signature

Recherche sur AndreGounelle.fr :

Loading


Accueil > Théologie des religions

Théologie des religions

Les inclusivismes
première partie : La révélation étagée

Introduction

Ce titre "la religion étagée" entend désigner des théologies qui distinguent deux niveaux dans la manière dont Dieu se manifeste aux être humains :

1. D'abord, celui de la "révélation générale", qui correspond aux religions et aux philosophies. Comme plusieurs versets bibliques le disent ou le laissent supposer , Dieu se fait connaître à tous les êtres humains. Il leur donne une certaine connaissance de ce qu'il est. Pour désigner ce premier niveau, on utilise des expressions diverses. Calvin parle d'un sentiment de divinité ou d'une semence de religion, Althaus d'une révélation originelle, Brunner d'une révélation créationnelle.

2. Ensuite, nous avons la révélation spéciale qui commence avec l'Ancien Testament et l'histoire d'Israël. Elle culmine avec Jésus Christ et les évangiles. Elle se continue dans l'histoire de l'Église ou, plus précisément, de la foi chrétienne. Elle donne une lumière plus vive, des connaissances plus étendues que la révélation générale, et surtout elle apporte le salut. Le premier niveau a pour fonction de préparer au second niveau, d'y conduire. Il lui est non seulement inférieur, mais aussi subordonné.

Cette thèse de la révélation étagée est très classique et très répandue. Elle se rencontre fréquemment dans la théologie qu'elle soit catholique ou protestante. Avec quantité de variantes, on la trouve chez Thomas d'Aquin, Calvin, et de nos jours chez le suisse Brunner, l'anglais Newbigin, l'américain Braaten, et l'allemand Ratschow, etc. J'ai choisi de l'illustrer par une analyse de la position de Calvin, qui se fera en trois temps. Le premier exposera les thèmes développés par Calvin; le second esquissera une comparaison entre Luther et Calvin; le troisième s'arrêtera sur un problème qui été très discuté il y a une quarantaine d'années : l'attitude de Calvin envers les missions.

1. La position de Jean Calvin (1509-1564)

On la trouve essentiellement dans les chapitres trois à six du premier livre de l'Institution de la Religion chrétienne. Je résume et ramasse la pensée de Calvin en trois thèses que j'énonce, avant de les commenter successivement. Première thèse : Tout être humain a une connaissance de Dieu. Deuxième thèse : Le péché a perverti cette connaissance. Troisième thèse : Par conséquent, Dieu se manifeste à nous et nous sauve par l'évangile.

1. Tout être humain a une connaissance de Dieu

On peut même dire qu'il en a une double connaissance. En effet, il connaît Dieu de deux manières distinctes et différentes par leur cheminement ou leur démarche, mais semblables ou identiques par leur contenu.

1. Nous avons, d'une part, une connaissance naturelle de Dieu, naturelle en ce sens que nous l'obtenons par nous mêmes. Elle vient de notre travail et notre réflexion qui nous donnent un savoir sur le monde. Nous l'acquerrons par notre observation et notre réflexion sur les choses et les êtres. Calvin estime que trois éléments nous montrent à l'évidence, sans discussion possible ni contestation raisonnable, qu'il y a un Dieu, un Dieu aimant, intelligent et tout-puissant. Ces trois éléments sont : premièrement, l'ordre de la nature; deuxièmement, la perspicacité et la vivacité de l'intelligence humaine; troisièmement, le déroulement de l'histoire où le bien finit par triompher sur le mal. L'univers, l'être humain et l'histoire ne peuvent être, à cause de leur beauté, que l'œuvre d'un grand artiste. Leur organisation et leur fonctionnement impliquent qu'un excellent ingénieur les a fabriqués. Pour Calvin, cet artiste et cet ingénieur, c'est Dieu. On le perçoit clairement dans ou à travers ce qu'il a créé; il suffit de regarder. Cette connaissance naturelle de Dieu donne naissance à la philosophie (au seizième siècle la philosophie englobe ce que nous appelons aujourd’hui la science). Elle n'est, cependant, pas réservée aux philosophes; elle s'impose aux plus simples comme aux plus savants. Dans cette perspective, l'athéisme représente une sottise et une absurdité. L'athée se refuse à l'évidence. Il ne veut pas voir ce qui saute aux yeux.

2. Nous bénéficions, d'autre part, d'une connaissance de Dieu qu'il met lui-même en chacun de nous. Nous ne percevons pas Dieu seulement quand nous regardons autour de nous, mais aussi quand nous entrons en nous-mêmes. À l'origine de toute religion, il y a un sentiment, un « instinct » ou une conscience de Dieu. Ce sensus divinitatis vient d'un acte de Dieu, d'une révélation que l'on qualifie de générale, parce que tous les êtres humains, sans exception, la reçoivent. Calvin se sert d'une série de verbes caractéristiques. Dieu, dit-il imprime, engrave, enracine, plante, sème en nous sa connaissance. La religion constitue donc un fait universel, lié à la volonté du créateur qui la donne à tout être humain. Dans cette perspective, quelqu'un qui serait sans religion aurait perdu un élément constitutif de son humanité, et deviendrait semblable à une "bête brute". Il tomberait dans l'animalité.

Comme vous le voyez, je distingue nettement entre connaissance naturelle, celle que nous obtenons par nos efforts, et la révélation générale, celle que Dieu met en nous. Calvin n'insiste pas beaucoup sur cette distinction et la plupart des commentateurs la négligent. Elle se trouve cependant dans les textes, et me paraît importante : il y a, pour Calvin, la connaissance naturelle de Dieu à laquelle nous parvenons par nos propres moyens, et qui est l'origine, la source de la philosophie; il y a la révélation générale que Dieu donne à tous de lui-même et qui est l'origine, la source de la religion.

2. Le péché a perverti la religion.

Cette semence de religion, que nous portons en nous, que Dieu a planté en nous, n'arrive jamais à maturité. Nous ne parvenons pas à la faire "bien faire germer". Au lieu de donner une bonne récolte, elle produit de "méchants fruits", pourris, véreux, nocifs et toxiques. Ils se gâtent et s'avarient parce que les êtres humains ne prennent pas Dieu tel qu'il se présente dans le savoir naturel ou tel qu'il se manifeste dans la révélation générale, mais qu'ils brodent, déforment, inventent pour aboutir à une image de Dieu plus conforme à leurs désirs. Nous trouvons également ici une série de termes caractéristiques. Par présomption, orgueil, vanité, outrecuidance, témérité, arrogance, l'être humain se forge des rêveries, des songes qui ne correspondent pas à la vérité. Le péché humain corrompt et détériore la semence de religion mise en nous par Dieu, et nulle part, sauf, bien sûr, dans l'évangile, on ne rencontre une "piété bien réglée", une "religion droite".

Les religions, à partir d'une semence divine, aboutissent donc à l'idolâtrie et la superstition à cause de notre péché. Elles blasphèment et offensent Dieu. Calvin se refuse à toute indulgence à leur égard et envers leurs fidèles. Il n'accorde aucune circonstance atténuante, ni n'admet une quelconque excuse pour leur adeptes. Il rejette trois argumentations en leur faveur qu'on emploie souvent pour amoindrir leur culpabilité, pour relativiser leur erreur.

Selon la première, peu importe la religion que l'on a, pourvu que l'on soit sincère (cette formule courante définit ce qu'on appelle l'indifférentisme ou le relativisme). Calvin rétorque que la vraie religion consiste à obéir à la volonté réelle de Dieu, pas à une volonté imaginaire qu'on lui attribue. "Il n'y a nulle religion, écrit-il, si elle n'est conjointe avec la vérité" (entendez : il n'y a nulle religion authentique ou licite).

La deuxième argumentation déclare que l'essentiel est d'être honnête, de faire le bien, que la moralité et le service du prochain comptent plus que les croyances. Calvin répond qu'il ne suffit pas d'accomplir le bien, il faut le faire par amour de Dieu, du vrai Dieu, et non par crainte d'un châtiment ou pour se donner bonne conscience.

Enfin, en troisième lieu, on propose d'excuser les païens en raison de leur ignorance. Ils se trompent, certes, mais on ne peut pas le leur reprocher, ni les en accuser, car ils n'ont pas les moyens de découvrir la vérité. Aux yeux de Calvin, cette excuse ne vaut rien. Les lumières du savoir naturel et de la révélation générale suffisent amplement pour nous permettre d'y voir clair et de prendre la bonne voie. Si nous ne discernons pas la vérité, ou si nous la distinguons mal, si nous la déformons et dévions, la responsabilité nous en incombe entièrement. Il y a assez de lumière; il y a tout ce qu'il faut. L'aveuglement des êtres humains vient uniquement de leur orgueil; s'ils ne voient pas, ou s'ils voient mal, il ne faut l'attribuer à aucune autre cause que leur faute.

Ainsi, les religions témoignent à la fois de la grandeur de Dieu qui se manifeste partout, qui s'impose à nous, et du péché de l'être humain qui ne cesse de déformer les révélations divines.

3. Dieu se fait connaître par l'évangile.

Le savoir naturel et la révélation générale échouent par la faute des humains. Dieu décide donc d'agir en leur donnant une autre révélation de lui-même, celle que l'on trouve dans la Bible et qu'on nomme la révélation spéciale. Cette révélation nous parvient et nous touche par une Parole explicite de Dieu, enregistrée dans les Écritures. Elle distingue le Dieu vivant des idoles inventées et donne les moyens de discerner le vrai et le faux que mélangent les religions. La révélation biblique permet de percevoir la révélation générale, de même que des lunettes permettent à ceux qui ont de mauvais yeux de lire un livre.

Ainsi, l'évangile a deux caractéristiques.

- D'une part, il se présente comme un substitut aux religions, un produit de remplacement rendu nécessaire par leur faillite.

- D'autre part, il corrige, redresse, rectifie ce que les religions ont de mauvais. À partir de la foi chrétienne, et seulement à partir d'elle, on peut discerner la part de vérité qu'elles comportent.

Notons que pour Calvin, la religion est une ; les différentes sortes de religion, en sont des déformations. L’évangile en est ou en restaure la vérité et la pureté. Il n’y a pas vraiment, dans cette perspective altérité ni pluralité religieuses.

Conclusion

Je résume la position de Calvin. Les religions viennent de Dieu. Elles naissent d'un premier niveau de révélation. Malheureusement, cette révélation elles la déforment et la dévoient. Elles se détournent de Dieu et le trahissent. Elles contiennent une vérité certes, mais une vérité défigurée. Aussi, doivent-elles laisser la place à l'évangile, qui les corrige, les complète, qui permet d'accueillir ce qu'elles ont de justes et d'éliminer ce qu'elles ont de faux.

2. Calvin et Luther

Cette seconde partie va esquisser une comparaison ou un parallèle entre l'attitude de Luther et celle de Calvin à l'égard des religions non chrétiennes. Les deux Réformateurs ont en commun de les condamner et d'y voir des idolâtries. En dépit de cet accord, on constate d'importantes différences dans leur jugement.

1. Leur différence d'appréciation

Luther se montre d'une totale sévérité, que rien ne vient tempérer. Selon lui, dans les religions non chrétiennes on ne trouve que du mal. Il ne leur accorde aucune valeur; il ne leur reconnaît pas la moindre vérité. Il les estime mauvaises, pernicieuses, diaboliques. Elles n'ont, à ses yeux, aucun aspect positif. Elles offensent Dieu, plus que n'importe quel autre acte humain. Dans un sermon, Luther déclare : "de tous les péchés que l'homme peut commettre, la piété est le plus grand" (par "piété", il faut ici entendre une religiosité non évangélique).

L'attitude de Calvin, même si elle manifeste une très grande intransigeance, apparaît plus subtile et nuancée. Elle associe de manière dialectique un "oui" et un "non" (tandis que Luther prononce seulement un "non" catégorique). Pour Calvin, d'une part, il y a un bien et une vérité dans les religions; elles représentent un élément constitutif de notre humanité, car l'humanité implique une relation avec Dieu; elles viennent de Dieu qui les a plantées en nous. Calvin fustige les hommes sans religion (ils étaient rares, mais on en trouve quelques uns dans l'antiquité et au seizième siècle). Il les compare à des "bêtes brutes". Il les considère comme des "insensés" qui ont perdu leur qualité d'homme ("insensé" fait allusion au psaume 14/1 : "L'insensé dit dans son cœur : il n'y a pas de Dieu" ). D'autre part, Calvin dénonce les religions. Il les considère comme des amas d'erreurs et de superstitions, des fatras de mensonges et d'inventions. Il les accuse surtout de substituer au Dieu vivant des imaginations humaines. Elles ont donc un caractère blasphématoire et idolâtre qui les rend abominables.

Si bien que dans l'œuvre de Calvin, on peut tirer, en les isolant de leur contexte, une série de jugements très défavorables aux religions et une autre légèrement favorable, alors que dans l'œuvre de Luther, il n'y a pratiquement que des appréciations négatives. La différence entre Luther et Calvin me semble s'expliquer par deux raisons.

2. La question de l'origine de la religion

En premier lieu, ils ne situent pas au même endroit l'origine des religions. Ils ne leur attribuent pas le même fondement, la même cause, la même source.

Pour Luther, elles proviennent de l'effort de l'être humain pour trouver lui-même le chemin du salut, de ses tentatives pour se justifier par ses œuvres, de son désir de parvenir par ses propres moyens au vrai et au bien. La source la plus profonde des religions réside dans l'orgueil de l'être humain. Elles s'enracinent dans la confiance qu'il a dans ses propres possibilités et elles sortent de sa volonté d'autonomie. Les religions constituent la manifestation la plus profonde du péché; elles sont donc foncièrement, radicalement, essentiellement mauvaises. Il y a une totale opposition entre elles et l'évangile, puisque dans l'évangile Dieu justifie; l'être humain désespère de lui-même, s'en remet à Dieu, place en Christ son espoir, sa confiance, son assurance. En termes barthiens, on dira qu'il abandonne la religion quand la foi se saisit de lui. La logique de la loi et du salut par les œuvres domine toutes les religions, alors que la logique de la justification gratuite commande l'évangile. Ces deux logiques sont incompatibles et contradictoires. Elles se détruisent mutuellement. Il en résulte que l'évangile est une anti religion, et que les religions sont des anti évangiles, des incarnations de l’antéchrist.

Selon Calvin, les différentes religions de l'humanité n'ont pas leur origine dans la prétention de l'homme à s'emparer de la vérité et à conquérir le salut, mais dans un acte de Dieu. Elles proviennent de la révélation de lui-même qu'il a décidé de donner à tout être humain. Elles se fondent sur les dispositions qu'il a établies pour l'humanité. Elles ont leur source dans la volonté divine, et non dans l'arrogance et la perversité humaine. Si le péché pervertit les religions, par contre, il ne leur donne pas naissance. Elles ne sont pas mauvaises dans leur principe, comme le pense Luther; elles le sont devenues en évoluant, en se développant. Elles ont mal tourné. Ce que Calvin exprime en parlant d'une bonne semence qui donne des fruits qui pourrissent ou qui n'arrivent pas à maturité. D'où ce jugement dialectique, ce "oui" ou ce "non", selon que l'on considère les religions dans leur semence ou dans leurs fruits, selon qu'on regarde à leur signification originelle ou à leurs réalisations effectives.

3. La christologie

La seconde raison qui explique la différence entre Luther et Calvin tient à leur christologie. Les deux Réformateurs sont tout autant christocentriques l'un que l'autre. Pourtant, ils ne comprennent pas le Christ exactement de la même manière.

Luther opère ce que l'on pourrait appeler une concentration christologique; il faudrait même dire une concentration "jésulogique" en ce sens qu'il ramène tout à Jésus. Pour lui, nous ne connaissons et nous ne rencontrons Dieu que dans l'homme Jésus, et nulle part ailleurs. Nous ne pouvons entrer en relation avec Dieu autrement que par l'homme Jésus, à travers lui, par son intermédiaire. Certes, Dieu agit en dehors de l'évangile et ailleurs qu'en Jésus. Mais de cette action autre, nous ne savons rien, nous ne pouvons rien dire. Elle est pour nous comme si elle n’existait pas, car nous ne la percevons d'aucune manière. Elle se fait dans incognito que nous ne percerons jamais; elle nous échappe nécessairement. Pour nous, tout passe par Jésus, uniquement par Jésus. Luther affirme donc (phrase que j'ai déjà citée) : "il ne sert à rien aux juifs et aux turcs de croire à Dieu qui a créé le ciel et la terre". "Celui qui ne croit pas au Christ ne croit pas en Dieu". Ailleurs, il écrit : "Dieu est insaisissable; c'est seulement dans la chair du Christ qu'on peut le saisir". Dans son livre Luther témoin de Jésus-Christ, Marc Lienhard commente : "il n'y a plus depuis l'incarnation de relation valable avec Dieu qui ne soit pas aussi une relation avec l'homme Jésus". On appelle cette thèse l'intra lutheranum : Dieu ne se connaît et ne se rencontre qu'en Jésus. Les religions qui ne confessent pas Jésus et ne dépendent pas de lui n'ont, par conséquent, aucune valeur, même si elles se réclament, comme le judaïsme et l'Islam, du Dieu qui a crée les cieux et la terre et qui s'est manifesté à Noé, Abraham et Moïse.

Pour sa part, Calvin distingue, plus que ne le fait Luther, l'homme Jésus d'avec la seconde personne de la Trinité ou le Fils éternel de Dieu, ou encore le logos. Il n'identifie pas purement et simplement la divinité et l'humanité du Christ. Il s'agit de deux natures distinctes et il faut soigneusement éviter toute confusion entre elles. Certes, elles se joignent, se rejoignent et se conjoignent dans la personne de Jésus. Toutefois, elles ne s'amalgament pas ni ne se compénètrent. Pour Luther, les deux natures se mélangent, comme le café et le lait dans le café au lait. On ne peut donc pas avoir l'une sans avoir en même temps l'autre. On appelle cette thèse "la communication des idiomes". Selon Calvin, les deux natures s'accolent l'une à l'autre, comme les deux wagons d'un T.G.V.; dans leur jonction, elles restent distinctes. La seconde personne de la Trinité est pleinement présente dans la personne humaine de Jésus de Nazareth; mais elle ne s'enferme pas, ne s'enclot pas, ne se cloître pas ni ne se confine dans cette personne, comme a tendance à le penser Luther. Le Logos agit et se fait connaître, il se manifeste également en dehors de la personne humaine de Jésus. La création, la révélation générale sont l'œuvre du Logos, une œuvre qui se fait en dehors de Jésus, même si le Logos s'incarne totalement en Jésus de Nazareth. Jésus est totaliter Christus, sed non totus Christus (ou totum Christi); il est totalement Christ, sans être tout le Christ (ou le tout du Christ). Le Christ déborde l'homme qu'il a été. Il y a donc une certaine présence de Dieu, voire du Christ, même là où Jésus n'est pas nommé ou manifesté. On appelle cette thèse l'extra calvinisticum. Pour Calvin, le Logos se trouve donc présent et agit en dehors du christianisme, là même où on ne connaît pas l'évangile, ce que Luther n'admet pas.

extra-calvinisticum et inter-lutheranum

Cette différence christologique, toute subtile et spéculative qu'elle apparaisse au premier abord, explique que Calvin, tout en étant très dur, a, vis-à-vis des religions non chrétiennes, une attitude plus positive et une ouverture plus grande que Luther. Luther pense que, pour nous (pas en soi), Dieu ne déborde pas Jésus-Christ, et que Jésus-Christ ne déborde par le christianisme. Pour Calvin, Dieu et le Christ tout en s'incarnant pleinement dans la personne de Jésus le débordent et débordent donc le christianisme.

3. Calvin et la mission

Ma troisième partie sera plus historique que les deux précédentes. Elle va porter sur le problème de la mission chez les peuples non chrétiens, auprès de ceux qui se rattachent à d'autres religions. Depuis un peu plus d'un siècle, de nombreux spécialistes ont souligné l'absence chez Calvin de tout thème et de toute perspective missionnaires. Cette absence, que l'on constate chez tous les réformateurs, à l'exception de Bucer, a beaucoup embarrassé les néo-calvinistes, tous partisans enthousiastes et fermes soutiens de l'entreprise missionnaire. Non seulement Calvin ne présente pas la mission chez les païens comme un devoir de l'Église, mais implicitement il la condamne. Le collaborateur et successeur de Calvin, Théodore de Bèze se moque des missionnaires catholiques qui partent pour l'Amérique, les compare à des "sauterelles dansantes", et leur applique la parole de Jésus : "malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous courrez la mer et la terre pour faire un prosélyte"*.

Comment expliquer cette indifférence, voire cette hostilité de Calvin envers la mission auprès des non chrétiens? Elle tient, me semble-t-il, à deux raisons.

1. La mission achevée

En premier lieu, il faut mentionner la conception réformée de l'apostolat. Pour Calvin, le Christ a confié aux apôtres deux offices, deux tâches, deux fonctions. D'abord, l'annonce de l'évangile à ceux qui l'ignorent, la fondation d'Églises en milieu païen, ce que nous appelons la mission. Ensuite, la prédication et l'enseignement de l'évangile aux fidèles, aux membres des Églises suscitées par la mission. Calvin pense que la tâche missionnaire a un caractère temporaire et exceptionnel; elle a été confiée aux apôtres personnellement et elle prend fin avec leur mort. Par contre, il juge permanente la seconde tâche; elle se continue et, après la mort des apôtres, revient aux pasteurs, qui, sur ce point et sur ce point seulement, sont les successeurs des apôtres. Un peu plus tard, la Confession helvétique postérieure de 1566 déclare : "Les apôtres ont assemblé des églises par tout le monde, lesquelles ayant été dressées par eux, l'office d'apôtre a cessé, et les pasteurs leur ont succédé, chacun dans sa propre Église" .

Pour les réformés, la mission relève de l'exceptionnel et n'entre pas dans les tâches ordinaires de l'Église. Ils estiment que l'ordre de Jésus "allez, faites de toutes les nations des disciples" s'adresse aux apôtres, à la première génération chrétienne. Par contre, il ne concerne nullement l'église du seizième siècle, ni ne doit mobiliser les chrétiens de leur temps.

Cet ordre a perdu pour eux toute actualité, parce qu'ils estiment accomplie, terminée, achevée la tâche missionnaire. La situation qui la justifiait, voire l'exigeait, n'existe plus. On a annoncé l'évangile partout dans le monde. Je cite quelques phrases caractéristiques de Calvin : "l'évangile a été prêché partout"; "l'évangile a été prêché de toutes parts, au long et au large"; "nous savons que le Christ, rapide comme l'éclair, a pénétré d'est à l'ouest pour amener des païens à l'évangile". Aussi, Calvin juge-t-il futile et facile à réfuter "l'objection qu'aucuns font des antipodes et autres peuples fort lointains lesquels n'ont pas même ouï parler du Christ tant peu que ce soit". Pour lui, de tels peuples n'existent pas; ils relèvent de l'imagination ou de la fabulation. Luther a la même opinion. Il commente ainsi la finale de Matthieu : "le royaume du Christ devait s'étendre sur toute la terre par la prédication de l'évangile ... C'est ce qui s'est déjà produit; l'évangile a été prêché ... en tous lieux sous les cieux ... la Parole a été annoncée à toutes les créatures, comme le Seigneur l'a lui-même commandé aux apôtres". L'évangile a été annoncé à tous les peuples par les apôtres, peut-être également par une action directe de l'Esprit, sans intermédiaire humain. Lecerf signale un passage de l'Institution chrétienne où Calvin explique que Dieu se sert de la prédication et des sacrements pour amener les êtres humains au salut, mais qu'il peut parfaitement s'en passer, comme, je cite, "il en a usé avec beaucoup, lesquels sans jamais leur faire ouïr la parole, il a touché intérieurement pour les attirer à la connaissance de son nom". On trouve chez des contemporains cette idée d'une évangélisation faite par l'Esprit sans aucun moyen externe et peut-être Calvin l'a-t-il partagé.

Pour les gens du seizième siècle, s'il y a de leur temps des non chrétiens, il ne s'agit donc pas, comme au premier siècle de gens qui n'ont pas entendu l'évangile, mais de gens qui l'ont refusé ou abandonné. Et s'ils l'ont rejeté, c'est évidemment qu'ils ne faisaient pas parti des élus, des prédestinés. Il faut respecter la décision de Dieu à leur égard. L'entreprise missionnaire a quelque chose d'impie, de blasphématoire, parce qu'elle n'accepte pas l'élection divine; elle essaie d'aller contre le décret divin. Sur le terrain, cette manière de voir les choses a des résultats étonnants. Alors que les missionnaires catholiques sous prétexte de convertir oppriment, massacrent, détruisent tant qu'ils le peuvent l'identité culturelle des indiens d'Amérique du Centre et du Sud, les protestants ont tendance à respecter les non chrétiens, comme on le voit de manière exemplaire avec Jean de Léry, un protestant qui tente de s'installer au Brésil. Ces païens, pense-t-il, sont comme Dieu l'a voulu; il ne faut pas essayer de les changer.

2. L'unité de l'humanité.

Le dix-huitième siècle prendra très vivement conscience de la diversité humaine, de la multiplicité des religions et des cultures. Il découvrira la différence, ce qui posera quantité de problèmes éthiques, philosophiques et théologiques. Par contre, les seizième et dix-septième siècles ont la certitude qu'il existe une unité et une identité fondamentales de l'humanité, qu'il y a donc une uniformité derrière l'apparente diversité des rites et des coutumes. Tous les peuples, pense-t-on, ont une origine commune, sortent de la même racine. Il n'y a pas d'altérité, d'hétérogénéité, de coupure, mais une parenté et une similitude que l'on constate partout. Ainsi en 1670, le père Kircher compare les hiéroglyphes égyptiens avec les idéogrammes chinois et conclut que les uns et les autres sont des déformations de l'alphabet hébreu .

Bien entendu, cette souche commune dont tout est issu se trouve dans la Bible. A partir d'elle, se situent les diverses civilisations. Cette conviction s'exprime à travers trois thèmes différents .

1. On affirme que tous les peuples descendent de Noé. Le calviniste du Bartas en 1585, le catholique Jacques d'Auzoles en 1622 dressent une liste des nations en les rattachant à l'un des trois fils de Noé. Ainsi, les indiens d'Amérique descendraient soit de Cham, soit de Sem (hypothèse émise également pas Jean de Léry*). Ils ont donc des éléments de civilisation communs et conservent des parcelles de la révélation primitive, celle faite à Adam et Noé.

2. On pense, on croit, on déclare universelle l'influence de Moïse et de l'Ancien Testament. On fait de Moïse le professeur ou l'inspirateur des philosophes, des législateurs, des poètes et des religieux du monde entier. Ainsi, Justin Martyr, Clément d'Alexandrie et Origène soutiennent que Homère, Socrate, Platon, Aristote tirent leurs idées, leurs thèmes du Pentateuque. Huet, un évêque de la fin du dix-septième siècle, prétend que Confucius a connu la loi de Moïse, et en a déduit les principes de l'organisation politique et religieuse de la Chine ancienne.

3. On attribue aux apôtres, en particulier à Matthieu, à Barthélémy et à Thomas, une prodigieuse activité missionnaire qui aurait atteint l'ensemble du monde habité. Ainsi, on raconte que Barthélémy a évangélisé l'Amérique du Sud; on exhibe une statue inca censée le représenter; en 1550, les jésuites organisent un pèlerinage à l'endroit où il aurait habité; ils voient dans l'eucharistie l'origine des repas rituels des incas et ils rattachent leur fête solaire à Pâques; ils soulignent que l'on trouve chez eux la circoncision, le carême, le célibat des prêtres, le baptême, la Croix qu'ils considèrent comme des restes ou des vestiges de l'évangélisation primitive. De même Jean de Léry suppose, avec prudence, qu'un apôtre a pu prêcher aux peuplades avec qui il a affaire . Cette croyance en une évangélisation primitive du monde me semble admirablement illustrée par une anecdote frappante. En 1498, Vasco de Gama et ses compagnons débarquent aux Indes, et assistent à une procession. Ils ne doutent pas une seconde qu'il s'agisse d'une cérémonie chrétienne; ils assimilent Krishna au Christ, la triade brahmanique à la trinité; ils se rendent dans des sanctuaires qu'ils prennent pour des Églises; ils y prient, participent à des rites, persuadés qu'ils assistent à une messe*.

Conclusion

Les Réformateurs ont vécu dans un monde culturel dont ils ont partagé les idées, les mythes et les illusions. Comme leurs contemporains, ils ont cru que l'évangile avait été annoncé à toute la terre et que la tâche missionnaire était achevée. Ils n'ont pas eu vraiment conscience de la pluralité culturelle et religieuse du monde. Les religions non chrétiennes, à l'exception du judaïsme et de l'Islam se situent en dehors de leur horizon.

Le problème des autres religions tel que nous le rencontrons aujourd'hui ne se pose pas vraiment à leur époque. Il a pour eux un caractère aussi excentrique et marginal que pour nous la question du statut théologique d'extraterrestres venant d'une autre planète. On peut certes s'en préoccuper. Quelques théologiens en parlent, çà et là, en passant. Leurs spéculations nous paraissent théoriques, un peu extravagantes; nous ne les prenons pas très au sérieux, et nous ne les estimons ni centrales ni urgentes.

Les Réformateurs avaient pour objectif d'opérer la réforme, c'est à dire de revenir à la pureté de la religion, de la débarrasser des déviations, des déformations que les siècles lui avaient fait subir. Ce serait un anachronisme que de chercher autre chose chez eux.

Conclusion

Après cette parenthèse, je reviens en conclusion générale à mon thème principal. La thèse de la révélation étagée affirme que dans toutes les religions, on trouve des valeurs éthiques et des lueurs de vérité. L'évangile apporte le salut et la pleine lumière. Les religions possèdent une vérité, qui toutefois demeure faible, pauvre et lacunaire. Elles font sentir et percevoir les valeurs authentiques, mais elles ne donnent pas la force d'y conformer sa vie.

Si on les croit suffisantes, elles ferment à l'évangile et détournent du Christ. Elles créent l'illusion de connaître Dieu et de lui obéir. Elles augmentent la culpabilité de leurs fidèles, car ils ne savent pas utiliser ce qu'elles leur apportent de positif, qui devrait leur montrer qu'elles ont de grandes lacunes.

Quand on découvre leur déficience, lorsqu'elles plongent dans le désespoir, en montrant la distance entre ce que Dieu exige et ce que nous sommes, quand elles nous font découvrir que l'être humain ne peut pas se tirer d'affaire tout seul, et qu'il a besoin d'un sauveur, alors elles préparent à recevoir l'évangile

Elles constituent, selon les cas, des aides ou des obstacles pour la foi chrétienne.

André Gounelle

Notes :

Romains, 1/10, 2/15; Jean 1; Actes 14/16, 17/27, etc.

 

feuille

 

André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot