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Sans et mais
Remarques sur Protestants d’André Dumas

En 1987, André Dumas a publié une petite brochure, intitulée Protestants, d'une soixantaine de pages, d'apparence modeste, de contenu substantiel et d'une écriture superbe. Tout livre reflète son auteur et les trois caractéristiques que je viens d'indiquer s'appliquent bien à la personnalité de Dumas. Il ne s'imposait pas de manière tapageuse, ne prêtait pas grande attention aux apparences et j'ai rarement rencontré un homme aussi dépourvu d'orgueil que lui. Quand il prenait la parole ou la plume, ce qu'il exprimait était solide, riche et profond. Et il fascinait, en magicien du verbe, par son art de parler et d'écrire, qui ouvrait de multiples perspectives, sans jamais imposer la sienne de manière autoritaire ou impérialiste.

Parler du protestantisme ou des protestants, cela ne revient pas tout à fait au même. Plutôt que d'insister, comme je l'ai fait dans mes propres ouvrages, sur des principes, Dumas s'efforce de décrire et de dépeindre des attitudes. Qu'est-ce qu'un protestant? Comment se voit-il lui-même? De quelle manière comprend-il et vit-il sa relation avec Dieu? Que représente pour lui l'Église et comment s'engage-t-il dans le monde? Dans cette manière d'aborder et de traiter son thème, on sent le souci de Dumas pour "une théologie de la réalité", selon le titre qu'il a donné à son beau livre sur Bonhoeffer. Théorie et pratique ne se dissocient pas : le "nommer Dieu" (titre d'un autre bel ouvrage de Dumas) relève à la fois d'une réflexion qui se veut aux prises avec la culture tout en restant fondamentale et d'une existence, qui se sait non pas exemple ou modèle, mais témoignage à une vérité qui la dépasse et qu'elle reflète imparfaitement. En évitant, d'un côté, la spéculation coupée de la réalité, et, de l'autre, un empirisme et un activisme irréfléchis, la pensée théologique façonne et structure l'existence croyante, tandis que, de son côté, l'existence croyante incarne et nourrit la pensée théologique, lui apporte la chair et le sang de la vie.

Sans

Naviguer entre Charybde et Scylla, chercher le chenal entre deux écueils, cette préoccupation de manifeste constamment chez Dumas. L'utilisation fréquente qu'il fait de la préposition "sans" me paraît, à cet égard, significative. Il s'en sert pour récuser des positions unilatérales, qui joignent un excès à un manque, parce qu'elles se laissent entraîner à un extrême, en oubliant la contrepartie qui permet d'éviter déviance et dérive.

Ainsi, écrit-il, la foi "tient sans posséder" (p.10). Il écarte ainsi, en même temps, l'arrogance qui se croit propriétaire de la vérité et l'incertitude qui ne sait à quoi s'accrocher ni se référer. La foi, dit-il également, "rassemble sans fusionner". Formule qui refuse tout autant l'isolement du croyant que la disparition de sa personnalité dans le peuple de Dieu. Sa liberté et sa spécificité individuelle ne le coupent pas de la communauté et la communauté ne les gomme pas ni ne cherche à les supprimer. "Sans la liberté ... la foi est une tyrannie et l'église une prison", mais, sans la foi, la liberté est "une errance" et, sans l'église, la foi devient "un intimisme et un individualisme" (p.12).

De même, des "sans" viennent définir le juste rapport à la Bible. Le croyant la lit sans la sacraliser ni la profaner (p.22-23). Il ne la divinise pas, car il la sait humaine, produit d'une longue et complexe histoire et non texte céleste dicté à un prophète, comme le Coran. Il se garde de toute "idolâtrie livresque". Il ne méprise, cependant, pas la Bible ni ne la néglige, car elle lui donne accès au Christ. Sans elle, il n'y a pas de connaissance possible du Christ, et, à l'inverse, sans l'Esprit et le Christ, il n'y a pas de lecture juste des Écritures. Sans survalorisation et sans dévaluation, il nous faut lire la Bible comme ce témoignage, indispensable et incontournable, qui est "renvoi à Dieu et envoi par Dieu" (21).

Autres "sans". La foi est sans raison en ce sens qu'elle ne s'appuie pas sur des preuves, des argumentations et des démonstrations. Elle garde, toujours, l'apôtre Paul le rappelle, un caractère scandaleux. On croit ce qu'on ne voit pas et ce qu'on ne sait pas. On croit, parfois, contre des évidences et des faits. La foi se refuse, pourtant, à être sans signification. Elle n'accepte pas l'inintelligibilité et l'obscurantisme. À la différence de leurs prédécesseurs du dix-huitième siècle, justement soucieux d'associer foi et raison, même s'ils l'ont parfois fait au détriment de la foi, les protestants contemporains ont la tentation de s'allier avec l'absurde dans une "théologie naturelle renversée" (p.27), "renversée" parce qu'elle fonde la foi sur la promotion de l'irrationnel au lieu de l'édifier sur les clartés d'un sens dégagé par une pensée bien menée. Pour Dumas, le sans raison ne doit pas dégénérer en un sans signification. La foi n'a rien de sombre, d'impénétrable et d'énigmatique. Elle appartient au lumineux. Elle désire et ne redoute nullement l'usage des lumières de la raison (même si rationnellement on ne pourra jamais la légitimer). Si elle ne peut pas se réduire à une sagesse humaine qui compterait seulement sur la raison, on ne doit pas, non plus, en faire une folie obscurantiste déraisonnable.

Dans le domaine ecclésial, le protestantisme cherche une compréhension des sacrements qui permette de les pratiquer sans tomber dans un magisme qui coupe les éléments de la parole, et sans céder à un spiritualisme "qui oublie que la parole prend corps" (p.34).

Ces sans (qui, en fait, sont des "ni ... ni ...") ne posent pas des équilibres de compromis qui condamneraient la foi à se cantonner dans le moyen et le médiocre. Ils invitent plutôt à sortir des chemins battus, et à inventer ou à explorer audacieusement (sans crainte ni témérité) la "route insolite", que l'évangile ouvre au croyant.

Mais

Dumas recherche, sans cesse, la juste expression. Il affirme, et, souvent, corrige immédiatement son affirmation. Ce faisant, il ne l'atténue ni ne l'affaiblit. Il la précise, prévient des malentendus et écarte de fausses interprétations. À côté de l'emploi du "sans", il vaut la peine de relever l'utilisation du "mais" dans la pensée et le discours de Dumas. Ce "mais" empêche de dissocier deux propositions qui ont besoin l'une de l'autre pour ne pas perdre leur pertinence (je laisse de côté les "mais" purement adversatifs).

La Réforme a abondamment décliné le "solus" de l'exclusion : sola Scriptura, sola fide, sola gratia, soli Deo gloria. Dumas les reprend et les combine avec un "mais". "Seulement mais pleinement", intitule-t-il un chapitre, reprenant le titre d'une leçon qu'il avait donnée en 1986 à Genève pour le quatre cent cinquantième anniversaire de la Réformation de la ville. Le solus émonde et retranche, mais il n'appauvrit pas ni ne mutile. Il supprime des parasites qui empêchent l'arbre de se développer et de déployer toute sa vigueur. Loin de démolir, la Réforme représente "un élan multiple pour ... réformer ... et reformer" (p.13), en retrouvant une plénitude que le foisonnement d'un religieux frelaté et l'encombrement d'une piété douteuse entravent. "Seul n'indique pas un rétrécissement, mais une décision, pas une amputation, mais une purification, pas un manque, mais une assurance" (p.14).

Le "seulement" rétablit un "pleinement" et ce "pleinement" fait passer d'un "non" résolu à un "oui" devenu ferme et franc. En rejetant ce qui doit l'être, on ouvre la possibilité d'une acceptation authentique. "La porte étroite débouche sur une vaste aurore" (p.17).

Ainsi, le salut par la seule foi, en disqualifiant le poids des œuvres obligatoires, ne conduit pas à la passivité, mais restaure l'acte. Alors que l'œuvre est le "quelque chose" que fait une personne, l'acte est la personne elle-même qui fait quelque chose. Au lieu de "produire" péniblement des œuvres évaluées, quantifiées et calculées selon un barème, semblable à un ouvrier qui fabrique des objets à la chaîne, le croyant "exprime" sa foi dans des actes, gestes et comportements, comme le poète qui chante sa joie de vivre ou son amour.

De même, l'autorité de la seule Écriture ne vient pas supprimer la raison, mépriser les sagesses humaines et humanistes, dévaloriser les traditions pour nous réduire à la citation littérale et à la répétition bornée. En nous évitant de nous perdre dans le dédale des sagesses et des spiritualités, en nous fournissant quelques clefs claires et simples, elle suscite, au contraire, la pensée, elle nous apprend à apprécier les réflexions humaines, à profiter de ce que les cultures ont accumulé depuis des siècles, et continuent à nous apporter. Grâce au Sola Scriptura, nous pouvons pleinement savourer tout le reste, devenir des hommes et des femmes de poésie, de musique, de cinéma, de littérature et de philosophie (toutes choses qu'A. Dumas a intelligemment pratiquées). Là aussi, le "seulement" conduit à un pleinement.

Autre exemple, la morale fixe une règle, mais ne barre pas la route; elle donne des orientations, mais n'impose pas un carcan (p.44). Elle n'est pas, grâce à la justification gratuite qui précède la loi (et ne la suit pas, comme le voudrait le luthéranisme), "tourment des consciences et amoncellement de scrupules, mais action de grâces et de bénédiction" (p. 49). Ses interdits ne briment que pour mieux épanouir.

Peut-on aller plus loin, et se demander si le Solus Christus, loin d'écarter les religions non chrétiennes, ne devrait pas permettre pas de les accueillir pleinement? À ma connaissance, Dumas ne s'est pas posé cette question. Il ne nie pas la présence de Dieu ailleurs qu'en Christ, mais estime que seul Christ nous y donne accès. "Dieu est partout présent et actif ... mais là et seulement là, il se donne pleinement à connaître". Ce christocentrisme exclut-il un théocentrisme? Certainement pas et dans le dernier chapitre, Dumas nuance son propos. "Jésus-Christ ... ne prend un sens universel que justement s'il renvoie à Dieu" (p.64). Ne peut-on pas comprendre que le solus Christus n'enferme pas l'être de Dieu dans la personne de Jésus, mais ouvre à une plénitude qui dépasse toute incarnation historique particulière? J'ignore si Dumas aurait accepté un tel propos. Il l'aurait sans doute flanqué de deux "sans" et d'un "mais" qui en auraient marqué et l'intérêt et les limites. N'en demeure pas moins, même sur ce point, très forte l'affirmation que lorsque la foi dit "seulement", la grâce répond "pleinement" (p.18).

On peut relever et signaler quelques autres "mais" significatifs.

En reprenant une distinction classique, Dumas souligne que l'Église n'est nullement secondaire, mais qu'elle est seconde (p.31). Elle n'est pas "secondaire", puisque "effet immédiat de la parole", mais "seconde" parce que fille et non mère de la foi.

Ailleurs, Dumas souligne que la vie humaine est personnelle, mais politique, qu'elle pratique la soumission, mais que cette soumission est résistance (p. 53; l'allusion à Bonhoeffer est évidente). Il n'y a pas de politique chrétienne, mais une responsabilité politique des chrétiens.

Peut-on ajouter à cette liste probablement incomplète, "sacerdoce de tous, mais ministère de quelques-uns"? La formule qui ne se trouve pas telle quelle dans Protestants me semble très bien rendre compte du chapitre 6. L'ordre des termes n'est pas indifférent : le sacerdoce universel ne vient pas nuancer et équilibrer l'exercice du ministère, comme dans le catholicisme courant, mais, de manière très protestante, les ministères s'inscrivent à l'intérieur et dans le cadre de l'organisation du sacerdoce universel.

Mais et sans

L'avant dernier chapitre de Protestants, qui exprime humblement, sans fierté ni arrogance déplacées, le bonheur d'être protestant pourrait, presque entièrement, se traduire par des "sans" et des "mais". Le protestant se veut simple sans être "boutonné et guindé", mais il n'y parvient pas toujours ; il cultive trop "une réserve sans chaleur". Le protestant a le goût de la liberté, mais il succombe fréquemment à l'individualisme, comme s'il ne pouvait imaginer une communauté sans contrainte. Le protestant a le sens de l'humour, mais pèche pas manque d'excès. Ou, plus exactement, le seul excès qu'il connaisse, et il le pratique pleinement, est celui de la modération. Il lui faut toujours apprendre à s'évaluer sans se surestimer dans un orgueil abusif, et sans se mésestimer dans d'outrancières confessions de péchés.

Ce "mais" et ce "sans", on ne les trouve pas seulement dans Protestants; ils scandent toute l'œuvre d'A. Dumas. Ne décrivent-ils pas l'homme qu'il a été? Il encourageait et stimulait des démarches théologiques très différentes de la sienne, en émettant des "sans" et des "mais", qui ne réfutaient pas, mais questionnaient. Ses réserves ne refusaient pas la position de l'autre, mais, au contraire, elles l'écoutaient, la prenaient en compte en essayant de la "repositionner", et non de la nier. J'ai trouvé en Dumas un collègue qui savait être ferme sans rigidité et ouvert sans complaisance. Il était sans illusion sur la nature humaine, mais faisait à chacun une véritable confiance. Il ne tombait pas dans la facilité des accords superficiels, mais était dépourvu de rabies theologica, (et de tout autre sorte de rabies) et avait peine à prendre au sérieux les disputes qu'il jugeait secondaires (en particulier, les querelles de personnes qu'il interprétait généreusement en débats de fond). Sa bienveillance était immense, mais sans démagogie ni flatterie. Il savait être un ami, et se montrer chaleureux sans être un proche et sans jamais tomber dans l'indiscrétion.

André Gounelle
Foi et vie, avril 1997 (In memoriam André Dumas)

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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