui marquent un tournant dans la réflexion théologique.

2. L'esprit de Yale

Que Lindbeck ait enseigné à Yale a de l'importance. Cette Université se caractérise, en effet, par un certain nombre d'orientations qui ont marqué Lindbeck et qui se retrouvent dans sa réflexion. J'indique deux éléments de ce que l'on a parfois appelé l'esprit de Yale.

1. Le premier concerne l'histoire des religions. Yale a toujours insisté sur les différences entre les religions et sur la singularité de chacune d'elles. Il y a vingt ans, on opposait souvent, sur ce point, Yale et Chicago. À Chicago, où Mircea Eliade enseignait alors et où il exerçait une très grande influence, on avait tendance à voir dans les diverses religions de l'humanité les formes multiples d'un seul et même phénomène. On considérait volontiers que les symboles, rites, pratiques et doctrines, si divers soient-ils, renvoient tous à une expérience universelle du sacré, commune à tous les humains. Ainsi, les travaux d'Eliade ne portent pas sur telle ou telle religion, mais sur des thèmes qu'il étudie de manière transversale en cherchant à dégager des structures communes dans des religions diverses. Au contraire, à Yale, on met à part chaque religion; on la situe dans son contexte historique et culturel propre; on la considère comme foncièrement différente des autres. On estime que chacune d'elle forme un ensemble cohérent où chaque point se tient et prend sens en fonction des autres. On n'enseigne pas l'histoire ou la science de la religion, mais soit le judaïsme, soit le bouddhisme, soit l'islam, sans chercher à établir des rapprochements que l'on juge dangereux, parce qu'il risquent d'égarer.

2. Un second élément mérite également qu'on le signale. On a développé à Yale une approche et une étude de la Bible qui se distinguent de la méthode historico-critique. Cette dernière se préoccupe surtout de la formation des écrits bibliques et elle les examine en tant qu'ils interprètent les grands événements fondateurs de la foi judéo-chrétienne. Elle s'intéresse beaucoup à ce qui précède le texte, à ce qui lui est antérieur. Au contraire à Yale, on donne une grande importance au recueil canonique : la signification d'un écrit biblique lui a été conférée et autorité lui a été donnée quand on l'a fait entrer dans le canon. On doit donc l'expliquer par ses liens avec les autres écrits canoniques, en fonction de l'ensemble dont il fait partie et non en se référant aux sources et aux origines de chaque texte. Il faut voir en la Bible un réseau d'écrits interdépendants et non, comme le fait la méthode historico-critique, une série de témoignages isolés et autonomes sur des événements antérieurs. C'est ce qu'on appelle l'exégèse canonique, préconisée et pratiquée entre autres par Brevard Childs. Elle se combine assez facilement avec l'insistance d'un autre professeur de Yale, David Kesley, sur la manière dont les textes canoniques fonctionnent dans les communautés ecclésiales et les structurent. Ils leur donnent un langage et des règles de vie. Leur signification tient au rôle qu'ils jouent, à la fonction qu'ils remplissent. On ne les explique donc pas par un travail archéologique qui reconstitue leur préhistoire, même si ce travail n'est pas inutile, mais plutôt en étudiant leur effets, en montrant ce qu'ils suscitent, ce qu'ils permettent, ce qu'ils interdisent, autrement dit en dégageant la manière dont ils régulent les communautés.

Ces deux orientations de la recherche théologique à Yale se retrouvent chez Lindbeck, qui s'en inspire, les reprend et leur fait écho dans son livre.

3. Le postlibéralisme

À son livre, La nature des doctrinse, Lindbeckdonne pour sous-titre : "La religion et la théologie à une époque postlibérale". Pour qualifier théologiquement notre époque, il parle donc de postlibéralisme plutôt que de postmodernisme, mais il considère comme à peu près équivalentes les deux expressions. Il a préféré "postlibéralisme", pour bien souligner qu'il part de la question majeure posée par le libéralisme, à savoir celle du statut ou de la nature des propositions doctrinales. Cette question, dont Schleiermacher, l'un des premiers, souligne l'importance, a beaucoup préoccupé la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Au vingtième, Bultmann la reprend, sous l'influence d'Hermann, dans la ligne existentialiste : comment la doctrine peut-elle exprimer le vécu de la foi? Tillich l'examine, à la suite de Troeltsch, en réfléchissant à la relation entre l'ontologie et l'histoire : comment l'événement exprime-t-il l'être et comment une affirmation historique, donc temporelle et contingente, peut-elle échapper à la relativité et dire l'éternel, l'absolu, orienter vers au delà d'elle-même? Par contre, Barth tend à écarter et à disqualifier cette question et, en ce sens, on peut le qualifier de néoorthodoxe. Lindbeck, au contraire, la trouve pertinente, incontournable, et la reprend, mais il entend lui donner une autre réponse que celles (au pluriel) proposées par le libéralisme.

D'où ce terme de postlibéralisme qui indique à la fois une référence, voire une origine et un enracinement, mais aussi un écart, une différence, une volonté de se démarquer.

2. Le problème de la doctrine

Après cette présentation, je passe à la seconde partie, qui va montrer comme se pose aujourd'hui le problème de la doctrine, et indiquer les solutions que la théologie chrétienne en a proposées.

1. Le dialogue interconfessionnel

Lindbeck réfléchit à la question de la doctrine à partir et en fonction de son expérience des dialogues interconfessionnels. Dans les discussions entre les représentants de courants ecclésiastiques et théologiques différents, on constate un étonnant et difficile mélange de conservatisme et de novation, de persistance et de changement. Les positions des uns et des autres se modifient, ce qui fait que des désaccords jugés autrefois très importants deviennent secondaires ou même disparaissent. Pourtant, il y a aussi des constantes qui font que chaque confession ou chaque courant garde ses caractéristiques et sa physionomie propres. On les reconnaît et on les identifie sans peine, alors même qu'ils se transforment. Même s'ils ne disent pas et ne font pas les mêmes choses qu'au seizième siècle, les catholiques, les luthériens et les réformés restent ce qu'il sont ou, en tout cas, se situent dans une continuité assez évidente. Du coup, le dialogue interconfessionnel piétine et tourne en rond.

Et, pourtant, en même temps, ne cesse de se poser fortement le problème de la fidélité. Les théologiens, aussi bien protestants que catholiques, engagés dans le dialogue œcuménique se voient soupçonnés, parfois explicitement accusés, de trahir leur héritage et leur tradition, d'abandonner les principes fondamentaux et constitutifs de la foi de leur Église. Dans les dialogues, de chaque côté, des tensions surgissent entre les "conservateurs" et les "progressistes". Les conservateurs ont peur d'abandonner l'essentiel, ils veulent à tout prix le défendre, le préserver et, du coup, ils rendent impossibles des avancées. Les "progressistes" veulent faire bouger les choses, et envisagent des renoncements qui peuvent aller très loin pour aboutir à une réconciliation et, du coup, ils risquent de sacrifier leur identité.

D'où le problème que se pose Lindbeck. Comment concilier les changements nécessaires et les continuités indispensables? Jusqu'où peut-on faire subir des modifications aux doctrines traditionnelles sans les altérer fondamentalement? Nous manquons de critères. Les dialogues interconfessionnels hésitent, tâtonnent, s'enlisent faute de règles et de méthodes qui permettraient d'opérer un discernement. On ne peut s'en sortir, selon Lindbeck, qu'en réfléchissant sur la nature de la doctrine. Nous avons besoin et nous ne disposons pas d'une conception de la doctrine capable de prendre en compte et d'évaluer les évolutions.

2. Le modèle cognitif-propositionnel

Quelles sont les conceptions existantes? Lindbeck en discerne deux. Il y a, en premier lieu, le modèle ou le type qu'il appelle "cognitif-propositionnel", et qu'il qualifie de "prémoderne". On le rencontre, estime-t-il, dans les orthodoxies classiques, et dans les courants plus récents qu'on appelle dans le monde anglo-saxon fondationnalistes, ou propositionnalistes.

Ce modèle attribue à la doctrine un rôle informatif et cognitif. Elle apprend ce qu'est Dieu, elle fait connaître ce qu'est l'homme, elle enseigne qui est et ce que fait le Christ, elle dit en quoi consiste le salut. Elle apporte des connaissances objectives, elle énonce des propositions exactes, elle fournit un savoir sur des êtres et sur des choses. La doctrine, comme un miroir, reproduit le réel, ou le donné révélé (c'est à dire le réel tel que Dieu nous le dévoile). Si elle en donne une image exacte, elle est vraie, si elle le reflète mal, elle est fausse. On ne s'interroge donc pas du tout, ici, sur la nature du langage; on ne s'occupe que de son contenu. La concordance de ce qu'elle dit avec la réalité factuelle détermine la vérité d'une parole.

Ce modèle conduit à un positivisme naïf qui dans les rencontres interconfessionnelles et interreligieuses bloque le dialogue. Forcément les uns ont tort, et les autres raison; il n'y a pas de compromis, d'évolutions, de rapprochement possibles, sauf si le désaccord repose sur un malentendu. Dans tous les autres cas, pour s'entendre, il faut qu'un des camps abandonne ses positions et se rallie. Ce modèle ne conduit donc conduit nulle part. De plus, épistémologiquement, les études contemporaines sur le langage le rendent insoutenable : plus personne en philosophie et en sciences ne définit la vérité par la correspondance du discours avec le réel, ni ne croit en la possibilité d'une connaissance objective, valable par son contenu, indépendamment de la position du sujet connaissant. Enfin, l'histoire de la théologie (que Lindbeck, je le rappelle, enseignait à Yale) contredit, dément et réfute ce modèle. En racontant comment se sont formées et développées les doctrines, elle montre que de multiples facteurs, politiques, psychologiques, culturels ont joué. Tout autant sinon plus que la réalité divine, la doctrine reflète la situation intellectuelle, spirituelle et matérielle du christianisme à un moment donné.

3. Le modèle expérientiel expressiviste

On trouve dans l'histoire du christianisme une autre conception de la doctrine, que Lindbeck appelle "expérientielle-expressiviste". Ce second modèle, avancé, défendu, développé par le libéralisme, caractérise la modernité. Il considère que le langage exprime, traduit, reflète une expérience religieuse. La doctrine ne dit pas ce que Dieu est, mais comment nous le percevons, le sentons ou l'expérimentons, comment il marque notre vie personnelle et communautaire. Elle ne se réfère donc pas tant à l'objet dont elle parle qu'au sujet (singulier ou pluriel) qui parle. Elle ne fournit pas un savoir, elle témoigne de ce que vit et sent une communauté croyante.

Cette seconde conception de la doctrine permet de conjuguer le respect de la pluralité avec la recherche de l'unité. En effet, d'une part, la forme de l'expérience spirituelle varie selon les contextes culturels et historiques, d'où une diversité légitime de nos expressions doctrinales. Pourtant, d'autre part, la substance ou le contenu de cette expérience tient à la structure ontologique humaine commune à tous. Cette structure a un caractère universel. Elle ne varie pas selon les époques et les lieux. Elle ne dépend ni du contexte, ni de la culture. À travers et en dépit de sa diversité, l'humanité présente une unité fondamentale. Dans son essence ou dans son noyau prélinguistique, antérieur au discours qui veut l'exprimer, l'expérience religieuse est donc, partout la même. Les dialogues interconfessionnels et interreligieux se donnent alors pour objectif de remonter à travers les divers langages doctrinaux jusqu'à l'expérience originelle et fondatrice, identique pour tous. Il s'agit précisément de la démarche que les tendances dominantes à l'Université de Yale critiquent et refusent.

Selon Lindbeck, très représentatif de Yale sur ce point, le modèle expérientiel-expressiviste conduit à une impasse et aboutit à un échec. Quand on essaie de remonter, au delà du langage, à une expérience pure parce que non dite, non exprimée, on poursuit une chimère. En effet, le langage façonne, structure toutes nos expériences spirituelles. Il les fait naître, il les provoque et les suscite, il les constitue. Il ne les suit pas; il ne vient pas en second lieu, dans un deuxième temps pour interpréter une réalité antérieure. Il n'existe pas d'expérience religieuse indépendante du langage; sans langage on ne peut faire aucune expérience du sacré, ce que les auteurs du Nouveau Testament ont bien vu. "La foi vient de ce que l'on entend", écrit l'apôtre Paul, et Jean écrit : "Au commencement, il y a la parole". Ils posent une primauté ou une antécédence du discours. De plus, l'hypothèse d'une unité fondamentale des expériences religieuses résiste mal à l'examen et elle n'a pas grande efficacité opératoire. Elle égare les dialogues dans la quête illusoire d'une origine ou d'une source pure.

3. Le modèle linguistique

Lindbeck juge insuffisantes et insatisfaisantes ces deux conceptions classiques de la doctrine. Il va donc tenter d'en élaborer une autre. Il suggère et défend un troisième type ou modèle, qui voit dans la doctrine un système linguistico-culturel. J'expose et explique en trois paragraphes ce modèle que Lindbeck qualifie de postlibéral et de postmoderne.

1. Lexique et syntaxe

Pour fournir des règles de discernement qui permettent de faire le tri entre les changements légitimes et des transformations abusives, Lindbeck propose d'assimiler chaque religion ou chaque confession à une langue, telle que le français, l'anglais ou l'allemand. Toute langue comporte deux éléments qui la constituent et la définissent : un vocabulaire et une grammaire.

La doctrine fonctionne, d'abord, comme le dictionnaire qui dresse la liste de mots et de concepts qu'utilise une religion ou une confession et qui en indique le sens. Elle en formule, ensuite, la grammaire. Elle pose les principes qui déterminent le fonctionnement du vocabulaire, qui disent comment les mots et les concepts peuvent s'articuler les uns avec les autres pour former un discours. On pourrait comparer une religion et une langue au football : pour que le match puisse s'engager et se dérouler, il faut d'une part, réunir des objets et des êtres (ballon, terrain, buts, joueurs, etc.) que l'on peut énumérer dans un inventaire (l'équivalent, ici, du dictionnaire); et d'autre part, on a besoin des règles, formulées dans un code ou une loi, qui indiquent les évolutions permises, les mouvements interdits, la durée des mi-temps et des pauses, etc. (ce qui correspond à la grammaire).

Cette thèse, qui assimile la doctrine au lexique et à la syntaxe d'une langue, appelle deux remarques.

1. D'abord, elle n'entend pas du tout dévaloriser ou déprécier la doctrine, en diminuer la valeur, bien au contraire. La langue que l'on parle construit notre personnalité. Elle façonne notre réflexion et notre sensibilité. Elle détermine une certaine manière de comprendre l'existence et le monde. Elle permet de communiquer et d'échanger. Elle médiatise et rend possible une relation avec la réalité et avec les autres. Il ne faut pas en sous-estimer l'importance.

2. Ensuite, la position de Lindbeck s'inscrit dans la ligne de la théologie dominante à Yale. Elle correspond à l'approche de la religion ou de la littérature biblique comme un système ou un réseau de relations internes et à la thèse que le fonctionnement d'une doctrine au sein d'une communauté en donne le sens. La réflexion de Lindbeck met donc en consonance et établit des convergences entre l'exégèse, l'histoire de la théologie, la dogmatique, et la pratique. Elle répond bien à une démarche postmoderniste qui se veut globale ou holistique, contre la tendance moderniste à séparer les diverses disciplines et à les rendre indépendantes les unes des autres.

2. Les jeux de langage

Lindbeck voit donc dans chaque religion et dans chaque tradition confessionnelle un "jeu de langage" pour reprendre un concept de Wittgenstein. Les groupes religieux se caractérisent par un idiome, un patois ou un dialecte, qui leur est propre et dont leur doctrine définit le vocabulaire et la grammaire. Dans le dialogue œcuménique on constate deux choses : d'abord, que tous les chrétiens ont en commun d'utiliser la Bible comme le lexique, le vocabulaire ou le dictionnaire qui fournit des mots, des concepts et des symboles; ensuite, que chaque confession, le catholicisme, le luthéranisme, le courant réformé, l'orthodoxie, a sa grammaire particulière, c'est à dire sa manière propre de faire fonctionner ces notions et thèmes.

Cette manière de voir les choses a trois conséquences.

1. D'abord, elle fait de la doctrine un ensemble, un système où tout se tient. On ne peut pas isoler un élément pour l'étudier et le traiter séparément. Ainsi, dans les dialogues entre chrétiens de confessions différentes, on perd son temps quand on travaille sur des points particuliers, le baptême, la cène et les ministères, par exemple (un exemple pas tout à fait pris au hasard). En effet, ce qui détermine la signification d'une doctrine particulière tient moins à son contenu qu'à la manière dont elle se relie aux autres, dont elle s'insère dans un ensemble plus vaste.

2. Ensuite, elle amène à un certain relativisme. Une doctrine particulière n'a de sens et de valeur qu'à l'intérieur de son propre contexte. On ne peut pas la transposer. Personne n'envisage de faire fonctionner les mots français selon la grammaire japonaise, ni de se servir de la grammaire française pour construire des phrases en hébreu, pas plus que l'on ne pourrait appliquer les règles du tennis à un match de rugby. Une grammaire et un vocabulaire ne s'exportent pas, ni n'émigrent, ni ne se dissocient. Ils fonctionnent ensemble à l'intérieur de leur zone de pertinence; ailleurs il faut utiliser une autre langue. Curieusement le postlibéral Lindbeck rejoint là, sans en avoir, semble-t-il, conscience, les conclusions du théologien ultra-libéral qu'est Ernst Troeltsch, pour qui une religion ne vaut que dans son cadre historique et géographique.

3. Enfin, Lindbeck estime que cette conception de la doctrine permet facilement d'évaluer les changements légitimes dans une confession ou une religion, et de les distinguer des transformations qui la dénaturent et l'altèrent. La cohérence d'ensemble fournit le critère nécessaire. Ce qui enrichit le vocabulaire est bon et ce qui l'appauvrit mauvais. On jugera positive une modification qui renforce la logique grammaticale du système et négative celle qui l'affaiblit ou la contredit. Sur ce point, je trouve Lindbeck assez naïf et optimiste. Les discussions sur la défense et le bon usage de la langue française montrent à l'évidence le manque de critère dans ce domaine et la totale subjectivité des appréciations.

3. Référent et intratextualité

Les doctrines, ainsi comprises comme vocabulaire et grammaire, ne constituent pas un discours énonciatif, qui dirait ce que sont les choses, ni un discours expressif qui traduirait une expérience. Il s'agit d'un langage performatif. Il fournit des mots et des règles qui permettent de communiquer, d'organiser la vie de la communauté et de structurer celle des croyants.

Pour Lindbeck, la doctrine ne renvoie donc pas à une réalité ou à une vérité qui lui serait extérieure et hétérogène. Elle ne traduit pas une expérience intérieure qui la précéderait. Elle ne parle pas de Dieu tel qu'il est en soi. Elle dit seulement comment il fonctionne parmi nous. Lindbeck ne nie nullement qu'il y ait une transcendance. Il nie qu'on puisse en parler et même que la doctrine ait pour but d'en parler. Elle exprime seulement une structure à la fois et indissociablement religieuse et culturelle.

La doctrine est le langage auquel on se réfère, mais qui n'a pas lui-même de référent; elle est un discours qui organise l'existence, mais que rien n'organise. Ou, plus exactement, s'il y a un référent et un principe organisateur du langage, nous n'en savons rien et nous n'y avons pas accès. Il relève de ce que Calvin appelait "le secret" de Dieu. Pour notre part, et ici Lindbeck reprend un des grands thèmes de la philosophie postmoderniste, nous ne sortons pas du langage, nous n'allons pas en deçà ou au delà.

S'il n'y a pas de référent accessible, il s'ensuit que la vérité est intratextuelle, interne au texte, que ce soit celui de la Bible ou celui des doctrines. Elle ne se situe pas ailleurs, dans sa visée, dans ce à quoi il renvoie, dans son rapport avec une réalité externe. On rejoint ici le thème de la narrativité développé par un autre professeur de Yale, Hans Frei. La narrativité situe la vérité d'un texte non pas en dehors, mais en dedans de lui. Pour l'exégèse moderne, qui se développe à partir du dix-septième siècle, le discours renvoie à un monde qui lui est extérieur, et il faut dégager, expliquer le rapport entre ce qui est dit ou écrit et ce monde. Le discours, ainsi compris, ressemble au chandelier qui porte la bougie; on le réduit à un moyen ou à un instrument qui sert à exprimer un sens qui lui est extérieur. Au contraire, pour le christianisme ancien et moyenâgeux, le livre ne parle pas du monde, il est le monde, il le constitue. Le récit ne renvoie pas à un événement, il est l'événement, il s'identifie avec ce qu'il raconte. L'exégèse moderne cherche à partir de ce que dit le texte ce qu'il veut dire. Elle essaie de dégager la vérité qu'il entendrait traduire. Elle n'aboutit jamais, elle ne trouve jamais rien, parce qu'elle cherche au mauvais endroit. Pour le postmoderne, qui rejoint sur ce point l'approche prémoderne, le sens d'un récit ne se trouve pas ailleurs, dans une réalité dont le texte parlerait. Il se confond avec le récit, ou plus exactement avec le fait de raconter, avec la narration. Au lieu d'expliquer, de commenter, d'analyser, racontez et écoutez. Le christianisme est une histoire, non une exégèse.

De même pour Lindbeck, la vérité d'une doctrine se trouve en elle-même, et s'exprime dans la manière dont elle fonctionne, ou fait fonctionner une communauté. Les doctrines, écrit Lindbeck, "énoncent des vérités intrasystémiques, plutôt qu'ontologiques". Elles régulent des jeux de langages spécifiques et ne renvoient pas à des réalités qui lui seraient extérieures. Il en résulte que dans les dialogues interconfessionnels ou interreligieux, on perd son temps quant on s'occupe du contenu des doctrines, quand on s'interroge sur ce dont elles parlent. On ferait mieux d'essayer de voir comment elles fonctionnent, d'en saisir la cohérence et la logique. On n'arrivera jamais à fondre deux langues en une seule. Par contre, on peut parvenir à comprendre la langue de l'autre.

Conclusion

1. Culture et théologie

Lindbeck, nous l'avons vu, reprend la question libérale de la nature de la doctrine, mais il le fait dans un contexte et avec des préoccupations autres. Alors que le libéralisme la posait à partir d'une confrontation avec la science et la culture, en se préoccupant de ce qui se passe au dehors des Églises et de ce que cela implique pour leur discours, pour sa part, Lindbeck y réfléchit de l'intérieur d'une situation typiquement ecclésiastique, en fonction des problèmes et des enjeux du débat œcuménique.

À cette question, les libéraux ont cherché à donner une réponse de type foncièrement théologique. Ils ont tenté de trouver une solution en réfléchissant sur la foi, sur sa manière de se référer à Dieu et de l'exprimer, sur les conditions spirituelles d'un discours qui parle authentiquement de Dieu, sur le langage biblique et évangélique. Au contraire, Lindbeck va recourir aux théories linguistiques et sociales et mener une réflexion qui reprend et utilise des démarches et des travaux en philosophie et en sciences sociales.

Lindbeck opère donc une sorte de renversement par rapport au libéralisme. Le libéralisme pose la question de la nature de la doctrine principalement à cause de ce qui se passe à l'extérieur de l'Église, dans la culture laïque, profane ou séculière; et il y répond par un discours théologique, la foi faisant effort pour se penser et s'exprimer mieux ou autrement qu'elle ne l'avait fait jusque là. Lindbeck pose la question de la nature de la doctrine à cause ce que vivent les Églises dans les dialogues qu'elles mènent entre elles et il cherche dans la culture des éléments qui lui permettent d'y répondre. Chez Tillich, la situation culturelle constitue la question à laquelle la théologie doit chercher une réponse. Chez Lindbeck la situation théologique constitue le problème que des éléments culturels vont aider à résoudre. Il tente d'apporter une réponse laïque à un problème religieux.

2. Libéralisme et postlibéralisme

On s'est souvent demandé si Lindbeck proposait vraiment un postlibéralisme. Ce qu'il dit du libéralisme rend-il vraiment justice aux thèses de Schleiermacher et de Troeltsch? En fait ces deux théologiens ne proposent-ils pas déjà un modèle linguistico-culturel et Lindbeck, parti de positions très éloignées des leurs, ne finit-il pas tout simplement par les rejoindre sans oser se le dire et peut-être se l'avouer? La critique qu'il fait du modèle expérimental-expressif ne porte-t-elle pas sur certaines variantes du libéralisme (en particulier celles qui supposent un fondement prélinguistique unique) plutôt que sur la logique qui le structure? La distinction que fait Lindbeck entre ce modèle et le sien peut-elle vraiment se maintenir jusqu'au bout?

Je ferai assez volontiers mienne cette critique. Ceux qui se prétendent post-libéraux ou bien reviennent à un prélibéralisme et à un prémodernisme qui tente de ressusciter, à partir de la crise de la modernité, les orthodoxies luthériennes, calvinistes ou tridentines. Ou bien, ils développent un néolibéralisme, qui conteste justement certaines formes de libéralisme, mais ne dépasse pas vraiment sa logique fondamentale. L'apport de Lindbeck serait plutôt d'évacuer la question de l'ontologie et de la vérité dernière que le libéralisme laisse ouverte, dont il garde la préoccupation. À cet égard son postlibéralisme me semble non pas ouvrir une voie nouvelle, mais rétrécir la problématique libérale. En même temps, son relativisme reste limité puisqu'il reconnaît en fin de compte l'arbitraire des règles du jeu définies par chaque confession, mais n'admet guère, précisément parce qu'elles relèvent d'une convention constitutive, qu'on les discute et qu'on les conteste. Si les règles du rugby ne vous conviennent pas, allez jouer au tennis, mais ne cherchez pas évaluer ou à modifier ces règles, ce qui supposerait d'avoir recours à un référent extérieur à l'univers qu'elles constituent. Lindbeck se montre à la fois plus relativiste et plus répressif que le libéralisme. Blaser intitule le chapitre qu'il consacre à Lindbeck "Libéralisme rénové?" (avec un point d'interrogation). À mes yeux, Lindbeck ne propose pas un libéralisme rénové ou dépassé, mais un libéralisme détérioré et amoindri. Je dois cependant reconnaître qu'en la matière, le libéral que je suis n'est probablement pas d'une totale objectivité.

3. Le modèle linguistique, solution ou impasse?

Il y a quelque chose de paradoxal et de contradictoire dans la réflexion de Lindbeck. On a le sentiment qu'elle l'entraîne là où il ne voulait probablement pas aller. Son entreprise part du désir de servir l'Église et de faire avancer le dialogue œcuménique. Elle se veut à la gloire de Dieu. On peut se demander si elle n'aboutit pas à un scepticisme à la Montaigne ("je suis la religion de mon pays parce que c'est pour moi plus commode") et à un relativisme radical ("toutes les religions sont bonnes du moment qu'elles sont adaptées à leur contexte"). De plus, n'enferme-t-elle pas chaque confession dans sa logique propre, sans lui donner les moyens de se rapprocher des autres? Lindbeck poursuit un tout autre objectif. Mais le but atteint diffère fortement de l'objectif visé.

André Gounelle
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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot