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Théologie des religions

Les inclusivismes -
troisième partie : Le Christ caché dans les religions K. Rahner et H. Schlette

Nous avons vu jusqu’ici des exemples protestants de la démarche inclusiviste avec Calvin et Bultmann. Mais on la rencontre le plus souvent dans le catholicisme, et elle correspond bien à la manière dont il se perçoit. Le catholicisme a une forte conscience de son universalité ou de sa vocation à l'universalité (catholique vient de kat'olon, qui vaut pour tous). Il a la volonté et l'ambition de se constituer en une immense synthèse qui englobe toutes les valeurs humaines. Il estime qu'aucune ne lui est étrangère et qu'elles trouvent toutes leur juste place et leur sens véritable au sein de sa théologie, de sa spiritualité et de sa vie ecclésiale. Alors que le protestantisme procède volontiers, on le constate chez Barth et Bultmann, par ruptures et oppositions, le catholicisme cherche, au contraire, à concilier et à intégrer. Il ne faut pas s'étonner que des théologies inclusivistes s'y soient développées. Nous allons le voir avec Karl Rahner et Heinz-Robert Schlette. Je les ai choisis plutôt que Hans Küng qui défend aussi des thèses inclusivistes, mais qui a été sanctionné par Rome et dont on ne peut pas faire, par conséquent, un représentant typique du catholicisme.

1. Présentation

Je commence par quatre indications qui nous permettront de situer Rahner et Schlette.

1. Leur personnalité et leur relation

Karl Rahner est né en 1904 à Fribourg-en-Brisgau. Il entre chez les jésuites en 1922. À partir de 1937, il enseigne la théologie en Autriche et en Allemagne, dans diverses Universités, principalement celles d'Innsbruck et de Munich. Il participe à titre d'expert au Concile de Vatican 2 où il joue un rôle théologique important. Il meurt en 1984, à Innsbruck. Il a écrit une œuvre considérable, qui n’a été traduite que partiellement en français.

Heinz Schlette, qui est également allemand, est né en 1931 et a enseigné la théologie à Bonn. Si on cite très souvent son livre Pour une théologie des religions, par contre je n’ai trouvé que de rares indications sur sa vie et sa carrière. Sa notoriété se réduit à ses écrits sur les religions non chrétiennes. Ses autres publications n’ont pas eu grand retentissement.

Entre ces deux théologiens, il existe une relation comparable à celle de Barth avec Kraemer. Rahner et Barth sont des penseurs de toute première importance, qui ont écrit une œuvre considérable en quantité et qualité et qui font figure de chefs de file d'une école ou d'un courant théologique. Kraemer et Schlette n'ont pas la même envergure. Ils se situent dans le sillage le premier de Barth, le second de Rahner, et ils en dépendent dans leur propre réflexion. De même que Kraemer se réfère avec admiration à Barth, Schlette cite souvent un article très connu de Rahner, qu'il qualifie de « fondamental »* , « Le christianisme et les religions non chrétiennes », paru en 1961. Kraemer et Schlette se préoccupent, cependant, beaucoup plus que Barth et Rahner, des religions non chrétiennes ; ils prolongent dans ce domaine la théologie de leurs maîtres, non sans faire preuve d'une relative originalité, même s'ils leur doivent beaucoup.

2. Leurs orientations et leur style

Deux grandes références marquent la réflexion de Rahner. D'abord, la théologie patristique et médiévale antérieure à Thomas d'Aquin ; le frère aîné de Karl, Hugo (1900-1968), dont il était proche, a été un patristicien connu. Ensuite, la philosophie d'Heidegger, dont il a suivi avec passion les séminaires à Fribourg de 1934 à 1936. Comme ces deux références le laissent deviner, l'œuvre de Rahner essaie toujours d'allier la tradition et la modernité, de conjuguer l'enracinement avec la novation.

 Rahner a un goût prononcé pour les prolégomènes, les questions de méthode. Il multiplie les discussions et les formulations abstraites. Il a volontiers recours à des distinctions subtiles, à des analyses qui accumulent les nuances, qui reprennent le même thème dans des registres différents en y apportant chaque fois quelques modifications. Le lecteur, surtout s'il est pressé et aime les choses nettes, a tendance à s'y perdre. Le Traité fondamental de la Foi contient une page qui me semble un modèle du genre. Elle traite du purgatoire et on n'arrive pas à savoir si Rahner l'affirme ou le nie. Il n'y croit pas tout à fait mais ne le rejette pas tout à fait et ses formulations complexes, embrouillées créent un épais brouillard.

Le discours de Schlette, sans avoir la même puissance spéculative, reprend ou reflète ces caractéristiques. Ses paragraphes partent souvent d'une affirmation. Cinq lignes plus loin, on rencontre un « toutefois » qui la tempère. Encore cinq lignes et on rencontre un « cependant », qui nuance le « toutefois ». En continuant, on trouve un « il faut admettre » qui introduit une concession ; et le paragraphe se termine par « on peut dire » toujours prudent. On a une démarche sinueuse, avec des nombreux retours en arrière, qui procède par rectifications, retouches et reprises successives. Il en résulte une théologie feutrée, qui donne une apparence frileuse même à ses audaces les plus grandes ; on a le sentiment qu'elle ne cesse de prendre des précautions contre d'éventuelles foudres du magistère.

3. Leur démarche

Visiblement, Rahner et Schlette n'ont pas une grande expérience concrète des religions non chrétiennes. On ne trouve sous leur plume que de très rares citations, allusions, ou références à telle ou telle d'entre elles. Apparemment, ils n'ont jamais participé à des dialogues concrets avec de non chrétiens, et leur réflexion ne naît pas de rencontres effectives. Elle se situe dans une perspective essentiellement théorique. Qu'il y ait là un manque ou une faiblesse, ils en ont, l'un et l'autre, conscience. Ils n'entendent pas écrire une théologie des religions, ce qui demanderait une connaissance et une expérience effectives des autres. Ils veulent seulement poser des bases, établir des prolégomènes, éclairer les préliminaires, mettre en route une recherche, ce qu'indique bien le titre donné à la traduction française de l'ouvrage de Schlette Pour une théologie des religions. Il veut ouvrir une voie à une élaboration future. À plusieurs reprises, il note qu'une série d'études précises sur les diverses religions devraient compléter son travail. De même, Rahner précise dans son Traité fondamental de la foi qu'il entend « à partir de principes et de considérations dogmatiques » définir les postulats nécessaires « en préalable à une recherche d'histoire des religions ».

Nos auteurs suivent ainsi une démarche déductive très classique en dogmatique catholique et très caractéristique de leur courant de pensée. Ils entendent établir des principes avant d'examiner des faits. Ils commencent par la théorie pour aboutir à la pratique. Ils vont de la pensée au vécu. Ils ont pour but d'établir et de formuler des thèses fondamentales, qui serviront ensuite à aborder des religions particulières.

4. Leur influence

On sait que Vatican 2 représente un tournant très important dans l'histoire récente du catholicisme. Même s'il maintient des continuités, le Concile opère des changements d'orientation considérables. Rahner et Schlette se situent et écrivent à un moment charnière. Avant 1965, ils font partie d'une génération que la hiérarchie, alors très conservatrice, redoute et dont elle se méfie beaucoup. Les dirigeants et les théologiens de l'institution réservent un accueil plutôt réservé aux articles de Rahner et au livre de Schlette sur les religions non chrétiennes (qui paraissent en 1961, 1963, et 1965, à la veille du Concile). On leur reproche une ouverture excessive qui risque d'atténuer, voire de détruire la conscience du devoir missionnaire. On les accuse de rendre moins urgent de travailler à la conversion des non chrétiens parce qu'ils font une évaluation beaucoup trop favorable de leurs religions et oublient ou passent sous silence leurs aspects négatifs. La valeur et l'importance excessives qu'ils accordent aux spiritualités non chrétiennes déséquilibreraient et fausseraient leurs conclusions.

Après Vatican 2, ces critiques s'atténuent ou disparaissent. Après avoir été jugé aventureuse et dangereuse, la théologie de Rahner en vient à représenter le courant majoritaire du catholicisme. Le concile s'en inspire. Le passage sur les non chrétiens de la constitution Lumen Gentium de 1964 et le décret de 1965 sur les religions non chrétiennes doivent beaucoup aux travaux de Rahner et de Schlette. Les propos, plutôt larges et ouverts, que tenait au début de son pontificat Jean-Paul 2 sur les dialogues et rencontres entre religions s'en inspirent (le discours du Vatican s’est ensuite durci) Quand ils ont commencé à publier, nos auteurs se situaient plutôt dans l'opposition. Quelques années après, les thèses qu'ils expriment et défendent deviennent quasi officielles. Du coup, si les premiers lecteurs ont été sensibles à leurs avancées et à leurs audaces, aujourd'hui on aurait tendance à les trouver conventionnels et prudents.

Le revirement qu'entraîne Vatican 2 se constate très nettement dans le cas de Rahner. Après avoir senti avant 1965 le fagot, à partir de 1975, et pendant vingt ans, il joue dans les Universités, les Séminaires et les paroisses le rôle d'une sorte de nouveau Thomas d'Aquin auquel tout le monde se réfère. On a écrit que personne ne présentait et ne défendait aussi bien que lui les positions catholiques, de manière à la fois ferme, solide et nuancée. Effectivement, dans le catholicisme contemporain, on le lit beaucoup, on le médite, on le cite souvent, et il a nourri la réflexion de toute une génération de théologiens. Par contre, il n'a eu que peu d'impact sur les protestants qui, en général, éprouvent de la peine à entrer dans les démarches, les problématiques et le style de son œuvre.

2. Les « chrétiens anonymes »

1. Le problème

Comment ces deux théologiens posent-ils le problème des autres religions? Ils soulignent que lorsque l'on parle des non chrétiens, deux questions différentes se posent .

La première concerne les individus et leur sort. Sont-ils nécessairement, inéluctablement destinés à la perdition, ou peuvent-ils, d'une manière ou d'une autre, y échapper ? Existe-t-il pour eux un quelconque espoir, ou se trouvent-ils dans une situation irrémédiable ? Depuis l'époque patristique, la théologie s'interroge sur ce qu'on appelle traditionnellement « le salut des infidèles » (« infidèles » désigne ceux qui ne croient pas en Jésus Christ, ceux qui ne partagent pas la foi chrétienne).

La seconde question porte sur la valeur à accorder aux religions non chrétiennes ? Comportent-elles des éléments de vérité et de révélation ? Dieu se manifeste-t-il en elles, par elles, et les utilise-t-il pour son projet de salut ?

 Nos deux théologiens distinguent ces deux questions et les traitent séparément. Ils regrettent qu’on les confonde trop souvent. On peut estimer, par exemple, que les shintoïstes honnêtes et sincères sont sauvés par un acte de la grâce divine et, néanmoins, considérer le shintoïsme comme un mal, une idolâtrie, y voir une religion perverse et démoniaque. De même, affirmer le salut du pécheur ne signifie nullement que l'on approuve le péché, qu'on lui donne une valeur positive et qu'on le considère comme un bien.

2. L'optimisme du salut

Prenons d’abord, la question du salut des non chrétiens. Rahner et Schlette, s'appuyant sur la théologie patristique, estiment que la tradition catholique va dans le sens d'une réponse positive. Il y a, certes, des textes qui déclarent le contraire. Il s'agit d'exceptions qui soit relèvent d'une déviation, soit s'expliquent par des circonstances particulières. Elles ne sont donc pas très significatives et on peut dire, selon nos auteurs, que le catholicisme affirme la possibilité d’un salut pour les infidèles. Dieu peut sauver et sauve en dehors du christianisme.

Rahner développe ce qu'il appelle « un optimisme du salut ». Le thème augustinien de la massa perditionnis, de la grande foule des perdus, sous-estime et déprécie, dit-il, l'amour et la grâce de Dieu. Dieu veut que le plus grand nombre possible d’êtres humains soient sauvés et, en conséquence, il fait le nécessaire pour que le salut soit offert à chacun. Il donne à n'importe quel être humain la possibilité de saisir le salut, même si la prédication chrétienne ne l'a jamais atteint, même s'il n'a jamais entendu parler de l'évangile, même s'il ignore tout de Jésus Christ. En ce cas, Dieu le touche autrement, par des moyens différents, à un moment ou à l'autre de sa vie. Sous des formes diverses, l'appel de la transcendance rencontre chaque être humain et se fait entendre dans son existence.

Cette thèse appelle trois précisions.

1. S'il y a possibilité de salut pour ceux qui se trouvent hors de la foi chrétienne, il ne s'agit cependant pas d'un salut sans le christianisme. Nos auteurs le précisent en réponse à des critiques de Urs von Balthazar (un théologien catholique très connu) et de Ratzinger (qui n'était pas encore cardinal ni responsable de la redoutable congrégation pour la doctrine de la foi, chargée de maintenir l'orthodoxie catholique, ni pape). Rahner et Schlette n'entendent pas du tout abandonner ni atténuer, comme on les en a soupçonnés, le rôle d'instrument exclusif de communication du salut que le catholicisme reconnaît à l'Église. Ils reprennent et commentent dans cette perspective la célèbre formule : « hors de l'Église, pas de salut ». Selon eux, ce « hors » signifie : « hors de l'action ou de la médiation de l'Église ». Cette action et cette médiation s'étendent à des personnes qui ne sont pas chrétiennes, qui n'appartiennent pas à l'institution ecclésiastique. L'Église assure le salut non seulement à l'intérieur, mais aussi à l'extérieur de ses frontières. Ses membres ne sont pas les seuls à bénéficier de son ministère ; il touche et concerne, même s'ils ne le savent pas, de gens qui n'en font pas partie. Ceux qui se situent en dehors de l'Église ne sont pas, de ce fait, hors de l'action de l'Église, et ils peuvent recevoir par son intermédiaire, tout en l'ignorant, la grâce divine. La grâce passe toujours par l'Église, mais ne se limite pas à ceux qui s'en réclament et lui appartiennent. On peut représenter cette thèse par le schéma suivant :

hors de l'église point de salut ?

Le « hors de l'Église » signifierait seulement qu'il n'y a pas, dans notre schéma, de flèche directe entre Dieu et les non chrétiens : la relation passe par l'Église, même s'ils n'en ont aucune conscience, même s'ils n'ont jamais entendu parler d'elle. Cette interprétation du « hors de l'Église » apparaît d'ailleurs très contestable historiquement. Küng reprochera à Rahner de sauver cette formule en déformant, voire en tordant son sens originel . Je note, en passant, que si un protestant avait fait un schéma analogue, il aurait mis « Christ », là où Rahner et Schlette disent « Église ». Chez eux, « Christ » et « Église » apparaissent comme des termes interchangeables, ce qui est très catholique. Le catholicisme classique voit dans l'Église le corps du Christ au sens fort, autrement dit la prolongation de l'incarnation. L'Église, écrit Rahner, est « la continuation du mystère du Christ, sa présence visible permanente dans notre histoire ... sa présence historique continue dans le monde ».

2. Rahner et Schlette pensent que ce salut hors de l'appartenance à la communauté ou à l'institution ecclésiastiques ne concerne que des personnes de bonne foi, celles qui sont sincères et honnêtes, qui vivent « dans une intégrité existentielle », c’est-à-dire selon leur conscience, « d'après des normes éthiques et dans une loyauté existentielle » . Dans la même ligne, Vatican 2 affirme : « ceux qui, sans qu'il y ait de leur faute, ignorent l'évangile du Christ et son Église, mais cherchent pourtant Dieu d'un cœur sincère, et s'efforcent ... d'agir de façon à accomplir sa volonté telle que leur conscience la leur révèle et la leur dicte, ceux-là peuvent arriver au salut éternel ... À ceux qui ... travaillent à avoir une vie droite, la divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires à leur salut »*. Cette seconde précision ne peut que laisser perplexe un protestant. Elle va, en effet, dans le sens d'un salut par les œuvres. Certes, nos deux théologiens refusent toute « autorédemption » de l'être humain, toute possibilité pour lui de « mériter le salut, de se sauver par lui-même ». Le salut vient toujours d'un acte de Dieu et il constitue une grâce. Toutefois, cette grâce n'agit et n'obtient des résultats que chez ceux qui font un effort. Pour qu'elle porte des fruits, il faut de bonnes dispositions, une loyauté et une honnêteté subjectives. Alors que selon la Réforme, Dieu donne son salut sans condition, sinon le salut ne dépendrait pas de la seule grâce de Dieu, mais aussi d'une œuvre de l'être humain. Notons qu'implicitement (nos auteurs ne le disent pas), cette précision exclut les « hérétiques » qui ont quelque connaissance de la vérité et n'ont donc pas droit à l'indulgence. Le shintoïste paraît plus excusable que le protestant.

3. L'optimisme du salut ne signifie donc pas que tous sont sauvés. Rahner ne défend nullement l'apocatastase, le salut universel. L'être humain reste toujours libre. Il peut accepter ou refuser le don de Dieu, accueillir ou rejeter le salut. Dieu ne le contraint pas à le recevoir. Toutefois, la liberté humaine ne s'exerce vraiment que s'il y a possibilité de choix et l'amour de Dieu exige que cette possibilité ne soit refusée à personne. Dieu propose à tous, d'une manière ou d'une autre, sa grâce. Il appartient à chacun de prendre la décision de lui répondre positivement ou négativement.

Comme mes remarques l'ont fait apparaître, en traitant cette première question, nos auteurs donnent une grande importance à deux thématiques typiquement catholiques : celle de la médiation de l'Église, celle du salut qui, même s'il nous est donné par grâce, implique comme condition des œuvres.

3. Incognito et anonymat.

Rahner estime que ses thèses conduisent à une autre manière de comprendre et de pratiquer l'évangélisation. Lorsqu'un missionnaire annonce l'évangile à quelqu'un qui l'ignore, il ne s'adresse pas à quelqu'un qui se trouve en dehors de la grâce de Dieu. D'une manière mystérieuse, inconnue, ce païen appartient à l'Église. Il n'est pas, je cite, « un pur et simple non chrétien, mais ... quelqu'un qui peut et doit être considéré ... comme un chrétien anonyme ». À l'incognito d'une grâce qui ne se nomme pas (qui ne se révèle pas explicitement liée à l'évangile et à l'action du Christ), répond l'anonymat d'une foi qui ne se sait pas chrétienne. Dans les religions, on rencontre un christianisme latent et voilé, alors que dans l'Église, on a un christianisme conscient, visible et manifeste. En protestantisme, à la fin du dix-neuvième siècle, des théologiens qui se situaient dans la ligne de Ritschl avaient parlé de « chrétiens inconscients » (qui n’ont pas conscience d’être chrétiens).

Cette notion de « chrétiens anonymes » a soulevé de très vives polémiques. Hans Küng a formulé ainsi l'objection majeure qu'on peut lui opposer :

« Par le monde entier, on ne trouvera pas un juif, un musulman, ni un athée sérieux qui ne ressentirait comme insolente l'affirmation qu'il est un "chrétien anonyme". Une telle annexion du partenaire met un terme au dialogue, avant même qu'il ne soit ouvert ... Que diraient les chrétiens, si les bouddhistes leur reconnaissaient gracieusement la qualité de "bouddhistes qui s'ignorent” ».

J'avoue que personnellement il ne me choquerait nullement, je trouverais même flatteur qu'on me qualifie de « musulman ou de bouddhiste qui s'ignore » (« musulman » signifie « celui qui est soumis à Dieu » et bouddhiste « celui qui est éclairé »), mais Küng considérerait sans doute que je ne suis pas tout à fait un chrétien comme il faut. On retrouve, en tout cas, sous sa plume la critique qu'on adresse à tous les inclusivismes : celle d'annexer les autres contre leur volonté, celle de ne pas reconnaître leur spécificité et leur différence.

Rahner s'en est défendu. Il ne s'agit nullement de prétendre que les autres nous appartiennent et sont comme nous. En parlant de « chrétien anonyme », précise-t-il, il a voulu employer une expression à usage interne, pour inciter les chrétiens à une attitude fraternelle et respectueuse envers les autres, en soulignant que leur lien avec Dieu n'est pas d'une nature différente, en affirmant que Dieu, le Dieu de Jésus Christ, pouvait les atteindre, au sein de leurs traditions religieuses, sans les obliger à les abandonner. Il s'agit pour lui de maintenir qu'il n'y a de salut qu'en Jésus Christ, sans le confiner dans les limites actuelles de l'Église confessante et sans refuser le salut et la grâce à tous ceux qui ne se réclament pas explicitement de Jésus-Christ. Rahner entend concilier et accorder l'universalité du salut avec le caractère unique et décisif du Christ, de sa mort sur la Croix, et de sa résurrection le jour de Pâques . Quelles qu'en soient les intentions, et je ne doute pas de leur excellence, il n'en demeure pas moins que l'expression « chrétien anonyme » est maladroite et prête à confusion. Elle n'apparaît nullement indispensable. Rahner a lui-même reconnu qu'il aurait pu parfaitement exposer ses thèses sans l'employer, et qu'on peut la remplacer sans difficulté par une autre plus appropriée.

3. Les religions, voies ordinaires de salut

1. Le problème

J’ai dit que nous auteurs distinguent deux questions : celle des personnes non chrétiennes, et celle des religions non chrétiennes. La première trouve, selon Rahner et Schlette, une solution satisfaisante avec les thèses de l'optimisme du salut et du chrétien anonyme (même si l'expression reste contestable).

Passons, maintenant, à la seconde question. On a affirmé que Dieu offre sa grâce aussi aux païens, qu'ils ne sont pas exclus du salut. Mais que penser de leurs religions ? Un shintoïste qui répond positivement à l'appel de la transcendance, et accueille la grâce que Dieu lui offre, est-il sauvé par son shintoïsme, avec son shintoïsme, ou en dépit de son shintoïsme ? Comment apprécier, d'un point de vue chrétien, les diverses religions du monde ? Sont-elles contraires, indifférentes ou conformes à la volonté de Dieu ; dans ce dernier cas, comment s'articulent-elles avec l'évangile et la foi chrétienne ? Trois réponses sont possibles. La première verra dans les religions des structures fausses et mauvaises, et dira que leurs adeptes sont sauvés malgré elles. La seconde jugera qu'elles n'ont aucune importance et ne jouent aucun rôle dans le processus de salut. La troisième estimera qu'elles exercent une fonction positive, qu'elles sont des instruments au service de Dieu.

À ces questions, Rahner ne fait qu'esquisser une réponse. Il se borne à quelques rapides indications que Schlette reprend, systématise et développe.

2. Les mauvaises solutions

Dans la ligne suggérée par Rahner, Schlette écarte quatre réponses qu'il juge soit fausses soit insuffisantes.

1. Il rejette, d'abord, les thèses exclusivistes. Elles condamnent purement et simplement les religions, elles y voient « le résultat de la révolte de l'homme et des démons contre Dieu » . Schlette reproche à ces thèses de tomber dans le manichéisme (il y a d'un côté ce qui relève du démon, de l'autre ce qui appartient à Dieu). Les religions font partie de la création qui est bonne, même si l'être humain en fait un mauvais usage. Dieu a créé tout ce qui existe ; il a donc voulu les religions. Certes, le péché les a abîmées, comme toutes les institutions du monde. Il n'en demeure pas moins qu'elles entrent dans son plan. Elles font partie de son dessein pour les humains.

2. Ensuite, Schlette critique la thèse des religions « propédeutiques » (préparatoires) à l'évangile. Cette thèse considère que les religions non chrétiennes offrent des valeurs spirituelles positives, mais fragmentaires et incomplètes, à l'état de germe ou d'ébauche. Ces valeurs atteindraient ensuite leur accomplissement et leur plénitude dans le christianisme. Les religions pressentent, entrevoient confusément une vérité que l'évangile porte dans sa totalité. Elles constituent donc des degrés, des phases préparatoires qui conduisent progressivement à l'évangile. À cette thèse de la preparatio evangelica, Schlette reproche de minimiser les différences, de ne pas voir leur ampleur. Entre les diverses religions, on constate une altérité, une hétérogénéité foncière. On ne peut pas les ramener à l'unité, ni établir entre elles une progression comme si elles constituaient les diverses marches d'un seul et même escalier. Devenir chrétien, souligne Schlette, ne résulte pas d'un développement sans heurt, d'une progression naturelle; cela demande une rupture, une conversion, une « abjuration ».

3. En troisième lieu, Schlette rejette les thèses relativistes* qui donnent une zone ou une aire de pertinence limitée à chaque religion, y compris le christianisme, en les considérant toutes comme étroitement imbriquées avec une culture particulière. Dieu se manifesterait de manière différente aux divers groupes humains, en tenant compte de leurs caractéristiques, de leurs habitudes, de leur manière de voir et de comprendre les choses. Chaque religion traduirait des vérités et des valeurs transcendantes, en leur donnant du sens et du poids dans un contexte spécifique, en les empêchant de rester abstraites, en les incarnant dans un milieu particulier. Ainsi, l'Islam serait la religion qui convient pour les arabes, le bouddhisme pour les japonais, l'animisme pour les africains, le christianisme pour les européens, etc. Rahner souligne, au contraire, la vocation universelle du christianisme. « Le christianisme, écrit-il, se comprend comme la religion destinée à tous les hommes ... une religion qui ne peut pas en reconnaître à côté d'elle une autre qui lui serait égale ». Schlette va dans le même sens.

4. Enfin, Schlette s'en prend à ceux qui espèrent trouver une réponse dans l'histoire comparée des religions . Certains apologistes catholiques (comme en France, le Père Pinard de la Boullaye) comptaient sur une étude approfondie des religions pour mettre en évidence la supériorité et l'excellence du christianisme. Schlette souligne, à juste titre, que, si elle veut rester scientifique, l'histoire des religions ne doit pas se prononcer sur la vérité des religions qu'elle étudie. Elle a un caractère descriptif et non normatif. Elle ne peut légitimement ni déprécier le christianisme ni le justifier, ni légitimer ni récuser sa prétention à la vérité. Elle sort de son rôle et de son aire de pertinence quand elle émet des jugements de valeurs.

3. Les trois niveaux de la révélation.

Ces mauvaises solutions écartées, Schlette va proposer la sienne. À la suite d'une brève notation de Rahner dans son article de 1961, il distingue trois niveaux de révélation. Je précise que la révélation ne signifie pas seulement la communication de vérités, mais aussi une puissance de salut. Quand Dieu se fait connaître, en même temps il apporte le salut ; « révélation » désigne ces deux aspects de sa manifestation.

1. À un premier niveau, nous avons « la révélation incluse dans le monde créé et fondée sur lui », ce que, pour faire court, Schlette appelle « la révélation de création ». Le monde porte la marque, l'empreinte du Dieu qui l'a crée. Il permet donc d'en acquérir une certaine connaissance. Il y a « révélation naturelle » de Dieu. La nature, quand on essaie de la comprendre et d'en pénétrer les secrets, révèle quelque chose de celui qui se trouve à son origine et qui l'a fabriquée. Cette révélation ne suscite pas ni n'explique les religions. Par contre, elle fonde la morale (une manière humaine de vivre) et la philosophie, c'est-à-dire un savoir intellectuel sur Dieu à partir de l'univers, ou plus exactement une connaissance de la transcendance à partir de la structure de l'existence, ce que Rahner appelle « l'existential surnaturel ». En utilisant Heidegger, Rahner s'efforce de démontrer que l'existence implique la transcendance. Il estime que la théologie naturelle a pour domaine l'anthropologie et non, comme on le pensait traditionnellement la cosmologie. On ne parvient pas à la nécessité de Dieu en étudiant le monde, mais en réfléchissant sur l'existence humaine.

2. Les religions apparaissent et appartiennent à un second niveau, que Schlette nomme « l'histoire générale du salut ». Il parle « d'histoire », parce qu'il s'agit d'une révélation qui se fait non pas dans la nature humaine comme la précédente, mais dans des événements que vivent les êtres humains. Dieu intervient et se manifeste à des moments et en des endroits précis, par des actes ou des faits qui se produisent. Il se révèle au moyen des gestes ponctuels, temporels, et non, comme au premier niveau, à travers la structure ontologique de l'être crée. Il y a, comme l'écrit Rahner, des « moments surnaturels émanant de la grâce qui est offerte à l'homme par Dieu ». Cette révélation historique est dite « générale », parce qu'elle se fait en de multiples occasions, sous quantité de formes et qu'aucune portion de l'humanité n'en est privée. Partout, sans exception, se produisent des révélations particulières qui ne donnent pas une connaissance complète, suffisante, adéquate de Dieu ; elles indiquent, cependant, le chemin, ou, plus exactement, un chemin de salut.

Il en résulte que Dieu a voulu, qu'il a suscité et instauré les différentes religions que l'on trouve dans l'humanité. Le christianisme doit donc les considérer comme parfaitement « légitimes » (terme utilisé par Rahner et repris par Schlette) . D'un point de vue évangélique, l'attachement à ces religions n'a rien de coupable. De plus, il faut voir en elles des moyens ou des instruments de salut. Après avoir affirmé que les non chrétiens peuvent être sauvés, Schlette ajoute et précise : ils le sont par leur religion, et non pas malgré elle ou indépendamment d'elle. Les religions jouent donc un rôle positif, même si elles contiennent, ce que soulignent Rahner et Schlette, des « erreurs et des dépravations », « des erreurs et des ténèbres » dues « au péché originel »*. Elles sont les moyens ordinaires dont Dieu se sert pour le salut des humains*. Schlette rattache cette histoire générale du salut, à laquelle appartiennent les religions, à l'alliance « noachique » (noachique signifie de Noé). Après le déluge, Dieu conclut une alliance avec Noé qui vaut pour l'ensemble du genre humain. L'alliance avec Abraham, puis celle avec Moïse qui concernent seulement Israël s'inscrivent à l'intérieur de cette alliance générale, mais ne l'abolissent pas.

On a là une thèse plutôt hardie et novatrice en théologie chrétienne. Les religions, pour Rahner et Schlette, sont des instruments que Dieu a prévus et qu'il utilise pour la rédemption et le salut de leurs fidèles. Ils vont plus loin que Bultmann pour qui les religions font sentir à l'être humain ce qui lui manque, mais ne comblent pas ce manque, n'y remédient pas. Ils vont plus loin que Calvin pour qui les religions donnent ou expriment une idée de ce qu'est et de ce que veut Dieu, mais sont incapables d'apporter le salut : seule la foi en Christ permet de le recevoir.

3. Schlette distingue, enfin, un troisième niveau de l'action et de la révélation divines, celui de l'histoire spéciale du salut, qui a lieu en Israël et en Jésus-Christ et dont témoignent l'Ancien et le Nouveau Testament. Cette révélation donne une connaissance parfaite et totale de Dieu. Dieu s'y manifeste tel qu'il est, en son essence. Il s'y montre dans sa vérité et dans sa gloire pour établir une communion complète entre l'être humain et lui. L'histoire générale du salut, à laquelle se rattachent les différentes religions a pour but d'assurer le salut des personnes. L'histoire spéciale, celle d'Israël et de l'Église a une visée plus large. Elle conduit vers le Royaume de Dieu, vers la transformation eschatologique de l'univers. L'Église, écrit Rahner ne doit pas se considérer « comme la communauté exclusive des prétendants au salut, mais bien plutôt comme la tête, l'avant-garde ... comme l'expression ... de ce que le chrétien espère donné comme réalité cachée aussi en dehors de la visibilité de l'Église » . Ce qui veut dire que toutes les religions et pas seulement le christianisme sont des chemins de salut. L'évangile est aussi chemin, mais il n'est pas seulement cela ; il est également vérité et vie. Les fidèles des autres religions avancent vers le but dans l'obscurité ou la pénombre. Les chrétiens marchent dans la lumière. La supériorité de l'évangile ne vient pas de ce qu'il offre une meilleure chance de salut aux individus, mais de ce qu'il annonce et apporte un salut qui ne concerne pas seulement les individus, qui s'étend à tout l'Univers, de ce qu'il annonce et anticipe le Royaume de Dieu, le moment eschatologique où Dieu sera totalement en tous.

Ceux qui bénéficient de ce troisième niveau de révélation, autrement dit les chrétiens, ne sont pas appelés à en jouir pour eux-mêmes, mais à le communiquer aux autres pour que la gloire de Dieu resplendisse sur terre, et afin que tous connaissent la pleine vérité. Ils sont agents ou instruments de Dieu. Leur élection ne signifie pas qu'ils sont sauvés alors que les autres seraient perdus, mais que Dieu les utilise pour son action qui vise l'univers entier. L'élection ne se rapporte donc pas au salut, mais au service.

On peut résumer cette pensée dans le tableau suivant :

 

 

MOYEN

BENEFICI-
AIRES

CONCRETI-
SATION

BUT

RÉVÉLATION DE CRÉATION

Nature, structure ontologique de l'être

Tous les humains sous la même forme

Philosophie

Connaissance intellectuelle de Dieu

HISTOIRE GÉNÉRALE DU SALUT

Événements révélateurs. gestes de Dieu

Tous les humains sous des formes diverses

Les différentes religions

Le salut des individus

HISTOIRE SPÉCIFIQUE DU SALUT

Histoire sainte (AT-NT)

Les chrétiens

L'Église

Royaume et gloire de Dieu

 

Le schéma suivant peut aussi éclairer cette logique :

solution de Schlette

4. Remarques sur la solution de Schlette

Je précise certains aspects de la position de Schlette par quatre brèves remarques.

1. Nulle part, il ne pose le problème du salut ou du non salut de ceux qui n'ont pas de religion. Dans la préface à la traduction française de son livre, il reconnaît qu'il y a là un manque, une lacune. Il faudrait, dit-il, réfléchir aux conséquences de la sécularisation, au fait que l'on rencontre aujourd'hui des gens sans aucune religion. En tout cas, Schlette incline à récuser la thèse, attribuée à certains barthiens, à Bonhoeffer, à Thielicke et à Ebeling, selon laquelle le monde non religieux serait plus proche de l'évangile que le monde religieux.

2. Schlette affirme la positivité et la légitimité des religions dans leur principe, mais pas dans leur concrétisation historique. Elles ont pour origine une révélation divine ; on ne doit donc pas les considérer comme mauvaises ou idolâtres par nature ou par essence. Par contre, dans les faits, on constate des déformations, des distorsions et des déviations. Il convient, par conséquent, d'examiner chacune des religions concrètes pour en faire une appréciation précise et exacte. Le jugement d'ensemble en principe favorable aux religions n'exclut nullement une évaluation sévère et négative de telle ou telle religion particulière.

3. Schlette n'ignore pas que la Bible condamne et rejette les autres religions. L'Ancien et le Nouveau Testament témoignent, écrit-il, d'une « attitude extrêmement négative », voire « intolérante » envers les paganismes. Selon lui, cette attitude s'explique par les circonstances historiques. Israël se sentait menacé par les religions ambiantes et a donc adopté une défense dure. De plus, il avait affaire à des religions fortement perverties. Les condamnations de la Bible n'ont pas une portée générale ; elles dénoncent et rejettent des dépravations religieuses concrètes et particulières et nullement la religion dans son principe ou dans son essence. Le montrent clairement les mentions dans l'Ancien Testament de ceux que Daniélou a appelé des « saints païens », c'est à dire des serviteurs de Dieu qui n'appartiennent pas à Israël (Abel, Hénoch, Noé, Job, Melchisédeck, la reine de Saba, le Daniel ou Danel d'Ezechiel 14/12-20), ainsi que dans le Nouveau Testament les discours d'Actes 10, 14 et 17, et les développements de Romains 1 et 2.

4. La thèse de Schlette accorde une supériorité très grande et une forte prééminence au christianisme. Les autres religions ont une connaissance partielle et relative de Dieu. « Il faut maintenir, écrit Schlette, que les religions sont imparfaites ... éloignées de Dieu et tâtonnantes dans les ténèbres »; elles sont « des chemins qui passent par l'obscurité »* . Par contre, le christianisme possède la pleine vérité ; il dispose de toute la lumière. L'évangile est la révélation parfaite où Dieu se dévoile en son essence, tel qu'il est. Schlette va ici beaucoup loin que Calvin qui estime que l'essence de Dieu nous reste cachée, que l'évangile ne nous livre pas le secret de son être qui dépasse ce que nous pouvons comprendre et saisir. Il en résulte que, du point de vue de Schlette, le christianisme n'a rien à apprendre ni à recevoir des autres. Il n'y a aucune possibilité que les religions critiquent ou mettent en question de manière pertinente tel ou tel aspect du christianisme. Il est la religion absolue, les autres sont inférieures et subordonnées. D'autant plus que le salut qu'elles offrent en dépend, même si elles l'ignorent, puisqu'il passe, en fait, par l'Église.

4. Les relations du christianisme avec les autres religions

Voyons maintenant les conséquences de ces thèses. Qu’impliquent-elles, qu’entraînent-elles pour la rencontre et le dialogue avec de non chrétiens ? Sur ce point également, Rahner et Schlette, toujours soucieux d'établir des distinctions et de ne pas mélanger les problèmes, vont traiter séparément la question des personnes (autrement dit, celle de l'attitude que les chrétiens doivent adopter envers ceux qui ont une foi différente de la leur) et celle des structures (c'est-à-dire de la relation au niveau des doctrines, des rites et des institutions, de l'articulation entre le message de l'évangile et l'enseignement des autres religions).

1. L'attitude envers les personnes.

Envers les non chrétiens, Rahner et Schlette préconisent une attitude définie par deux termes : la tolérance et la mission. Ils se donnent pour objectif de concilier ces deux notions qu'à première vue, on pourrait juger antithétiques. Ils veulent, d'une part, pratiquer une tolérance qui ne vide pas la mission de son dynamisme et de son énergie. Ils préconisent, d'autre part, une mission qui ne se fonde pas sur le rejet et la condamnation de tout ce qui n'est pas chrétien.

D'un côté, leur position implique une grande tolérance, puisqu'elle affirme que toutes les religions viennent de Dieu et conduisent à lui, qu'elles sont voulues par lui et s'inscrivent dans son dessein de sauver tous les humains. Elles sont des instruments qu'il a créés et dont il se sert. Elles méritent le respect. Les chrétiens doivent en reconnaître la légitimité et se réjouir lorsque des bouddhistes ou des hindous, lorsque des juifs ou des musulmans pratiquent sérieusement leur religion.

De l'autre côté, cette ouverture et cette tolérance n'enlèvent nullement au devoir missionnaire son caractère urgent et impérieux. Il n'a pas pour motif le souci d'arracher des êtres humains à la perdition. Autre chose le suscite et l'anime, à savoir le désir de leur faire découvrir la joie parfaite, de les introduire à dans la plénitude de Dieu. Si la conversion à Jésus Christ ne les fait pas passer de la mort à la vie, elle les conduit de l'ombre ou de la pénombre à la lumière, de l'être au mieux-être, de la médiocrité à l'excellence. La mission ne travaille pas ni ne contribue au salut. Dieu sauve aussi ceux qui ne croient pas en Jésus Christ. Elle vise le bonheur ou la béatitude des humains et la gloire de Dieu. Ces deux objectifs la rendent nécessaire et exigent qu'on la poursuive avec résolution et ardeur.

Cette attitude est, en fait, moins large qu'il n'y paraît au premier abord. Les chrétiens ne condamnent pas les autres, mais ils manifestent à leur égard une condescendance dont je sais par expérience qu'elles les exaspèrent encore plus, qu'ils la reprochent beaucoup aux chrétiens et qu'elle constitue un obstacle au véritable dialogue. Si Rahner et Schlette avaient une expérience concrète de rencontre avec de non chrétiens, ils auraient senti le caractère blessant d'une position qui se veut et se croit pourtant ouverte. Il est vrai qu'ils pourraient rétorquer qu'un chrétien ne peut pas renoncer à affirmer la supériorité de l'évangile, qu'il trahit sa foi s'il accepte de dialoguer sur un pied d'égalité. Là réside bien un des plus gros obstacles au dialogue avec les non chrétiens.

2. Les structures religieuses

Après les personnes, voyons les structures. Quel lien, quel rapport existe-t-il entre le christianisme et les religions ? Schlette examine ici et discute deux thèmes : celui de la pédagogie développée par les théologies de l'accomplissement et celui de la conversion développée par les théologies exclusivistes.

1. Le thème de la pédagogie voit dans les religions une propédeutique, une préparation à l'évangile, un chemin qui les conduit au Christ. On s'est, par exemple, demandé si le stoïcisme de l'Antiquité ne représentait pas pour les pagano-chrétiens quelque chose d'analogue à ce que signifie l'Ancien Testament pour les judéo chrétiens. De même, des théologiens africains ont soutenu que leurs religions traditionnelles pourraient bien être le véritable Ancien Testament des africains. Schlette se montre ici très prudent. On peut, dit-il, découvrir dans certaines religions des symboles, des signes, des figures, des enseignements que rien ne nous interdit de considérer comme prémonitoires, annonciateurs, préparatoires. Toutefois, on n'arrive à les discerner qu'après coup, jamais a priori. De plus, il n'en existe pas forcément dans toutes les religions. Il faut se garder de généraliser. Enfin Schlette, je crois avec raison, insiste pour qu'on prenne en compte la spécificité et l'altérité des diverses religions, pour qu'on ne les ramène pas trop vite au christianisme, pour qu'on prête plus attention aux différences qu'aux ressemblances.

2. Le thème de la conversion domine dans les théologies exclusivistes. Elles affirment que lorsque des non chrétiens entendent la prédication de l'évangile, ils se voient placés devant un choix, celui d'accepter ou de refuser, et que leur salut dépend de la décision qu'ils prendront. Étonnamment après ce que nous venons de voir, Schlette se déclare d'accord avec ce thème. Pour lui la prédication de l'évangile met les religions en crise. Elle leur fait perdre leur valeur, elle les périme. Leur efficacité pour le salut disparaît. Elles entrent dans le monde passé, celui des choses anciennes, que la nouveauté évangélique rend caduc et obsolète. Le christianisme entre alors donc une relation polémique et conflictuelle avec les autres religions. La voie ordinaire ou l'histoire générale du salut, qui passe par les religions, fonctionne bien tant qu'il n'y a pas contact et confrontation avec l'histoire spéciale, la voie extraordinaire. Quand la rencontre s'opère, elle prive les religions du caractère d'instrument au service de Dieu qu'elles possédaient auparavant. Il faut que le non chrétien se convertisse, qu'il renonce à une appartenance qui jusque là était légitime, qu'il abjure, qu'il rompe pour entrer dans le monde nouveau de la Croix et de la Résurrection. Le christianisme supprime et supplante les religions. Il les rend, en quelque sorte, démoniaques, alors qu'auparavant elles étaient divines. Schlette aboutit à une position dure et rigide qui surprend après tous ses efforts pour donner aux religions une valeur positive, et après son plaidoyer en faveur de l'ouverture et de la tolérance.

Cependant, Schlette apporte deux atténuations à cette rigueur finale.

1. En premier lieu, il déclare que l'évangile ne détruit la voie de salut représentée par les autres religions que lorsque celui à qui on l'annonce le perçoit comme prédication eschatologique* . S'il le comprend et le reçoit comme un discours religieux, on reste dans la situation antérieure. Qu'est ce que cela veut dire ? Schlette n'affirme nullement que là où l'on connaît le christianisme, les religions perdent leur valeur. Il dit aux non chrétiens: « quand l'évangile vous a atteint et convaincu, ne vous refusez pas, vous vous condamneriez vous-même ; convertissez-vous. Par contre, si vous entendez la prédication de l'évangile sans qu'elle vous touche et vous persuade, votre religion reste pour vous une voie de salut ».

2. En second lieu, Schlette note que la prédication de l'évangile s'adresse à des individus, non à des religions* . Les religions sont des structures qui n'ont pas, en tant que telles, le pouvoir de se décider et de prendre parti. Elles ne peuvent pas se convertir. La prédication de l'évangile met en crise les fidèles des autres religions, mais pas les religions en tant que telles. Autrement dit, elles conservent leur légitimité intrinsèque, même si elles ne sont plus opératoires pour ceux que l'évangile a atteint.

Il me semble que dans toute cette réflexion domine le souci implicite de ne pas ouvrir si peu que ce soit la porte à un quelconque syncrétisme.

Conclusion

Je termine par une évaluation rapide de la position de Rahner et de Schlette, en indiquant d'abord ce qui me paraît positif et ensuite ce que je trouve insatisfaisant dans leurs thèses.

1. Une visée positive

Je trouve positif leur effort pour traiter le problème des religions de manière systématique, pour l'aborder et le traiter à partir d'une perspective théologique d'ensemble qui les situe en fonction d'une part de la création, de l'autre de l'eschatologie. J'apprécie, également, leur effort pour concilier des termes apparemment contradictoires et antinomiques : ainsi tolérance et mission ; spécificité du christianisme et valeur des religions ; universalisme du salut et particularité ou caractère unique de l’évangile.

2. Les critiques

Malgré ces aspects positifs, les thèses de Rahner et de Schlette me laissent insatisfaits. Je leur adresse quatre critiques. Je passe très vite sur les deux premières, parce que je les ai déjà indiquées au fil de l'exposé.

1. Premièrement, j'ai souligné le caractère très catholique de certaines de leurs affirmations : l'importance donnée à l'Église (pratiquement identifiée au Christ) ; un salut où les œuvres jouent un rôle non négligeable ; le refus de mettre en question, d'interroger ou de relativiser la doctrine de l'Église.

2. Deuxièmement, j'ai noté que ces thèses traduisent un sentiment de supériorité et favorisent et une attitude condescendante des chrétiens à l'égard des fidèles des autres religions, ce qui empêche un véritable dialogue de s'engager. Resterait à savoir si de fortes convictions personnelles peuvent s'accommoder d'une mise en question de leur validité.

3. Troisièmement, je note des contradictions que Rahner et Schlette ne me semblent pas arriver à résoudre et à surmonter. J'ai signalé l'oscillation entre l'ouverture et la fermeture, entre la largeur et la rigueur. Ils admettent la valeur salvifique des religions, mais à titre provisoire. Cette valeur s'évanouit en présence du christianisme. Ce qui amène à cette conclusion, assez étrange, qu'un musulman sauvé par l'Islam risque de perdre son salut quand il entend l'évangile. Plus profondément, je me demande comment on peut concilier une démarche de type scolastique qui établit des catégories, distingue des plans et des domaines, qui dresse une sorte de géographie des spiritualités, avec une démarche de type existentiel où dominent la temporalité et la décision, par conséquent la crise (ce que nous avons vu à la fin de la quatrième partie de ce chapitre). La critique s'adresse en fait à toute l'école de Rahner. N'aboutit-on pas forcément à des incohérences quand on veut se réclamer à la fois de la scolastique pré-thomiste et de Heidegger ?

4. Enfin, pour Rahner et Schlette, l'évangile ne vise pas principalement le salut (ce salut, les religions le donnent). Il a pour but essentiel la manifestation de la gloire de Dieu et la perfection de l'être humain. Or, il me semble que dans le Nouveau Testament, la question du salut paraît centrale et déterminante et que l’évangile a pour premier objectif de la résoudre ou de la régler. De plus, ne donne-t-on pas au christianisme un statut excessif, en le confondant pratiquement avec le Royaume, alors qu'il est espérance et attente, mais non possession, incarnation ou concrétisation du Royaume ? Le royaume me semble poser un universalisme qui dépasse toutes les particularités. Peut-on en faire une exclusivité, un monopole du christianisme sans le dénaturer, sans lui enlever sa fonction qui est, entre autres, de relativiser l’église en l’orientant vers ce qui la dépasse ?

André Gounelle

Notes :

  H.R. Schlette, Pour une théologie des religions, p.85.

 

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André Gounelle