signature

Recherche sur AndreGounelle.fr :

Loading


Accueil > Sur Paul Tillich

 

La condition transfrontalière de la théologie
selon Tillich

Le transfrontalier

Pour expliquer ce que j’entends par « transfrontalier », je vais, en schématisant et simplifiant beaucoup, distinguer deux visages ou deux usages de la frontière.

1. Il y a, d’abord, la frontière qu’on voudrait rendre étanche, hermétique. On n’y arrive, certes, jamais totalement, mais on y parvient parfois dans une très large mesure ou à un haut niveau. Ce fut le cas, pour m’en tenir à des exemples que Tillich mentionne, du rideau de fer ou du mur de Berlin. J’ai personnellement connu des situations de ce genre durant la seconde guerre mondiale. Entre 1942 et 1945, pendant trois ans, l’enfant que j’étais n’a pu ni voir ses grands parents ni communiquer avec eux, de même que Camus habitant en France, n’avait pas de nouvelles de sa mère qui vivait en Algérie. Quand dans La Peste, il décrit une ville mise en quarantaine, isolée de l’extérieur par un cordon sanitaire rigoureux, clôturée sur elle-même, il pense évidemment à cette situation. Durant la même période, Tillich était coupé de ses parents et amis restés en Allemagne.

La frontière hermétique empêche les contacts et échanges, ou, en tout cas, elle les rationne et les raréfie. Au reproche que beaucoup lui adressent de dresser des barrières, certains répondent qu’en contrepartie, elle a le mérite d’abriter et de protéger ; elle apporte la sécurité, préserve l’intimité et sauvegarde l’identité de chacun. Dans cette perspective, Emanuel Hirsch, ce théologien d’envergure qui fut un ami proche de Tillich avant de se rallier au nazisme, invite ses lecteurs allemands à développer ce qu’il appelle une « conscience de la frontière ». Un peuple a besoin de connaître ce qui le distingue et le sépare, de maintenir sa spécificité et de cultiver sa différence. Hirsch considère que la frontière fait partie des « ordres de la création » (au même titre que la famille ou le droit) ; je rappelle que les « ordres de la création » sont des disposition établies par Dieu pour rendre la vie humaine possible sur terre. Dans Dt 32, 8, repris dans Actes 17, 26, nous lisons : « Dieu a fixé les limites des peuples ». Sans ces bornes, le monde serait un chaos insensé et mortifère. Il importe de les respecter, de ne pas les franchir, et encore moins de les supprimer, comme le voudrait un universalisme délétère (à l’époque on disait un cosmopolitisme, aujourd’hui on parle plutôt de mondialisme). Hirsch écrit, phrase citée par Tillich, que « la limite règne sur toute notre vie humaine historique » et, en conséquence, il se méfie des institutions internationales (qui dépassent les frontières) qu’elles soient politiques, comme la Société des Nations, ou ecclésiales, comme le Conseil Œcuménique des Églises. Il souhaite qu’on retreigne très sévèrement les changements de nationalités et les mariages mixtes qui lui paraissent aller contre la nature et introduire de graves désordres dans la création. Il faut distinguer, séparer (comme le fait Dieu au premier chapitre de la Genèse), pas tout mélanger, brouiller et métisser dans un grand magma indifférencié. Pour reprendre le thème cher à Tillich de la lutte entre l’espace et le temps, la frontière hermétique relève d’une conception à dominante spatiale. On découpe le monde en secteurs distincts qui se côtoient sans s’interpénétrer. On admet des frontaliers, qui vivent près de la frontière ; par contre, sauf exception rarissime, on méprise et on condamne les transfrontaliers qui la traversent.

2. Le second visage que prend pour nous la frontière met en valeur non pas le compartimentage, mais la rencontre et l’échange. La frontière n’est pas, ici, une muraille qui enferme et isole, elle est une porte qui ouvre l’un à l’autre deux territoires hétérogènes et qui met en contact des populations différentes. Dans un déplacement, dans un itinéraire, elle marque un moment important (un « moment », nous sommes ici dans le registre du temporel plus que dans celui du spatial). La passer nous fait sortir de nos provincialismes ethniques, nationaux, culturels pour entrer dans un monde élargi et, en fin de compte, global. Significativement, l’ordre que, selon le chapitre 12 de la Genèse, Dieu donne à Abram : « quitte ta maison » s’accompagne d’une promesse de bénédiction pour toutes les nations. Parce qu’il s’en va loin de sa famille, de sa tribu, de son territoire, de sa communauté culturelle et cultuelle, parce qu’il s’échappe du lieu qui est normalement et naturellement le sien, Abram devient Abraham, père d’une multitude, et prend une dimension universelle. De même, en ne restant pas dans le cadre du judaïsme, en en transgressant les cloisonnements internes et externes, Jésus et, à sa suite, Paul ont fait de l’évangile un message qui concerne tous les hommes et du christianisme une religion mondiale.

Les franchissements de frontières ne sont pas tous de même nature. Il peut s’agir d’invasions quand une armée pénètre dans un pays ennemi pour tenter de s’en emparer, de le soumettre, voire de l’anéantir (ce que Tillich a connu pendant la guerre 14-18 sur le front français). Il y a, et Tillich les a pratiqués, les allers-retours pacifiques des touristes, les va-et-vient consentis pour des colloques, des cours, des conférences ou des affaires. Il arrive aussi que des raisons politiques, économiques ou autres obligent à abandonner son pays, à décamper de son chez soi pour aller planter sa tente ailleurs, ce que Tillich expérimente en 1933 et il a beaucoup réfléchi et écrit sur le sens et la portée de la migration.

Ne confondons pas les expériences et situations que je viens de mentionner avec celles du transfrontalier. Ce qui le définit, c’est qu’il vit sur la frontière ; à la différence de la plupart des voyageurs, il ne la quitte pas après l’avoir franchi. Il ne la traverse pas ponctuellement au cours d’un voyage avant de s’en éloigner, il y retourne encore et toujours, la passe régulièrement, fréquemment, dans un sens et dans l’autre. Il ne quitte pas un monde pour un autre, il participe à deux mondes, spatialement, géographiquement et politiquement distincts. Il va constamment de l’un à l’autre et leur alternance scande son existence sans, pour cela, que leur dualité ne s’efface ou que leur différence ne s’annule. C’est un sort voisin que Tillich connaît à partir de 1933 ; à son arrivée aux U.S.A, ceux qui l’ont invité lui demandent de ne pas s’américaniser trop vite et trop complètement, de s’adapter, certes, mais pas de s’intégrer ou de s’assimiler, et donc d’être à la fois d’ici et d’ailleurs, de rester culturellement un transfrontalier. Après la guerre, Tillich devient assez vite une sorte de saisonnier ; il enseigne aussi bien à Harvard ou à Chicago qu’à Hambourg ou à Berlin. Il travaille et réfléchit à cheval sur deux cultures et deux continents.

Je voudrais montrer que cette situation du transfrontalier caractérise l’objet, c’est à dire Dieu, et la méthode, à savoir la corrélation, de la théologie, telle que la conçoit Tillich.

Dieu

La plupart des noms et adjectifs que nous employons se répartissent en deux grandes catégories. On a, d’abord, des termes objectifs qui déclarent ce que quelqu’un ou quelque chose est en lui-même. On a, ensuite, des termes relationnels qui indiquent ce que quelqu’un ou quelque chose représente ou signifie pour d’autres. Par exemple, quand je dis de Pierre qu'il est brun, maigre, qu'il a soixante ans et qu’il est ingénieur, j’énumère des caractéristiques ou des qualifications qui appartiennent à son être et que chacun, pour peu qu’il s’en donne la peine, peut facilement découvrir ou vérifier. Si j’ajoute qu’il est mon ami, je change de registre, je parle de son lien avec moi, de ce qui se passe entre nous. Pierre est brun et maigre en lui-même, indépendamment de moi. Par contre il n’est pas ami tout seul, isolément, il ne l’est que par et avec moi. En quelque sorte, c’est moi qui le rend « ami ».

Qu’en est-il de « Dieu » ? Tillich y voit un terme avant tout, principalement relationnel ; il désigne ce ou celui qu’on adore et qu’on vénère, à qui on accorde sa confiance, qui anime et oriente son existence. Dans son Grand Catéchisme (1529), Luther écrit que la foi « fait » le Dieu. On objectera que Dieu est ou existe objectivement, sans les croyants. C’est juste ; cependant, en dehors de sa relation existentielle avec ses fidèles, il est l' « en soi - pour soi », l’Être Suprême, la Réalité dernière, le Grand Architecte de l'Univers, le Dessein intelligent, mais pas, à proprement parler, Dieu. De la même manière Pierre existe en dehors du lien que j’ai avec lui ; néanmoins, c’est l’amitié que je lui porte qui fait de Pierre un ami. De même, l’appellation « Dieu » renvoie au culte qu’on rend à quelque chose ou à quelqu’un, à l’importance qu’il prend et qu’on lui donne dans notre vie. En ce sens, on peut dire que Dieu a besoin des hommes non pas pour être, mais pour être Dieu. Dans un cours en février dernier au Collège de France, Thomas Römer a indiqué que dans la plupart des mythologies du Proche-Orient ancien, les dieux créent les hommes parce que sans eux, ils ne pourraient pas tenir leur rang ni accéder vraiment à la condition divine. Il leur faut des prêtres et des adorateurs, exactement comme avoir des élèves est nécessaire pour qu’on soit professeur, et qu’on n’est père ou mère que parce qu’on a des enfants. Si Dieu crée l’homme et lui fournit les moyens d’être homme, on peut aller jusqu’à dire, sans blasphème ni irrévérence, qu’à l’inverse, sous un certain angle, l’homme crée Dieu puisqu’il lui apporte non pas de quoi être, mais de quoi être Dieu et pas seulement un esprit planant sur les eaux, dans les ténèbres et au milieu du vide. Le chapitre premier de la Genèse commence ainsi : « aucommencement Dieu créa le ciel et la terre ». Si on suit l’ordre des mots en hébreu, on obtient : « au commencement créa Dieu ». Je vais solliciter de manière certainement abusive ce texte ; je n’en propose pas une exégèse ou un commentaire, je me lance dans une spéculation probablement insoutenable, néanmoins suggestive. Je remarque que Dieu est mentionné seulement après le verbe « créer », à la place non pas du sujet, mais de l’objet, au même rang ou au même niveau que « la terre et le ciel ». On pourrait en déduire que se créent en même temps et du même coup à la fois Dieu et le monde, le premier en tant que créateur le second en tant que créature, ce que montrera la suite du chapitre. Ils existent ensemble l’un par l’autre.

« Dieu, écrit Maître Eckhart, devient Dieu quand les créatures disent Dieu », ce qu’on peut rapprocher de cette phrase de Tillich au début de la section consacrée à « la réalité de Dieu » dans la deuxième partie de la Théologie Systématique : « il n’y a pas d’abord un être appelé Dieu et ensuite l’exigence que l’homme s’en préoccupe ultimement ; mais tout ce qui le préoccupe ultimement devient dieu pour lui ». On sait que Tillich répugne, même s’il le fait parfois, à qualifier Dieu d’absolu ; « absolu dans son sens littéral, note-t-il, signifie en effet sans relation » ; il préfère donc les termes d’inconditionnel ou d’ultime qui impliquent un lien, un rapport. Dieu n’est pas absolu, il n’est pas Dieu tout seul, sans ses créatures, sans ses fidèles. Il est « emmanuel », ce qui veut dire « Dieu avec », Dieu « compagnon », dira Whitehead. Quand on parle de l’alliance, de l’amour, on décrit l’être de Dieu, pas seulement sa manière d’être. En symétrie avec la phrase de la Théologie Systématique que je viens de citer, Tillich dans un petit texte qui date de la même année (1951-52) précise : quand Jean affirme que Dieu est amour, ne comprenons pas que Dieu est « d’abord quelque chose et qu’ensuite il a de l’amour, mais que Dieu est amour, que l’amour est sa nature même ». L’alliance, l’amour ne relèvent pas, si je puis dire, des relations externes de Dieu, mais constituent son essence la plus intime, sa réalité la plus profonde.

Il en résulte que dire Dieu, c’est nécessairement parler de l’homme (ou en tout cas des créatures dont l’être humain est le représentant), parce que Dieu n’est pas sans l’homme, pas plus que l’homme n’est sans Dieu. Tillich cite ici quelqu’un que personne ne soupçonnera de méconnaître la transcendance de Dieu et sa différence d’avec l’homme. Il s’agit de Calvin. Le premier chapitre de l’édition posthume (1560) de son Institution de la Religion chrétienne s’intitule : « Comment la connaissance de Dieu et de nous sont choses conjointes », et le Réformateur termine ce chapitre en écrivant qu’il y entre ces deux connaissances « une liaison mutuelle », que « l’une se rapporte à l’autre ». En fonction de quoi, Calvin s’oppose à toute tentative théologique de pénétrer le « secret de Dieu », autrement dit de parler de Dieu en dehors de sa relation avec l’homme.

Il faut cependant souligner, et la référence à Calvin me semble à cet égard significative, que même si l’indissociabilité du créateur et des créatures est fortement affirmée, nous ne sommes pas dans un système ou une logique de non dualité, pour reprendre une catégorie de la philosophie bouddhiste. Affirmer que Dieu et l’homme sont intrinsèquement conjoints ne signifie nullement qu’ils seraient identiques. S’ils s’impliquent mutuellement, il n’y a pas confusion du créateur et des créatures, leur réciprocité n’annule pas leur distinction. Autrement dit entre Dieu et l’homme, entre les discours qui parlent de l’un et ceux qui portent sur l’autre, il n’y a ni frontière hermétique, ni absence de frontière ; il y a une frontière poreuse qu’on ne cesse de traverser, tout en se rendant clairement compte et en ayant fortement conscience qu’elle existe et fonctionne. C’est pourquoi, l’image ou le symbole du transfrontalier définit bien la condition de la théologie.

La corrélation

Après l’objet de la théologie, examinons sa méthode qui est la corrélation. Dans l’Introduction de la Théologie Systématique, Tillich la définit ainsi : elle « explique les contenus de la foi chrétienne en mettant en interdépendance mutuelle les questions existentielles et les réponses théologiques ». Cette phrase m’évoque irrésistiblement les catéchismes classiques ou les livres style « boite à questions », très en vogue dans les années 50 et 60 dans les mouvements de jeunesse chrétiens et qui perdurent encore çà et là. Ils sont construits sur le schéma suivant : une interrogation formulée par un jeune ignorant désireux de s’instruire est suivie d’une explication par un adulte sage, savant et pieux qui prend en compte et qui éteint le questionnement en disant ce qu’il faut penser ou croire à propos du problème qui a été soulevé. On connaît bien les dérives de cette formule : elle conduit d’une part à apporter des réponses à des questions artificielles en ce sens que personne ne se les pose et d’autre part à laisser de côté les question réelles ou à en proposer des réponses rhétoriques et vides. C’est exactement ce qu’on constate aujourd’hui dans un autre domaine avec les notices de téléphones ou d’appareils ménagers : elles vous apprennent très bien comment résoudre des difficultés que vous ne rencontrez jamais et ignorent superbement celles avec lesquelles vous vous trouvez effectivement aux prises. Mais supposons que cela fonctionne bien, qu’il y ait une bonne correspondance. Elle signifierait qu’il y a d’un côté le domaine humain des inquiétudes et des incertitudes, de l’autre le domaine de la révélation avec des apaisements et des assurances. Le lecteur docile est invité à passer de l’un l’autre, à changer de domicile ou de zone, à sortir du champ vague des interrogations et à s’installer dans la demeure meublée des réponses. Il traverse bien une frontière, mais il n’est pas un transfrontalier, il ressemble plutôt à un migrant qui réussit tellement bien sa transplantation qu’il devient étranger à sa terre d’origine.

On a souvent compris ainsi, sur ce modèle, la corrélation. En fait, quand on lit attentivement les pages que Tillich lui consacre, on s’aperçoit vite qu’elle est beaucoup plus complexe et subtile que cela. Elle ne s’inscrit pas dans la dualité entre deux territoires, l’un vide, l’autre garni, et ne propose pas de déménager du désert des ignorances aux jardins des savoirs. Elle ressemble plutôt à une circulation incessante, à double sens, entre deux régions ambiguës. En modifiant légèrement une phrase qui termine le chapitre 6 de Religion biblique et recherche de la réalité ultime, on pourrait dire que dans la corrélation tillichienne, le questionnant à la fois n’a pas et a, tandis que le répondant en même temps a et n’a pas.

Voyons cela de plus près et commençons par le questionnement. Sa banalité nous cache ce qu’il a d’étonnant et de paradoxal. Il conjugue, en effet, un manque avec un avoir, un privation avec une possession, une ignorance avec une connaissance. Nous interrogeons parce que nous ne savons pas, nous demandons parce que nous n'avons pas, autrement il n'y aurait pas véritablement quête ou requête. Et pourtant, Heidegger le montre au début de L'être et le temps, questionner implique une précompréhension de ce qu’on quémande. Si nous n’en avions aucune notion, aucun pressentiment, aucune intuition, nous ne pourrions même pas songer à le solliciter. Nous le faisons parce que dans une petite mesure, de manière partielle, insuffisante et insatisfaisante, nous ne sommes pas totalement étrangers à ce que nous recherchons, nous n’en sommes pas entièrement dépourvus. Tillich souligne souvent et avec beaucoup force que l’interrogation ne fournit jamais la réponse ; on ne peut pas plus l’en tirer qu’on ne peut déduire de la réponse ce que doit être la question. Ce sont des choses différentes ; elles ne viennent pas du même lieu, du même côté de la frontière. Pourtant dans une certaine mesure et sous une forme partielle, la réponse, ou, en tout cas, une « idée » plus ou moins consciente de la réponse, précède en partie l’interrogation, l’habite et la suscite. La question naît d’un savoir in-su, d’un zeste d’avoir au sein du non avoir. L’insatisfaction qu’elle exprime vient d’une réalité qui s’offre ou s’approche furtivement et, en même temps, se dérobe, s’éclipse, se refuse. Une révélation voilée, muette et invisible, amorce la recherche d’un dévoilement, fait naître l’aspiration à une révélation claire, éveille l’attente d’une prédication explicite et audible qui, pour reprendre les termes dont se sert l’apôtre Paul à l’Aréopage, « annonce celui qu’on vénère sans le connaître ». Dans le manque ou l’absence de Dieu se cache une présence secrète qui conduit à s’interroger sur lui et à le désirer. Il est la source de la quête et pas seulement sa visée. Dieu est la présupposition de la question de Dieu. Le Christ de Pascal déclare « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé », reprenant une phrase de saint Bernard : « celui-là seul peut te chercher qui t’a déjà trouvé ».

À l’inverse, la parole cherchée et reçue, celle de la révélation divine, n'étanche ni n’assèche la demande ; elle la déplace, la dérive, la dévie et la relance. Elle fait rebondir le questionnement, elle suscite une nouvelle interrogation. Olivier Abel l’a très bien montré dans une relecture originale et pertinente de Le courage d’être. À l'inquiétude devant la mort, l’église ancienne répond par la promesse de la résurrection après le décès. Cette promesse conduit à se demander si et à quelle condition on aura accès à la vie éternelle ; elle introduit la perspective d’un jugement sur les comportements terrestres et d’une possible sanction. Elle engendre une nouvelle angoisse, celle de la culpabilité et de la damnation. Au 16ème siècle, la Réforme y répond par la proclamation de la justification gratuite. Cette prédication rend ce que nous sommes et faisons superflu, puisqu’inutile au salut, ce qui entraine une anxiété encore plus radicale : elle porte sur le sens dont nous dépossède la gratuité ; elle génère l'angoisse de l'absurde. Le christianisme social et les théologies de la libération y ont répondu par l'évangile du Royaume de Dieu qui nous décentre de notre propre sort, nous délivre du souci de notre moi et situe le sens non plus dans le salut personnel, mais dans l'histoire, dans le combat pour une humanité juste, fraternelle et pacifique. À son tour, cette réponse fait ou fera surgir de nouveaux problèmes. À des interrogations qui, tels certains feux de forêt, ne cessent de repartir ailleurs et autrement, il faut toujours élaborer les répliques à apporter, chaque réplique amorçant un nouveau problème. Cet engrenage de questions et de réponses ne peut que se poursuivre, parce que l'être humain se caractérise par l’infinitude et l’inachèvement et non par la plénitude et la clôture. Dans l’avoir de la réponse, se tapit un non avoir. La méthode de corrélation est « une tâche infinie », sans fin ou sans terme. Elle ne bâtit pas un édifice religieux à habiter, un immeuble de doctrines et de rites où se reposer. Elle anime et suscite un cheminement incessant. Sa route n’aboutit pas, après avoir franchi dans des étapes successives une ou plusieurs frontières, à un « terminus » où elle s'arrêterait après parce qu’elle aurait atteint ou trouvé une vérité absolue et définitive ; elle revient au poste frontière.

« Être humain, écrit Tillich dans l’Introduction de la Théologie Systématique, signifie s’interroger sur son propre être et sur sa propre vie sous l’impulsion des réponses données à ces questions. Et à l’inverse, être humain signifie recevoir des réponses à la question de son propre être et s’interroger sous l’impulsion des réponses ». Ce « sous l’impulsion » répété montre bien qu’il n’y a pas d’un côté les questions, de l’autre les réponses, que la théologie aurait pour mission de mettre face à face comme les boutons et les boutonnières d’une chemise. Questions et réponses dépendent les unes des autres, se déplacent, se modifient, se reconfigurent en fonction les unes des autres. Une réponse précède clandestinement toutes les interrogations, les met secrètement en route, tandis que les questionnements, loin de se dissiper, viennent, souvent sous des visages différents, relancer les réponses, les font rebondir, obligent à les reformuler voire à les réaménager. Dans chaque territoire, l’autre est présent et actif. Ils interfèrent et échangent constamment, sans jamais se confondre ni s’unifier. La méthode de corrélation correspond bien à une situation et une activité de transfrontalier.

L’anomalie de la frontière

J’ai souligné à plusieurs reprises que l’activité du transfrontalier ne supprimait pas la distinction des deux régions entre lesquelles il circule ; elle les relie, les entremêle sans toutefois les unifier. Comment ne pas s’interroger sur la légitimité de la ligne de démarcation ? Ne serait-il pas plus commode, ne vaudrait-il pas mieux qu’elle disparaisse, de même que la chute du mur de Berlin a permis à des transfrontaliers de devenir de simples résidents pour, semble-t-il, un plus grand bonheur ? Dans l’Europe d’aujourd’hui, les frontières tendant sinon à disparaître, du moins à perdre de leur importance (plus de formalités pour passer d’un pays à l’autre et monnaie unique.

Dans le § 12 de l’Introduction de la Théologie Systématique, Tillich mentionne un « point de non-séparation entre question et réponse » et précise immédiatement que ce point « n’est pas un moment dans temps » ; « il appartient à l’être essentiel de l’homme ». La frontière relève bien d’une anomalie, elle découle directement du décalage entre l’essence et l’existence, autrement dit, de l’état d’aliénation où nous nous trouvons. Elle vient de ce que le monde en général et les êtres humains en particuliers ne sont pas ce qu’ils devraient être.

Cette anomalie affecte l’ensemble du religieux conçu comme une « fonction spéciale de la vie spirituelle de l’homme », alors qu’il devrait être « la dimension en profondeur de toutes ses fonctions ». Des activités pieuses ou dévotionnelles (comme prier) séparées d’occupations profanes (comme travailler) témoignent du désaxement dont souffre l’humanité. Nous aménageons des temps de fêtes et de célébrations à cause de notre incapacité à vivre tous les jours en présence et en fonction de Dieu. Nous construisons des sanctuaires parce que nos maisons, nos cités et nos campagnes, ne sont pas la demeure de Dieu, le lieu où nous le rencontrons. D’après l’Apocalypse dans la Jérusalem sainte, symbole du Royaume, il n’y a pas de temple. Si nous prenions tous nos repas en communion avec Dieu, le sacrement de la Cène (ou « eucharistie ») n’aurait aucune raison d’être. Durant nos cultes, la confession des péchés (au sens de séparation d’avec Dieu) est au fond une redondance superflue ; le seul fait de devoir mettre un moment à part, dans un édifice spécial, témoigne de notre péché, de la coupure de notre vie quotidienne d’avec Dieu. L’écart entre notre réalité et notre vérité entraine la mise en place d’organisations, de lieux, de calendriers et de rites religieux distincts. Si Dieu était « tout en tous », comme, selon l’apôtre Paul, il le sera dans le Royaume, nous n’en aurions pas besoin pour vivre notre relation avec lui. Quand la théologie devient une discipline universitaire spécifique, bien définie et délimitée, séparée par des frontières soigneusement tracées des autres branches du savoir et de la réflexion, elle se dénature. Elle n’a pas pour vocation de constituer un département à côté des autres, mais d’être la dimension en profondeur des tous les départements.

Il ne sert à rien de déplorer cette situation et il serait insensé de vouloir la supprimer (ce serait oublier notre aliénation). Il nous faut avoir conscience de son ambiguïté, en prendre acte et l’assumer. « Elle est à la fois constructive et destructrice ». D’un côté, la théologie comme spécialisation exprime, concrétise, entretient la conscience et le souci de Dieu dans le domaine de la pensée, l’empêche de se diluer et de s’évaporer, ce qui fait « sa gloire ». De l’autre, et là réside « sa honte », elle trahit son essence et sa vocation en se cantonnant dans un secteur à part. Elle ne peut ni supprimer sa particularité, ni s’en satisfaire et y consentir. D’où sa condition transfrontalière qui associe maintien et transgression de la frontière.

André Gounelle
Colloque de l’Association Paul Tillich d’expression française
Paris, 2013

feuille

 

André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot