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Théologie des religions

Conclusion

Nous avons parcouru un échantillon de diverses théologies chrétiennes des religions. Nous ne les avons certes pas toutes vues et il existe quantité d’auteurs que nous n’avons pas examinés. Mais nous avons étudié les principales orientations et positions existantes, en les illustrant chaque fois par un ou plusieurs de leurs représentants les plus connus, ce qui fait que notre enquête et notre étude, si elles ne sont pas exhaustives, sont cependant panoramiques et donnent une idée assez complète de l’état actuel des débats et des courants en présence.

Il me faut maintenant conclure et je vais le faire en quatre points. Le premier s’arrêtera sur la typologie, autrement dit sur la classification que je vous ai proposée et qui a structuré cet ensemble de cours. Le deuxième portera sur les données bibliques ; je les ai mentionnées au fur et à mesure, et ce point en proposera une interprétation synthétique qui tentera de dépasser les divergences ou oppositions entre les textes. Le troisième point sera christologique et s’inspirera beaucoup de Tillich ; il essaiera de définir la normativité de Jésus-Christ dans l’appréciation chrétienne des autres religions. Le dernier point reprendra la norme éthique de Schweitzer et le fera à partir du conte des trois anneaux de Lessing.

1. La typologie

Je commence par la typologie. J’ai classé les théologies chrétiennes des religions en quatre grandes catégories : les exclusivismes, les inclusivismes, les relativismes et les pluralistes avec normes. Cette classification me paraît utile, elle aide à percevoir les enjeux et les tendances, elle met un peu d’ordre dans un débat complexe et embrouillé. Elle n’est cependant pas parfaite et il y a des moments où elle ne fonctionne pas très bien. Ainsi, j’ai eu de la peine à classer Bultmann ou Hick, et en ce qui concerne Tillich nous trouvons chez lui des éléments caractéristiques de chaque catégorie. Je vous ai signalé à plusieurs reprises que si cette typologie aidait à faire des repérages ou à baliser le terrain, il ne fallait pas en faire un absolu.

Je voudrais le souligner à nouveau en m’inspirant des analyses d’un théologien méthodiste américain spécialiste de Tillich, Robison James. Dans plusieurs livres et articles, James a discuté la répartition classique des théologies des religions en exclusivisme, inclusivisme et pluraliste (il distingue trois catégories et non pas quatre comme je l’ai fait, mais cela ne change en rien l’argumentation). Il ne faut pas y voir, a-t-il soutenu des groupes différents de gens, mais plutôt des attitudes qui correspondent à divers niveaux ou à divers moments dans notre approche, notre rencontre et notre appréciation des religions. Ces attitudes se trouvent en chacun de nous, et l’une d’elles prédomine selon la perspective où l’on se place.

Je vais essayer d’expliquer et d’illustrer cette thèse en partant de mon propre cas, de ce que j’ai vécu et de mes réactions. Le problème de la valeur et de la vérité des religions non chrétiennes n'a pas surgi pour moi à partir de lectures ou au cours d'une réflexion seulement intellectuelle. Il s'est imposé de manière tout à fait concrète. J'ai vécu en Afrique du Nord de l'âge de trois ans jusqu'à celui de vingt ans, et j'y suis ensuite retourné à plusieurs reprises. J'ai été élevé et je me suis éveillé à la vie spirituelle et intellectuelle dans un monde où le christianisme représentait une petite enclave et où la présence de l'islam était forte. Nous connaissions mal l'islam, mais nous le côtoyions tous les jours, et il nous inspirait du respect. Dans le milieu où je vivais, on éprouvait parfois de la peur, mais rarement du mépris à son égard. Nous avions conscience de nous trouver devant une spiritualité exigeante et rayonnante qui imprégnait profondément toute une population. À côté de l'islam, il y avait un judaïsme important, lui aussi très vivant. Je me souviens de la petite ville de Mazagan, qu'on appelle aujourd'hui El Jadida, où dans les années 1940-1960 sur une même place se trouvaient la mosquée, la synagogue, l'église catholique et un minuscule temple protestant.

Dans cette situation, on ne pouvait pas proclamer tranquillement la supériorité ou l'exclusivité du christianisme. Cela n'allait pas du tout de soi. Mon enfance marocaine m'a rendu problématique l'affirmation que Dieu ne se manifeste qu'en Jésus et qu'il n'y a de révélation que biblique. La présence et l'action de Dieu en dehors et ailleurs ont été pour moi un fait d'expérience quasi évident. Je me souviens de mes réactions très vives quand - je devais avoir environ dix-sept ans - j'ai ouvert le catéchisme écrit par le pasteur Roland de Pury, L'argile et le maître potier, qui durant les années 50 a connu une large diffusion dans l'Église Réformée de France. On y lit dans les premières pages : « Je ne sais rien de Dieu en dehors de Jésus Christ » ; « qu'ils soient enfantins ou savants, les dieux de toutes les religions sont de faux dieux, des dieux que l'homme fait vivre » ; et encore : « il n'y a pas d'autre livre que la Bible où je puisse entendre la parole de Dieu ». Le contexte dans lequel je vivais rendait ces phrases étranges, presque irréelles. Elles me semblaient démenties par ce que je voyais tous les jours. Si j'avais habité en Europe, je les aurais probablement acceptées sans peine, et j'en aurais perçu le caractère positif. Au Maroc, j'en voyais surtout le côté négatif.

À partir de 1970, sans l'avoir vraiment cherché, je me suis trouvé engagé dans des rencontres et des discussions interreligieuses. J'ai fréquenté l'I.A.R.F. (une association internationale qui organise des rencontres entre ceux qui appartiennent aux courants « libéraux » de diverses religions). J'ai même siégé pendant trois ans à son comité mondial. J'y ai rencontré, entre autres, des bouddhistes japonais, très amicaux et attentifs. La différence de culture ne facilitait pas la compréhension mutuelle. Je me suis parfois demandé en sortant de séances de discussions avec eux si nous avions parlé de la même chose. Pourtant, au-delà d'une conceptualité qui me reste en partie opaque, j'ai parfois perçu à travers eux le rayonnement d'une authenticité que je serais bien en peine de définir plus précisément. J'ai fait partie d'un petit groupe qui, pendant une douzaine d’années, a réuni chaque mois à Montpellier, pour des échanges théologiques, deux rabbins, un imam, un prêtre catholique, un prêtre orthodoxe, et deux pasteurs. Je suis souvent intervenu dans des rencontres interreligieuses sur des thèmes et dans des lieux divers. J'ai été frappé par la spiritualité intelligente et profonde de certains de mes interlocuteurs, et je me suis parfois senti très proche d'eux.

Proche et, néanmoins, différent. Je n'ai jamais éprouvé la moindre envie d'adhérer à l'une de leurs religions. Je ne me sens pas le droit de les juger et de les condamner. Je sens qu’il y a en elles des vérités et je crois y percevoir parfois le souffle de Dieu. J’en ai reçu des enseignements qui me paraissent en partie juste et parfois m’ont fait mieux comprendre et connaître l’évangile. Dans mon livre Parler du Christ, j’indique comment l’islam, le bouddhisme, l’hindouisme et la spiritualité antique du héros m’ont éclairé certains aspects du Christ. Il n’en demeure pas moins que ces religions représentent pour moi un monde étranger où je ne me sens pas chez moi. Je n'ai jamais éprouvé le moindre désir d’aller y habiter. Pour ma part, j'ai entendu et j'entends la parole de Dieu dans l'évangile ; je ne la cherche nulle part ailleurs. Je ne suis ni déçu ni insatisfait par ce que je reçois du Nouveau Testament, même s'il m'arrive d’avoir des difficultés, voire de ne pas être d'accord avec certaines de ses affirmations. Bien entendu, les circonstances, ma naissance dans une famille chrétienne, mon éducation jouent ici un rôle important. Je n'ai pas vraiment choisi le christianisme ; il m'a pris et s'est imposé à moi. Il en est ainsi, je n'y puis rien, je ne le regrette nullement. L'évangile me parle, m'apporte et m'interpelle beaucoup plus que le Coran ou que le Lotus du Sutra. J'ai été rencontré par Jésus Christ et cette rencontre détermine mon existence. Néanmoins, j'éprouve beaucoup de respect pour les autres religions. Je ne peux ni les adopter ni les condamner. Je sais que Jésus est mon chemin, que je n'en ai pas d'autre, mais ai-je le droit de prétendre qu'il est le seul chemin qui soit donné aux hommes ? Enfin, je suis sensible, pour les avoir perçus dans l’Islam, dans le judaïsme et aussi dans le christianisme, aux dangers, aux dérapages aux perversions qui menacent toutes les religions. Elles ne forment pas un univers idyllique, il y a en elles du démoniaque, et un démoniaque qui peut prendre des formes atroces, épouvantables. J’ai le sentiment que dans chaque religion, il y a une lutte à mener pour que l’angélique l’emporte sur le démoniaque qui l’habite aussi.

Revenons à notre classification et voyons comment elle s’applique à mon expérience vécue. Sur le plan personnel et existentiel, clairement je suis exclusiviste : pour moi, en ce qui me concerne, je ne reconnais ni n’admets d’autre sauveur et seigneur que Jésus. Il n’est pas pour moi un maître parmi et à côté d’autres, il est le maître, le seul. Dans mes recherches théoriques, je suis inclusiviste, en ce sens que j’ai inclus dans ma réflexion et dans ma piété des éléments qui venaient d’ailleurs que du christianisme; ils ont enrichi ma foi et ma pensée. Sur le plan théologique, j’admets, au moins à titre d’hypothèse, que la plupart des religions reposent sur une révélation ou une intuition authentique de Dieu ; je crois que Dieu se manifeste aux hommes de diverses manières, selon leur expérience, selon leur culture, selon leur situation. Je trouve légitimes les différences, et il me semble que nous devons nous donner comme objectif non pas de les faire disparaître, mais de les utiliser positivement, dans un dialogue amical et critique. Autrement dit, à ce niveau-là, je suis relativiste. Et, enfin, parce que je suis sensible à la dualité et à l’ambiguïté des religions, parce que je m’inquiète de ce mélange du meilleur et du pire qu’elles comportent, je cherche à définir des critères de discernement et de jugement, et je me range parmi les pluralistes avec norme.

 Je donne donc raison à Robison James quand il écrit que l’exclusivisme, l’inclusivisme et le pluralisme ne sont pas des catégories fermées, mais des attitudes que l’on prend selon le niveau où l’on se situe, et qu’elles correspondent à des approches ou à des perspectives différentes. Elles sont complémentaires et se combinent plus qu’elles se combattent et le problème est plus de les articuler que de choisir entre elles. Elles ont chacune une zone de pertinence et non pas une validité totale. Toutefois, en allant là plus loin que ne le fait Rob James, j’ai tendance à considérer que le pluralisme avec norme reste, à tous les niveaux, l’attitude la plus complète et la plus satisfaisante.

2. Les données bibliques

Chacune des positions, nous l’avons vue, s’appuie sur des textes et des analyses bibliques, que j’ai mentionnés au passage. Vous avez sans doute remarqué que les exclusivistes, les inclusivistes et les pluralistes avec normes citent beaucoup plus de versets, s’appuient davantage sur l’Ancien et le Nouveau Testament que les relativistes, dont les argumentations ont souvent un caractère ou un aspect plus philosophique que théologique. Il n’en demeure pas moins que chaque camp ou chaque attitude peut faire appel en sa faveur, pour étayer ses thèses à des passages bibliques. De fait, sur la question des autres religions, la Bible contient deux séries d’indications qui, au premier abord, semblent s’opposer.

Quelques textes suggèrent une attitude d'ouverture et de bienveillance à leur égard. Ainsi, Abram (il prendra le nom d'Abraham un peu plus tard) se fait bénir par Melchisédeck, un sacrificateur païen, et lui paie la dîme ; il le reconnaît donc comme un authentique représentant de Dieu. Salomon reçoit la reine païenne de Saba et accepte ses présents. Des mages (prêtres d'une religion astrologique) viennent saluer la naissance de l'enfant de Noël. L’Ancien Testament connaît ce que le Père Dianelou appelle des « saints païens », des saints hors Israël. Jésus accueille des non-juifs, une femme syro-phénicienne, des officiers romains (il dit même de l'un d'eux qu'il n'a jamais trouvé une foi aussi grande que la sienne en Israël). Il ne condamne pas leur religion (alors qu’il est parfois très sévère pour celle d’Israël) et il ne leur demande pas de l’abandonner. À Athènes, selon le livre des Actes, le discours de Paul mentionne plutôt favorablement des autels et des auteurs grecs ; il s'en sert positivement pour étayer son argumentation. L’épître aux Romains déclare que les païens connaissent Dieu et ont sa loi écrite dans leur cœur. Quand ils ne glorifient pas Dieu et ne lui obéissent pas, ils sont donc tout aussi inexcusables que les juifs. Enfin, nous avons noté la reprise dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament de thèmes et de termes (y compris le mot « théos ») d’origine païenne.

D'autres passages bibliques, en plus grand nombre, témoignent d'une profonde hostilité, voire d'une haine farouche envers les autres religions. Beaucoup condamnent radicalement les Baal et Élie va jusqu'à faire massacrer leurs prêtres. Les prophètes mènent une incessante polémique contre les croyances des peuples environnants. Parfois, ils les qualifient d'abomination, de prostitution et les considèrent comme criminelles. Parfois, ils les ridiculisent et en dénoncent la sottise. Les évangiles contiennent de paroles qui affirment nettement l’exclusivité de Jésus : « Nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Mtt. 11/27) ; « Je suis le chemin, la vérité, la vie ; nul ne vient au Père que par moi » (Jn 14/6). Dans le livre des Actes (4, 12), Pierre déclare : « Il n'y a aucun salut ailleurs qu'en lui ». Chez Paul, le même début de l'épître aux Romains qui accorde une certaine valeur aux religions gréco-romaines, les juge très durement. Rappelons aussi le thème du Dieu jaloux, qui n’accepte pas qu’on ait d’autres dieux devant sa face et qu’on rende un culte à d’autres que lui. Á la différence de la plupart des religions de l’Antiquité méditerranéenne, la Bible n’admet pas des alliances et des compromissions avec d’autres spiritualités. Aucune statue de divinité gréco-romaine ne pénètre dans le temple de Jérusalem et on n’installe pas d’autels juifs dans les sanctuaires païens. Du coup, pour des raisons religieuses, les juifs ont un statut particulier dans l’Empire Romain. Alors que les autres peuplades en font partie en acceptant le culte impérial et en l’ajoutant à leur culte national ou tribal, les juifs ne peuvent faire partie de l’Empire que si on les dispense du culte impérial incompatible avec leur foi.

Comment comprendre ces divergences entre les textes bibliques ? À mon sens, ce mélange parfois étonnant voire déconcertant d’ouverture et de fermeture, d’accueil et de rejet appelle trois commentaires.

Premièrement, il devrait nous empêcher de tenir un discours unilatéral et catégorique. Quand on mentionne des versets bibliques hors de leur co-texte, lorsqu'on oublie les passages qui les atténuent, les corrigent ou les contestent, on aboutit à des positions partiales et partielles, à la fidélité biblique souvent plus apparente que réelle. Il faut tenir compte de l'ensemble des textes, et pas seulement d'une série. La Bible considérée dans son ensemble est complexe et nuancée. Le simplisme est réducteur ; il séduit, mais égare.

Deuxièmement, les divergences qu'on constate au sein de l'Ancien et du Nouveau Testament montrent qu'il y a plusieurs manières possibles de comprendre et de vivre la foi biblique. Certaines de ces divergences reflètent des désaccords parfois profonds et importants, qui n'entraînent pourtant pas l'exclusion d'une des positions antagonistes. La Bible ouvre un éventail assez large, mais non illimité d’attitudes possibles. On le constate à plusieurs reprises (là où cela apparaît le plus clairement c’est dans le cas de l’instauration de la royauté en Israël, jugée par certains textes conforme et par d’autres contraire à la volonté divine). Dans cette perspective, on peut admettre qu’il y ait plusieurs évaluations des religions qui s’inscrivent dans le cadre d’une foi biblique. D'autres oppositions s'expliquent, au moins en partie, par des différences de situations : la plupart des écrits bibliques ne sont pas intemporels, mais circonstanciels ; ils n’énoncent pas des vérités générales, valables en tout temps et en tout lieu ; ils répondent à des problèmes précis et s’inscrivent dans des contextes qui ne sont pas les mêmes, d’où leur diversité. En ce qui concerne les religions, il me paraît probable, ce serait évidemment à vérifier, que les auteurs bibliques s'en prennent violemment à elles quand ils les ressentent comme un danger ou une menace soit pour Israël soit pour les premières communautés chrétiennes. Par contre, ils se montrent bienveillants quand des collaborations ou des alliances s'esquissent. Selon qu'ils ressentent une concurrence ou une convergence, leur discours change.

Troisièmement, je ne cherche nullement à éliminer les conflits entre les textes bibliques. Ma tendance serait plutôt de les accentuer que de les atténuer ; je me méfie beaucoup des lectures harmonisantes et je leur préfère par principe les interprétations conflictuelles. Pourtant, dans le cas qui nous occupe, une conciliation me paraît envisageable ; je crois qu’on peut déceler une cohérence derrière la diversité voir les divergences apparentes. Je vais essayer de la formuler.

Selon la foi biblique, Dieu se manifeste aux hommes par de multiples canaux : par l’histoire, par la réflexion, par la méditation et la prophétie et aussi par la contemplation de l’Univers. « Les cieux, chante le psaume 19, racontent la gloire de Dieu et l'étendue céleste annonce l'oeuvre de ses mains ». Des siècles plus tard, Paul écrit (Rm 1, 20) « les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité se voient fort bien depuis la création du monde quand on les considère dans ses ouvrages ». Dans ce verset, le grec n'a pas le mot « perfections » qui est un ajout des traducteurs; il dit seulement « les invisibles » (aorata, pluriel neutre). On pourrait traduire : « la réalité invisible de Dieu ». Dieu ne parle donc pas seulement dans la Bible ou par la prophétie. Essayer de discerner, comme le font les religions, sa présence à travers le cosmos (soleil, lune, étoiles) ou dans la nature (volcans, arbres saints et sources sacrées) n’a donc, en principe, rien d'aberrant. Dieu se manifeste également dans l'intériorité humaine, puisque, écrit toujours Paul (Rm 2, 15), « l'œuvre de la loi est écrite » dans nos coeurs. La sagesse, qui le cherche dans la conscience, l'intelligence ou le raisonnement, n'a, par conséquent, pas tort.

Les religions ont, donc, un aspect positif. Elles renvoient à la présence de Dieu en nous, à son action dans le monde, à sa marque en toutes choses et elles apprennent à y être sensibles. Toutefois, elles ont aussi un côté négatif. Elles inquiètent le croyant biblique et il s'en méfie, parce que sans cesse elles tentent de diviniser le monde ou des éléments du monde, et de verser dans l'idolâtrie. Elles remplacent, comme l'écrit Paul, « la gloire du Dieu incorruptible par des images représentant l'homme corruptible, des oiseaux, des quadrupèdes et des reptiles » (Rm 1, 23). Elles ne distinguent pas assez nettement le Créateur des créatures et confondent les manifestations de Dieu avec son être. Là elles égarent leurs fidèles et ne rendent pas honneur à Dieu.

L'Ancien et le Nouveau Testament acceptent, me semble-t-il, les religions quand elles dressent des autels au « dieu inconnu », comme à Athènes, ou qu'à l'exemple des mages, elles discernent dans une étoile un signe venu de Dieu. Elles orientent alors vers le Créateur à travers les créatures sans pour cela les confondre. Par contre, la Bible les refuse et les juge démoniaques lorsqu'elles conduisent à adorer des réalités du monde et à leur attribuer une valeur ultime ou absolue, au lieu de les mettre au service de Dieu. Ainsi, Paul félicite les Athéniens d'être religieux, mais, lorsqu'à Lystre les Grecs le prennent ainsi que Barnabas pour un dieu et donc qu’ils divinisent des hommes, les apôtres, il réagit violemment ; il déchire ses vêtements et se met à crier (Ac 14, 13-18).

Si cette hypothèse est exacte, ce ne sont pas les religions elles-mêmes que les passages bibliques condamnent, mais leurs penchants et leurs déviations idolâtres. Quand on identifie correctement l'adversaire qu'ils combattent, on découvre ce qui donne aux textes une relative cohérence. Bien entendu, l'idolâtrie ne concerne et n'atteint pas seulement les religions non bibliques. Israël n’en est pas exempt, et a tendance à s’idolâtrer lui-même, à donner à son élection une valeur excessive et absolue. L’idolâtrie menace aussi le christianisme et il y a parfois succombé. On en a des exemples avec la « jésulâtrie » qui divinise l'homme Jésus. Selon les définitions conciliaires, Jésus est à la fois homme et Dieu, mais l'homme Jésus lui-même n'est pas Dieu. Quand on adore Jésus ou qu’on le prie (ce que ne fait jamais Calvin, par exemple), on frôle l’idolâtrie en confondant dans la personne de Jésus l’homme et le Dieu ; j’y reviendrai dans mon point suivant. On peut également déceler ou soupçonner une tendance à idolâtrer le sacrement dans le catholicisme et à idolâtrer la Bible dans le protestantisme. L'opposition ne se situe pas entre judaïsme et christianisme d'un côté, et paganismes de l'autre, mais entre une authentique spiritualité et sa perversion.

En ce qui concerne les déclarations sur le caractère unique du Christ, j’y reviendrai dans mon point suivant, mais je note tout de suite qu’on peut parfaitement les comprendre, dans la ligne de l’herméneutique de Bultmann, comme des confessions existentielles ou personnelles plus que comme des propositions objectives et générales. Quand un garçon déclare à une fille qu’elle est la plus belle du monde, il ne pense pas qu’elle va gagner le concours de Miss Monde ; il veut dire qu’aucune fille ne lui plait, ne l’émeut, ne le touche autant qu’elle. Cela vaut pour lui, pas forcément pour d’autres ; il le sait très bien ; sa déclaration est à la fois totalement vraie et complètement subjective. De même : « il n’y a pas d’autre nom » peut se comprendre : « il n’y a pas d’autre nom pour moi » ; « je suis le chemin » signifie : « toi, tu n’as pas d’autre chemin », etc.

Ainsi situées et éclairées, les polémiques antireligieuses que contient la Bible ne me semblent pas avoir la portée que les partisans d'un exclusivisme chrétien leur attribuent, faute de les avoir lues à la lumière du co-texte et du contexte. Avant de transposer dans notre situation des versets bibliques, il faut soigneusement les situer et se livrer à un travail d'interprétation pour dégager aussi précisément que possible leur visée. La citation « nue » ne constitue pas un argument de poids, quand elle ne s'accompagne pas de cette mise en perspective.

3. La norme christologique

Les deux premiers points ont souligné le caractère ambivalent des religions, la chrétienne comme les autres. Elles sont à la fois bienfaitrices et malfaisantes, en même temps angéliques et démoniaques ; d’un côté, elles témoignent de Dieu et y renvoient, de l’autre, elles le masquent et tendent à l’idolâtrie qui divinise des éléments du monde. Cette dualité, on pourrait presque dire cette duplicité des religions pose la question de la norme qui permet de discerner, de trier le positif du négatif et d’exercer un jugement. Je proposerai pour ma part, à la suite de Tillich et de Schweitzer, une double norme : d’abord christologique, ensuite éthique. Dans ce troisième point, je m’arrête sur la norme christologique.

1. Jésus et le christ

Dans le discours ecclésiastique, on dit tantôt « Jésus », tantôt « le Christ », tantôt encore « Jésus-Christ », sans faire de différence entre ces trois formulations. On les utilise comme des synonymes, équivalents et interchangeables. Il apparaît donc utile de rappeler et de souligner ce que tous les chrétiens savent plus ou moins, mais qu'ils oublient ou dont ils ne tiennent pas compte dans leurs propos. L'appellation « Jésus Christ » joint, associe et réunit deux termes de nature différente.

D'abord, un nom propre, Jésus, qui désigne une personne concrète. En Palestine, au début de notre ère, vécut un individu particulier. Il s'appelait Jésus ("Monsieur Jésus", écrit P. Gisel), comme d'autres se nomment Ésaïe, Jérémie, Pierre, Jean ou Paul. À toute époque, partout, chaque être humain porte ainsi un nom qui permet de l'identifier et de le distinguer.

Nous avons ensuite un nom commun, « Christ », qui indique un titre et une fonction, comme le font des termes tels que berger, prophète, pasteur ou professeur. Ces mots se rapportent à la charge que quelqu'un remplit, aux responsabilités qu'il exerce, à l'autorité et à la compétence qu'on lui reconnaît.

Lorsque nous disons Jean Calvin ou Albert Schweitzer, nous énonçons le prénom et le nom de famille de deux personnes, et nullement leurs qualifications. Nous désignons des individus, nous ne disons rien de leur oeuvre, de leur fonction, de leurs capacités, de leurs réalisations. Par contre, quand nous précisons le réformateur Calvin, ou le docteur Schweitzer, nous mentionnons alors ce que ces hommes ont fait, ce qu'ils ont été, le rôle qu'ils ont joué, la mission qu'ils ont remplie. Il en va pareillement quand on parle du Christ. Il y a plusieurs réformateurs, de nombreux médecins. De même, l'Ancien Testament attribue le titre de Christ à diverses personnes : à des rois, à des prophètes, à l'ensemble du peuple d'Israël ou au petit reste fidèle, et même au païen Cyrus. Aussi, plutôt que Jésus-Christ, qui prête à confusion, serait-il préférable de dire Jésus le christ, comme on dit Esaïe, le prophète, avec un article devant christ (ce que fait d'ailleurs souvent le Nouveau Testament) et une minuscule pour bien marquer qu'il ne s'agit pas du nom d'une personne, mais d'un titre que l'on confère à cette personne. Cet usage logique et normal étonne toujours. Pour l'avoir suivi dans un de mes livres, j'ai dû m'en expliquer avec le correcteur d'imprimerie, persuadé que je faisais une énorme faute qu'il fallait absolument rectifier.

Que signifie le titre de christ ? Vous savez qu’il est la transposition grecque du mot hébreu messiah ou messie, et qu’il désigne, selon l’étymologie, celui qui a reçu l’onction. L’onction équivaut à une consécration et à un ordre de mission. Est oint celui que Dieu a choisi en vue d’accomplir une tâche précise. Christ s'applique à une personne envoyée par Dieu pour être son agent, son instrument, son porte-parole, son serviteur. De manière plus générale, on peut qualifier de « christique » tout événement, tout être ou tout objet par lequel Dieu rencontre les êtres humains et établit ou restaure la communion entre eux et lui. La fonction de christ consiste à supprimer les oppositions, et obstacles entre Dieu et ses créatures, à instaurer une relation dominée par l'amour réciproque, la confiance et l'obéissance humaines répondant à la grâce et à la protection divines. Lorsque Dieu rencontre les humains, cela se passe toujours à son initiative, parce qu'il en a ainsi décidé. Autrement dit, le christ est l'acte, l'événement ou l'opération par lequel Dieu se réconcilie avec les humains. Quand les chrétiens, reprenant les termes de Pierre à Césarée de Philippe, confessent que Jésus est le Christ, ils affirment qu'en lui, par lui, Dieu les rencontre, entre en communion avec eux, les sauve. L'événement « christ » se produit en l'homme Jésus de Nazareth.

Comment, à partir de ces définitions, comprendre la relation de Jésus et du christ ? J'explicite la question par une analogie purement logique avec le cas de Luther. Quand on dit de Luther qu’il est l'homme des 95 thèses de 1517, on mentionne une particularité et une exclusivité de Luther ; de personne d'autre, on ne peut dire de la même manière qu'il est l'homme des 95 thèses. Par contre, quand on dit de Luther qu’il a été un réformateur, on lui applique une catégorie générale qui, certes, lui convient et le définit bien, mais dont il n'a nullement le monopole : il existe d'autres réformateurs avant lui, en même temps que lui et après lui ; ce titre ne lui appartient pas en propre. Luther est bien réformateur, mais il n’est nullement le seul réformateur. Qu'en est-il de Jésus et du christ? Faut-il les identifier, les confondre (comme Luther et l'homme de 95 thèses), ou y a-t-il une relative indépendance de l'un par rapport à l'autre (comme entre Luther et réformateur) ?

2. Intra lutheranum et extra calvinisticum

À cette question, la théologie protestante a donné deux réponses opposées, ou, en tout cas, nettement différentes. J’y ai déjà fait allusion, dans le cours sur Calvin, et j’y reviens maintenant.

1. On appelle la première l'intra lutheranum, car elle s'inscrit plutôt dans la ligne de la tradition luthérienne (même si tous les luthériens ne la partagent pas et si des réformés la font aussi leur). Elle affirme que le Christ se trouve totalement et seulement en Jésus. Il y a pleine identification entre les deux, comme entre Luther et l’homme des 95 thèses. Le christ ne se produit et ne se manifeste nulle part ailleurs qu'en Jésus, ce qui permet de dire indifféremment « christ » et « Jésus », et d'utiliser christ, sans article, comme un nom propre. Dieu nous rencontre et nous sauve uniquement en Jésus de Nazareth. En dehors de lui, il est absent ou invisible, de sorte que les autres religions n'ont que de faux dieux et des idoles à nous offrir.

La thèse dite de l’intra-lutheranum a des liens étroits avec une autre thèse, celle de la communication des idiomes. Selon cette thèse, la nature humaine et la nature divine se mélangent dans la personne unique de Jésus. En lui, elles deviennent inséparables, indissociables. Pour prendre une comparaison un peu triviale, à mon hôtel, le matin sur la table du petit-déjeuner, on met devant moi un pot de café et un pot de lait. Si je verse le café et le lait dans ma tasse, j’obtiens du café au lait. Une fois que j’ai fait cette opération, je ne peux plus revenir en arrière et disjoindre ou isoler dans ma tasse le café et le lait. Ils étaient au départ chacun de leur côté, sans relation l’un avec l’autre ; maintenant, ils vont ensemble, je ne peux pas boire l’un sans boire l’autre. De même, avant la venue de Jésus, avant l’incarnation, la nature divine et la nature humaine sont séparées. Une fois qu’elles se sont jointes en Jésus, elles deviennent indissociables, quasiment indistinctes : on ne peut plus entrer en relation avec Dieu indépendamment de Jésus, et on ne peut pas être en relation avec Jésus sans rencontrer du même coup Dieu. Concrètement, on identifie Dieu et Jésus : ainsi des cantiques de Noël parlent des « langes » de Dieu, et les luthériens déclarent qu’à Golgotha, Dieu est crucifié et meurt. La thèse de la communication des idiomes écarte d’une part une christologie athée (comme celle des théologiens de la mort de Dieu qui se réclament de Jésus et éliminent son père). D’autre part et surtout, elle nie la possibilité d’un lien quelconque avec Dieu en dehors de Jésus.

Les thèses voisines et corrélatives de l’intra lutheranum et de la communication des idiomes aboutissent à un exclusivisme chrétien qui refuse catégoriquement que Dieu se révèle aussi ailleurs qu’en Jésus.

2. La seconde réponse se situe plutôt dans le cadre de la théologie réformée classique (même si tous les réformés ne l’adoptent pas et si on la trouve ailleurs que chez eux). On la nomme l'extra calvinisticum et elle s’articule avec l’affirmation de la non confusion des idiomes. Cette thèse affirme que Jésus est totus Deus (totalement Dieu), mais pas totum Dei (la totalité de Dieu). Dieu agit et se manifeste partout et donc aussi ailleurs qu’en Jésus. Autrement dit, même si Jésus est le christ par excellence, il existe du christique en dehors de lui. Cette deuxième réponse établit une relative indépendance et une distance relatives entre le christ et Jésus. En Jésus, les deux natures, la divine et l’humaine, sont étroitement liées et conjointes ; elles restent pourtant distinctes, elles ne fusionnent pas. C’est comme les deux wagons d’un T.G.V. ; ils sont tellement articulés l’un à l’autre qu’on ne peut pas les décrocher, à la différence des wagons classiques ; on est pourtant dans la voiture 11 ou dans la voiture 12, pas dans les deux à la fois, et ce qui se passe dans l’une (par exemple le bruit que font les voyageurs ou la fumée des cigarettes) ne touche pas forcément l’autre. De même pour Zwingli et Calvin, quand l’évangile de Jean (4, 6) écrit que Jésus est fatigué, c’est son humanité et non sa divinité qui est fatiguée. Marie fait téter, lange et berce un bébé humain et non le créateur du ciel et de la terre. Á Golgotha, est crucifié un homme, l’homme dans lequel la divinité s’est incarnée, mais pas la divinité elle-même. C’est l’homme Jésus qui meurt, et qui ensuite sera ressuscité ; ce n’est pas Dieu. De même que dans un couple, les époux restent deux alors même qu’ils unissent leur vie, de même dans l’incarnation qui les lie, il subsiste une certaine indépendance entre la divinité et l’humanité de Jésus. Ce qui signifie que le Logos, le Fils éternel de Dieu ou la seconde personne de la Trinité, le christ en tant qu’acte de Dieu ne se limite pas ni ne s’enferme dans la personne humaine de Jésus de Nazareth. Il la dépasse infiniment. Il agit et se manifeste ailleurs, dans la nature, dans la raison, dans les autres religions dont Calvin pensait qu'elles ont des lueurs confuses de Dieu. Ces lueurs (plus généreusement on peut leur accorder de véritables lumières) viennent du christ, mais pas de Jésus.

Cette seconde thèse permet de proposer une interprétation théologique des versets cités par les exclusivistes. Quand Jésus le christ déclare : « je suis le chemin, la vérité, la vie; nul ne vient au Père que par moi », on peut estimer que le « je » dont il est ici question ne désigne pas l'homme Jésus, mais le christ qui se trouve en Jésus et qui se manifeste aussi ailleurs. Ces paroles signifieraient alors que l'être humain ne rencontre Dieu que si Dieu vient à lui et lui parle, que si Dieu prend l'initiative de la rencontre, en se révélant à lui. Ainsi compris, ces versets perdent leur caractère exclusif. Ils affirment que là où il y a présence, action, manifestation de Dieu, n'importe où dans le monde, le christ est à l'oeuvre, ce même christ qui se trouve en Jésus, mais qui ne s'identifie pas totalement avec l'homme de Nazareth. Derrière l'immense diversité des religions, et leur irréductible pluralité, il y aurait ainsi une unité secrète, cachée qui permettrait de fonder un dialogue et une tolérance réciproques.

3. Une christologie de la croix

Personnellement, je me rallie à cette deuxième réponse. Elle me paraît à la fois la plus biblique et la plus logique. Implique-t-elle que toutes les manifestations de Dieu se valent, qu’elles sont sur le même plan ? S’ensuit-il que les religions sont également bonnes, qu'elles ont toutes une valeur identique, ce qui serait du relativisme ? Je ne le pense pas. L’extra calvinisticum ne nie nullement qu’il y ait entre les religions quantité de différences qui interdisent de les considérer comme équivalentes et qui permettent d'établir une hiérarchie entre elles. Que tous les textes que j’ai écrits viennent de moi, que j’en sois l’auteur n’empêche nullement qu’il y en a qui expriment mieux, plus profondément et plus complètement ma réflexion. De même, parmi les actions, interventions ou manifestations de Dieu, certaines ont plus d’importance, vont plus loin, et sont plus décisives que d’autres. Je crois qu’en Jésus, Dieu se révèle et agit beaucoup plus qu’il ne l’a fait ou ne le fait ailleurs.

 De plus et surtout, une aberration guette toutes les religions, y compris le christianisme. À mon sens, je reprends ici la position de Tillich, si aucune religion n'est entièrement fausse, aucune n'est non plus complètement vraie. Dans aucune, Dieu n'est totalement absent ; dans aucune, il n'est pleinement présent. Une tentation redoutable menace toutes les religions : oublier leur insuffisance, croire qu'elles possèdent Dieu, diviniser les événements christiques, rites, livres ou personnages dont elles se réclament, confondre Dieu avec ses manifestations. Quand elles cèdent à cette tentation, alors elles tombent dans l'idolâtrie, dans le démoniaque, et dans le fanatisme qui en découle.

Dans la Croix, et je suis toujours Tillich, je discerne la manifestation suprême et décisive de Dieu parce qu'elle se garde contre ce danger, parce qu'elle s'oppose à toute confusion entre le médiateur (l'événement ou le personnage christique) et la réalité ultime, parce qu'elle marque la différence entre ce que Dieu est, et celui qui le rend présent. Á Golgotha, Jésus sacrifie l'homme concret et historique, l'être de chair et de sang qu'il a été au sens dont il est le porteur, à la mission qui lui a été confiée, à l'oeuvre dont il est chargé. Pour signifier et ne pas masquer la présence et l'action de Dieu, pour être un médiateur et non un écran, il s'efface, disparaît, et meurt. Dans les évangiles, Jésus n'accepte jamais le titre de christ sans l'accompagner aussitôt de l'annonce de sa mort, et quand Pierre le confesse comme Jésus en refusant la croix, Jésus le déclare satanique. Pour accomplir correctement la fonction ou la mission de christ, on doit mourir à soi-même, autrement on devient une idole, on verse dans le diabolique. Sur la Croix, Jésus manifeste que la vérité dernière de sa vie et de la nôtre ne se trouve pas en lui, dans sa personne, mais qu'elle est dans celui qu'il représente, dont il est pour nous l'image et la figure, et qu'il appelle son Père. Jésus meurt pour ne pas être pris pour Dieu. Il détruit sa propre opacité pour n'être plus que transparence ; il se nie et s'anéantit lui-même pour diriger nos regards et notre confiance vers Dieu. Il devient ainsi le christ par excellence, peut-être égalable, en tout cas insurpassable.

Le christ authentique, véritable est celui qui ne regarde pas l’égalité avec Dieu comme une proie à arracher, qui refuse de prendre la place de son Père : il veut conduire non pas à lui-même mais à Dieu et il accepte de mourir pour qu’on le divinise pas. La croix donne ainsi une norme pour toutes les religions : elles sont vraies dans la mesure où elles résistent à leur propre divinisation, où elles ne se confondent pas avec ce dont elles témoignent, où elles ont conscience d’être des symboles ou des icônes qui renvoient à autre chose qu’à elle-même, et non des idoles qui s’identifient elles-mêmes avec l’Ultime.

J’ajoute, ce que Tillich ne fait pas, qu’on peut découvrir autre part que dans le christianisme des analogues de la Croix comprise de cette manière. Ainsi, dans une parabole qu’on lui attribue, le Bouddha compare sa doctrine à un radeau qui permet de passer sur l’autre rive, et qu’on doit ensuite abandonner pour poursuivre la route : elle est chemin vers l’Ultime, non ultime. Il y aussi cette parole bouddhiste : « si tu rencontres le bouddha, tues-le ». Un ami marocain m’a dit que dans l’art musulman, les artisans qui dessinent ou gravent l’entrelacs merveilleux des lignes géométriques introduisent toujours quelque part un défaut visible pour rappeler que seul Dieu est parfait. S’ils ne le faisaient pas, leur dessin serait quand même défectueux, mais on risquerait de ne pas s’en apercevoir et d’attribuer à leur œuvre une excellence qui l’égalerait à la divinité et serait donc blasphématoire. L’imperfection apparente est une autodéfense contre l’idolâtrie. Ces deux exemples montrent que le critère de la croix peut avoir des résonnances ailleurs que dans le christianisme sous une forme différente.

4. La norme éthique

À la norme christologique que je viens de d’exposer en me situant dans la ligne de Tillich, j’ajoute une norme éthique en m’inspirant, cette fois-ci, de Schweitzer. Je l’illustre à l’aide d’un conte classique, celui des trois anneaux qui se trouve dans le Décameron de Boccace et que Lessing a repris et développé dans sa pièce Nathan le sage. Je suis la version qu’en donne Lessing.

Dans une famille très ancienne, de génération en génération, chaque père transmet à son fils préféré un anneau précieux. Cet anneau a le pouvoir miraculeux de faire aimer celui qui le porte par les hommes et par Dieu, et de le rendre lui-même aimant. Or, voilà qu'un jour, un père de cette famille a trois fils qu'il chérit également ; il n'a pas de préféré. Pour ne pas choisir entre eux, il fait fabriquer deux copies parfaitement exactes de l'anneau, à tel point qu'il n'arrive pas lui-même à discerner le bon des deux autres. À chacun de ses trois fils, en secret, il remet l'un des anneaux. Ces anneaux symbolisent les trois grandes religions de l'époque, le judaïsme, le christianisme et l'islam.

Après la mort du père, chacun des fils qui se croyait le seul dépositaire de l’anneau découvre que ses deux frères prétendent l’avoir. Ils se traitent mutuellement d'imposteurs, se disputent, se battent et finissent par aller chez le juge afin qu'il les départage et désigne l'anneau authentique. Le juge réfléchit et donne une sentence en deux temps.

1. D'abord, il en appelle au pouvoir miraculeux de l'anneau. On doit reconnaître le bon anneau à son efficacité : il fait aimer son porteur et il fait que son porteur aime les autres. Quel est donc celui des trois frères que les deux autres préfèrent, quel est celui qui se montre le plus aimant à l'égard de ses frères ? Les trois frères se sont fâchés à mort. Ils se détestent mutuellement. Le juge conclut : « Vous avez tous les trois un faux anneau; le vrai est perdu, il vous a été volé ». Je commente : la vraie religion devrait se distinguer des fausses par sa puissance d'amour. Malheureusement, de ce côté-là, toutes les religions présentent des défaillances. Elles sont toutes de mauvaises copies de ce que devrait être la vraie religion.

2. Le juge ne s'en tient pas là. Il prolonge sa sentence par un conseil qu'il donne aux trois frères : « Ne vous querellez pas pour savoir qui a le véritable anneau, mais que chacun de vous fasse comme s'il le possédait, comme si le sien était le bon ; et revenez beaucoup plus tard, dans mille et mille ans ; il sera peut-être alors possible de vous départager ». Je commente : la vérité dernière nous échappe, nous ne la connaîtrons qu'à la fin des temps. En attendant que les religions, au lieu de se disputer, se convertissent, se purifient, cultivent l'amour de Dieu et l'amour des hommes.

Cette histoire ne résout certes pas les problèmes, mais j'y relève trois éléments qui me paraissent intéressants :

1. D'abord, elle insiste sur le critère éthique qu'a justement souligné Schweitzer : à une dispute sur l'authenticité des anneaux, le juge, avec raison et bon sens, entend substituer une émulation pratique dans le service des humains.

2. Ensuite, le conte conduit à contester une conception magique de l'anneau : l'essentiel n'est pas l'anneau, mais ce qu'il représente. De même une religion renvoie toujours à quelque chose qui la dépasse. Elle est un instrument dont Dieu se sert, et non pas l'incarnation du divin. Elle ne possède pas la vérité en elle-même, elle renvoie à une vérité qui lui est extérieure et elle en témoigne.

3. Enfin, le conte invite en même temps à un engagement (se montrer digne de l'anneau - l'épître aux Thessaloniciens dit de la vocation - que l'on a reçu) et à une interrogation critique envers son propre anneau (est-il unique, ou y en a-t-il d'autres ? À côté de ses vertus, à quels dangers nous expose-t-il ?).

Il me reste plus qu'à vous donner rendez-vous dans mille et mille ans pour une vraie conclusion - dont j'ignore tout, mais dont j'imagine qu'elle nous étonnera beaucoup et les uns et les autres. On raconte qu'un jour, un théologien ami et disciple de Schweitzer a dit à Barth : « quand dans le Royaume, vous verrez la vérité, vous serez surpris et très ennuyé d'avoir dit tant de choses fausses ; moi cela m'ennuiera aussi, mais ne m'étonnera pas, car je sais que je me trompe beaucoup et souvent, que je ne possède pas la vérité ». C'est une réponse que je ferai volontiers mienne et, du coup, j'entends et reçois ce que dit Lessing, cet appel à une attitude d'intérim, à condition d'en faire une hypothèse d'attente, une morale provisoire, pas une vérité dernière et définitive.

André Gounelle

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André Gounelle