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Espérance

 

Dans le Porche du Mystère de la deuxième vertu, qui date de 1911, Charles Péguy compare la foi, l'espérance et l'amour, les trois vertus théologales, à trois sœurs qui se donnent la main. L'espérance, dit-il, est la plus petite, elle passe presque inaperçue entre ses deux grandes sœurs, si belles, si resplendissantes, si vives. Pourtant, dit le poète, en réalité c'est la petite fille espérance qui les entraîne, les fait marcher et progresser. Sans elle, les deux grandes sœurs perdraient leur élan, leur éclat, et leur dynamisme. Dans un livre publié en 1964 et intitulé Théologie de l'espérance, le théologien allemand Jürgen Moltmann souligne l’importance non pas d’une théologie qui traite de l'espérance, mais d’une théologie que l'espérance anime et conduit, qui considère toutes choses de son point de vue.

En m'inspirant plus d'Albert Schweitzer, et des théologiens du Process que de Péguy et Moltmann, je vais essayer de dégager quelques caractéristiques de l'espérance J'aborderai successivement cinq points : premièrement la sagesse comme disqualification de l'espérance, deuxièmement la spiritualité sectaire qui la rejette, troisièmement l'eschatologie source d'espérance, quatrièmement l'avenir et le futur, et enfin la déception nécessaire et bienheureuse.

Mon propos part d'un thème qu'esquisse à plusieurs reprises, sans vraiment le développer Albert Schweitzer (en particulier, il le suggère dans quelques lignes de l'admirable petit livre Les religions mondiales et le christianisme, que viennent de publier les éditions van Dieren). En parcourant différentes cultures, celles de l'Occident, celles de l'Inde et celles de l'Afrique, en examinant leurs philosophies et leurs spiritualités, le célèbre docteur y distingue deux grands courants qui les traversent toutes. Sous quantité de formes diverses, on y rencontre deux manières principales de comprendre le monde, deux attitudes élémentaires envers l'existence. En me servant de mes mots et non de ceux de Schweitzer, je qualifierai la première de sagesse et la deuxième de secte (au sens non péjoratif que donne Troeltsch à ce mot). Schweitzer montre que l'évangile ne se laisse classer ou ranger d'aucun des deux côtés, autrement dit, dans le vocabulaire que j'ai choisi, qu'on ne peut le considérer ni comme une sagesse ni comme une secte, et ceci précisément à cause de l'espérance qui l'habite, l'anime et qui s'exprime dans un message à caractère eschatologique. On sait Schweitzer a mis en valeur le dimension eschatologique du Nouveau Testament, fort négligée par les spécialistes de son époque, unanimement reconnue aujourd'hui. Je vais utiliser de manière libre et personnelle les analyses, à mon sens, extraordinairement fécondes, génialement pertinentes, de Schweitzer.

1. Les sagesses

Prenons le premier courant, que j’ai nommé « sagesse ». La notion de sagesse combine deux thèmes voisins : d'abord, celui de la sagacité ou de la perspicacité qui consiste à déchiffrer le secret des choses, à discerner la vérité qui se dissimule derrière leurs apparences; ensuite, celui du savoir, de la connaissance qui découvre l'harmonie profonde qui régit les êtres, et leur histoire. La sagesse associe l'intelligence ou le discernement théorique avec une attitude ou un comportement pratique. Le sage voit la réalité et l'accueille, s'y adapte; il ne la conteste pas, il ne lutte pas contre elle, il s'y conforme et s'y soumet.

Les philosophies et les spiritualités de la sagesse se fondent sur la conviction qu'une rationalité ou qu'une logique profonde domine et dirige le monde tel qu'il est, tel que nous le voyons et le vivons. Il manifeste la vérité ultime que nous avons à découvrir. Pour simplifier je parlerai de Dieu, puisque que c'est ainsi qu'on nomme dans la tradition méditerranéenne et occidentale la réalité suprême. Dieu, donc, a fait tout ce qui existe; l'ordre des choses correspond à sa volonté. Il commande et régente chacun des événements qui arrivent. Il fixe et détermine, sans aucune exception, ce qui se passe sur la terre. Il met en place les dirigeants qui nous gouvernent, il établit les organisations sociales, politiques, économiques qui nous administrent. Il détermine le déroulement de chaque vie et de celle de l'humanité en son ensemble. Rien ne se produit, rien n'existe que ce qu'il a décidé. Puisque tout vient de Dieu et dépend de lui, ces philosophies et ces spiritualités affirment la bonté et la justice foncière du monde qui exprime et reflète la volonté divine.

À cette manière de voir, s'oppose, bien évidemment, le constat du mal et de la souffrance qui sévissent abondamment sur notre terre. Les misères, les injustices qui s'abattent sur les hommes viennent contredire cette conception d'un monde harmonieux, heureux où il n'y aurait que du positif. Cette objection embarrasse les sagesses, et elles passent beaucoup de temps et font de gros efforts pour la réfuter. Elles disent que la volonté de Dieu est mystérieuse, incompréhensible; elle échappe à notre intelligence. Ici, intervient la foi, ou la religion, qui permet de dépasser les insuffisances de la vue, d'aller plus loin que là où conduit la connaissance. En effet, lorsque nous ne comprenons plus ce qui se passe, quand la logique du monde nous devient obscure, nous devons et nous pouvons croire, en dépit des faits, malgré notre expériences, que tout ce qui arrive est bien ou conduit à un bien. La piété, ainsi comprise, appelle donc le croyant à refouler ses questions, à étouffer les refus et les révoltes qui parfois montent en lui, à tout accepter, même le plus dur, comme venant de la main de Dieu et témoignant de son amour.

Si une telle foi comporte bien un espoir, celui qu'individuellement je parvienne à mieux comprendre la réalité, par contre elle bannit l'espérance qui repose, à ses yeux, sur l'illusion que la situation pourrait se modifier et s'améliorer. Les choses sont ce qu'elles doivent être : comme le dit ; dans le Candide de Voltaire, le docteur Pangloss, "tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles". Alors que la sagesse accepte la réalité et comprend le pourquoi de ce qui est, l'espérance traduit le désir déraisonnable d'un changement. Dans cette perspective, l’espérance a quelque chose de blasphématoire puisqu'elle ne se contente pas de ce que Dieu nous envoie. Elle dupe, elle égare, elle entretient insatisfaction et amertume. Les chimères qu'elle propose nous font manquer la vérité et le bonheur. Comme l'écrit Pascal : "Nous ne pensons presque jamais au présent ... ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais".

On rencontre ces enseignements d'une sagesse antinomique avec l'espérance dans la Chine ancienne, chez Lao-Tseu et Confucius, dans le monde gréco-latin chez les stoïciens et, plus près de nous, dans de nombreux courants de l'Islam. A travers les siècles, ils ont été adoptés par de nombreux chrétiens, qui n'ont pas vu l'originalité du message évangélique sur ce point.

2. Les sectes

Voyons maintenant la deuxième catégorie d'attitudes. Je les ai nommées "sectaires". Comme celle du mot "sagesse", l'étymologie de "secte" reste incertaine ou douteuse. Souvent (mais sans doute à tort), on fait dériver ce mot du verbe latin secare (au participe passé sectum), qui veut dire "couper", "trancher", "diviser". Le sectaire juge le monde négativement. Au lieu de l'accepter et de s'y adapter comme le sage, il le refuse, il s'en retire, et cherche ailleurs la vérité. À l'origine, et dans la langue classique, ce qualificatif n'a rien d'infamant, il ne comporte ni reproche, ni condamnation; il n'a pas les connotations négatives qu'on lui donne aujourd'hui. La démarche sectaire de rupture et de séparation peut être parfaitement honorable.

Les philosophies et spiritualités de type sectaire reposent sur une évaluation du monde radicalement opposée à celle des sagesses. Loin d'y voir l'émanation ou la conséquence de la volonté divine, elles le jugent mauvais, pervers, démoniaque. Elles reposent sur la conviction d'une totale incompatibilité, d'une contradiction radicale entre le domaine du matériel ou du charnel et celui du spirituel. Les occupations et les affaires terrestres leur paraissent viles, grossières, méprisables. Elles représentent un piège diabolique destiné à prendre et à perdre l'être humain. Les tâches et les soucis de la vie quotidienne l'envahissent et l'absorbent. Il devient prisonnier des ses besoins, de ses intérêts et de ses désirs. Il se laisse emporter par ses passions, dominer par ses ambitions. Il ne s'occupe que du pouvoir, de l'argent, du plaisir. Au milieu de tout cela, il perd de vue l'essentiel. Il oublie son âme, au lieu de s'envoler vers le ciel, elle s'alourdit et s'enlise dans les boues de l'ici-bas. Je me souviens, en classe de seconde, avoir appris par cœur, à grande peine (il fallait le réciter en grec) un texte de Platon qui développait ce thème et n'avoir pas osé demandé à mon professeur si l'exercice de mémoire qu'il m'imposait relevait d'une vile corporalité ou d'une noble spiritualité. J'avais en tout cas très envie vis-à-vis de la mémorisation de ce texte d'adopter une attitude sectaire de refus plutôt que de pratiquer la sagesse de l'acceptation.

Pour certains mouvements gnostiques, une divinité inférieure et mauvaise a créé la terre. Elle est l'œuvre d'un démon en révolte contre le Dieu suprême, contre le Dieu de la lumière et de la vie. Elle appartient, par conséquent, au royaume des ténèbres et de la mort. Elle cache la vérité et l'être. Entre Dieu et le monde, il y a disjonction, antagonisme, antinomie. Il faut choisir. Aimer et servir l'un signifie détester et rejeter l'autre. On invite le croyant à sortir du monde : des pratiques ascétiques, la contemplation mystique, les techniques de la vie monacale, parfois le suicide individuel et collectif, on en a eu des exemples récents, lui permettent de s'en évader. La foi n'attend rien de l'histoire, elle n'a pas d'espérance pour le monde. Rien ne peut le transformer, il est irrémédiablement mauvais, et ne peut que s'empirer. S'il y a bien croyance en un autre monde et espoir d'y parvenir individuellement ou avec un petit groupe, par contre il n'y a pas d'espérance en un monde autre. Une telle espérance détournerait de rompre les liens. Elle serait donc nocive et blasphématoire, puisqu'elle favoriserait un attachement à ce qui est intrinsèquement mauvais et démoniaque, puisqu'elle conduirait à pactiser avec l'adversaire ou l'ennemi de Dieu.

Cette seconde attitude se rencontre dans certaines écoles platoniciennes ou gnostiques de l'Antiquité, dans le brahmanisme et le bouddhisme. Bien des chrétiens en ont éprouvé la séduction et l'ont adoptée.

3. L'eschatologie

Voilà donc les deux grandes tendances que l'on trouve partout, les deux principales attitudes qui traversent toutes les cultures et toutes les religions. La première voit dans le monde une réalité divine, au sens de venant de Dieu, et en conclut que la foi demande qu'on l'accepte et qu'on s'y conforme. La seconde affirme le caractère diabolique du monde, son opposition avec Dieu, et estime que le croyant doit s'efforcer d'en sortir, de lui échapper. Dans un cas comme dans l'autre, la foi ne comporte aucune espérance pour le monde, même si elle aménage une place pour un espoir individuel.

Pour Schweitzer, l'originalité de la prédication des prophètes et surtout de celle de Jésus consiste à introduire dans ce dilemme la perspective eschatologique d'un devenir du monde qui vient le brouiller. La religion biblique ne se laisse ranger dans aucune des deux catégories que je viens d'indiquer. Elle n'enseigne pas la bonté foncière du monde, comme la sagesse; au contraire, bien souvent elle le met en accusation, et n'a aucune indulgence pour ce qu'il a d'horrible. À l'inverse, à la différence de la secte, elle ne le juge pas, intrinsèquement pervers et irrécupérable. Elle nous annonce que Dieu agit pour le changer. Comme le dit l'Apocalypse, reprenant un texte d'Esaïe, Dieu est celui qui fait toutes choses nouvelles. À la logique figée et statique d'une réalité stable, immuable, qui est ce qu'elle est, la Bible substitue la vision dynamique d'un mouvement, d'un process, pour reprendre un terme anglais qui n'a pas d'équivalent exact en français et qui désigne ce qui est en train de se faire, ce qui est en cours de formation et d'évolution. John Cobb, l'un des principaux théologiens du Process, ne cesse d'insister sur l'activité du Dieu biblique, contre l'idée d'un Dieu toujours identique à lui-même, figé dans une éternité intemporelle, idée qu'on rencontre souvent en philosophie. Dieu, à chaque instant, crée, il fait surgir du nouveau, il pousse les choses et les gens à bouger, à évoluer, à devenir différents, à se comporter autrement. Comme au début de la Genèse, il veut faire surgir du chaos ou du tohu-bohu existant un cosmos, un monde bien ordonné, équilibré, pacifique et harmonieux. Il se heurte à des obstacles, souvent on ne le suit pas et on ne lui obéit pas, on le bafoue, et il essuie des défaites; il connaît aussi des succès, opère des avancées (l'évangile en représente une). Dès que le cosmos l'emporte quelque part, le chaos tente de regagner le terrain perdu; jusque dans les églises, on voit, parfois douloureusement, la tension entre une communauté fraternelle et des affrontements fratricides. Travailleur et lutteur infatigable, Dieu ne se décourage pas; il continue son entreprise, et, comme le souligne souvent Wilfred Monod, soucieux de joindre le spirituel et le social, il la poursuit avec nous, par notre moyen en nous mobilisant contre le désordre et l'horreur en nous et autour de nous.

Ainsi compris, Dieu ne légitime ni ne rejette le monde tel qu'il est; il travaille à le changer. Il œuvre en chaque être, humain ou non humain, pour faire surgir une réalité nouvelle. La foi évangélique ne se soumet pas au monde tel qu'il est; elle ne s'évade pas dans un au delà. Elle discerne l'action de Dieu, elle y participe, elle s'engage à son service pour un monde meilleur.

Ici, on peut vraiment parler d'espérance. L'espérance sait bien que les choses ne vont pas comme elles le devraient et elle sait que ce monde ne reflète pas fidèlement l'amour et la volonté divine. Le mal sous toutes ses formes y est présent et puissant. Le monde a vraiment besoin d'être transformé et la foi ne peut pas s'en satisfaire. Aussi, la Bible ne nous demande pas de l'accepter tel qu'il est, comme le font les spiritualités et les philosophies que j'ai rangées dans la catégorie "sagesse". Schweitzer note justement que la foi comporte une dimension de pessimisme, en ce sens qu'elle ne cache pas le pire ; elle le voit, le souligne et le dénonce. Pourtant, malgré cette lucidité sans complaisance, l'espérance ne se détourne pas du monde, elle ne le méprise pas, ne le condamne pas ni ne s'en désintéresse, comme le préconisent les philosophies et spiritualités de type sectaire. Car Dieu y agit, s'efforce de le prendre en main, de le remodeler et de le conduire au salut. L'évangile annonce que Dieu aime et accepte le monde, les humains tels qu'ils sont, mais qu'il les aime et les accepte pour qu'ils deviennent autres, pour en faire une nouvelle création et une nouvelle créature, selon un thème fort de l'Ancien comme du Nouveau Testament. La foi biblique fait naître en nous une espérance active, celle que Schweitzer met en application quand il s'efforce de respecter (il vaudrait mieux dire de "servir") la vie. Le croyant se tourne vers l'avenir que Dieu prépare. Il se sait pris dans un mouvement, emporté par un torrent (image utilisée par Schweitzer), inséré dans un dynamisme créateur (le livre que j'ai écrit sur la théologie du Process s'intitule "le dynamisme créateur de Dieu"). Schweitzer souligne souvent qu'à un pessimisme réaliste, la foi joint un optimisme mobilisateur. Ces deux éléments conjoints font qu'il y une espérance véritable qui évite aussi bien l'illusion que le découragement.

J'ai signalé que les deux premières attitudes, bien qu'à mon sens peu fidèles au message biblique, se trouvent chez des chrétiens; à bien des égards, le christianisme est l'histoire des contresens qu'on a fait sur l'évangile. La troisième attitude, même si elle me paraît profondément fidèle au message évangélique, se rencontre aussi ailleurs et hors du christianisme. Nous n'avons pas le monopole de l'espérance. Il ne faut, d'ailleurs, pas exagérer les différences entre les religions; chacune d'elle est traversée par des courants divers qui présentent souvent, au delà des frontières admises, des parentés profondes; j'ai des frères et des compagnons dans la foi parmi de non-chrétiens et il y a des coreligionnaires dont je me sens beaucoup plus loin. La question de la spécificité du christianisme, de ce qui nous distingue des autres me préoccupe peu. Je m'intéresse beaucoup plus à celle de l'authenticité et de la perspicacité spirituelles chez les autres comme chez nous.

4. L'avenir et le futur

Ce quatrième point entend souligner une caractéristique de l'espérance authentique, chrétienne ou non, qui me semble importante. Espérer signifie attendre quelque chose qui va se produire, se tourner vers ce qui va arriver, regarder à demain. Or, pour parler de ce qui n'appartient ni au présent ni au passé, de ce qui se situe devant nous dans le temps, nous disposons en français de deux termes différents : futur et avenir. En général, nous assimilons ces deux mots, nous les considérons comme totalement synonymes et les employons indifféremment l'un pour l'autre, comme s'ils avaient exactement le même sens. Je crois que nous avons tort, et qu'il importe de les distinguer.

Futur vient du latin futurus, une forme du verbe être. Le futur représente une modalité de l'être, celle de son évolution naturelle et du développement des potentialités qu'il comporte. Il s'agit de ce qui suit, continue, prolonge le présent et en découle. La science conjecturale et approximative qu'on appelle la futurologie tente, avec des succès divers, de déduire le futur à partir d'une analyse de la réalité actuelle. Le futur, même s'il ne reproduit jamais exactement ce qui le précède, n'apporte pas vraiment du différent. Il déploie les conséquences de ce qui existe. Ainsi, la météorologie, d'après la nature des nuages, la direction des vents, les températures à un moment donné, peut faire des prévisions sur le temps qu'il fera vingt-quatre ou quarante huit heures plus tard. La fleur donne normalement un fruit, de même qu'un enfant grandit et devient adulte. Le présent contient des germes qui conduisent normalement à un futur. Ce qui existe aujourd'hui conditionne en partie ce qui arrivera demain. Le futur désigne donc ce qui sort du présent, ce qui en est la suite discernable.

Avenir, du latin adventus, désigne ce qui vient vers nous, ce qui nous arrive de l'extérieur. À côté du futur, réalisation des virtualités contenues en germe dans l'être actuel, se produisent des événements inattendus, surprenants, qui viennent troubler en bien ou en mal, le déroulement normal des choses. L'avenir surprend, déjoue calculs et prévisions, fait surgir du nouveau et du différent. Il ouvre des possibilités qui n'existaient pas auparavant et en ferme d'autres que l'on pouvait juger probables. Je peux demain faire une rencontre inopinée qui va changer le cours de ma vie, ou un événement que rien n'annonçait peut venir modifier ma situation. Cela relève de l'avenir que j'ignore, que je ne peux pas deviner, ni maîtriser, que personne ne peut prédire. Pour prendre un exemple, un bébé du tiers monde qui naît aujourd'hui a, hélas, une probabilité de vie très courte et a toutes les chances de mener une vie de dénuement et misère extrêmes. Si une famille occidentale l'adopte, voilà que brusquement un événement vient lui ouvrir une existence et des possibilités autres. Autre exemple, quand en 1859, Henri Dunant, sur le champ de bataille de Solférino, où il s'était rendu pour régler des affaires financières, découvre la souffrance et l'abandon des soldats blessés, sa vie bascule. Il abandonne ses entreprises, et crée la Croix Rouge. Un concours de circonstances, qui pour un autre aurait été insignifiant, le conduit à une activité humanitaire qu'il n'avait jamais imaginé de mener et à laquelle personne n'avait jamais songé. L'avenir ne découle pas du présent comme le futur, il vient déjouer le cours normal des choses, lui donner une orientation autre. L'avenir, c'est ce qu'il y a d'imprévisible dans ce qui arrivera demain.

Lorsqu'on parle de cette irruption de l'inattendu, on pense le plus souvent à l'accident heureux ou malheureux qui vient bouleverser une existence. Il ne faut, toutefois, pas oublier l'action humaine qui joue un rôle non négligeable. En refusant d'accepter, de laisser faire, de subir, de se résigner, on change peu ou prou le cours normal des événements. L'exemple de Dunant, que je citais à l'instant, le montre bien. La volonté, l'intelligence et la persévérance arrivent à transformer les choses, même si elles n'y parviennent que fragmentairement et insuffisamment. L'avenir ne se borne pas à ce qui nous arrive, il naît aussi ce que nous faisons du présent, alors que le futur apparaît comme ce que le présent fait de nous.

J'ai signalé que dans les sagesses et les sectes, il y avait un certain espoir : espoir que je parvienne à discerner la raison profonde des choses, la vérité ultime du monde pour la sagesse; du côté des sectes, espoir que l'élément spirituel de ma nature se délivre du matériel, domine le charnel, trouve son épanouissement dans un monde autre. Dans les deux cas, tout se fonde sur ce que je suis et ce que je saurais faire. L'espoir se situe dans la logique du futur; alors que l'espérance authentique s'inscrit, au contraire, dans la perspective de l'avenir. Elle ne compte pas ou ne compte pas seulement sur un déploiement heureux de nos possibilités et des virtualités du monde. Elle attend, en ayant conscience à la fois d'en bénéficier et d'être appelée à y participer, une action créatrice de Dieu qui fasse surgir du nouveau, qui transforme notre vie et celle du monde. Pour moi, pour chacun de vous, le futur, c'est la mort; tout vivant a pour destinée de disparaître un jour. La vie éternelle dont parle le Nouveau Testament relève au contraire de l'avenir, raison pour laquelle, comme j'ai essayé de le montrer dans un de mes livres, on ne peut pas se la représenter, car toute représentation se fait, comme le mot l'indique, à partir et en fonction du présent. S'il importe de les distinguer, par contre on se tromperait si on opposait radicalement ou si on séparait totalement futur et avenir. Ils se mélangent, se combinent, s'associent. Il me semble que la formule la plus juste serait de dire que l'espérance authentique, c'est que l'avenir vienne nous ouvrir un autre futur.

5. La déception

J'espère que vous ne trouverez pas que je fais preuve d'un pessimisme exagéré, que ne modérerait ni n'équilibrerait un optimisme confiant, en consacrant mon dernier point à la déception. En général, on la considère comme l'échec ou la faillite de l'espérance. Pourtant, l'exaucement tue l'espérance. Quand tout est donné, réalisé, effectué, pleinement réussi, il n'y a plus rien à attendre, ni à entreprendre. Repue, l'existence devient végétative ou sommeillante. La béatitude éternelle des bienheureux doit quelque fois leur peser. L'image traditionnelle du paradis n'a rien de très réjouissant et, au dessus de la porte qui y donne accès, Dante aurait pu inscrire tout aussi justement que sur celle de l'enfer : "vous qui entrez ici, perdez toute espérance". Avec beaucoup de pénétration, le sociologue Jean Servier, qui a vécu d'étranges aventures durant la guerre d'Algérie, a montré que les diverses utopies, ces mondes parfaits imaginés et décrits dans des livres fascinants par des penseurs et des écrivains inventifs, ressemblaient étrangement à des camps de concentration. Ce à quoi on aspire deviendrait infernal si on parvenait à le réaliser. L'être humain a besoin du manque pour demeurer humain. La plénitude, la saturation, l'accomplissement font mourir la conscience, la pensée, la foi, l'amour et la vie, tout ce qui nous constitue. Espérance et inachèvement vont de pair. Paradoxalement, on peut soutenir que l'espérance réalisée conduit au désespoir tandis que la déconvenue maintient vivante et active l'espérance. Il existe, certes, et je ne songe nullement à le nier, des déceptions cruelles, malencontreuses et déplorables. Mais il y a aussi, une déception nécessaire et heureuse ou bénéfique.

Deux analyses devenues classiques me semblent mettre en lumière l'importance motrice de l'inaccompli dans la pensée biblique et dans ce que l'on pourrait appeler l'histoire de la foi.

La première porte sur le vocabulaire que le Nouveau Testament utilise pour parler de la temporalité. Parmi les différents termes qu'il emploie, l'un d'eux a beaucoup d'importance et comporte une grande richesse de sens. Il s'agit du mot kairos, qui veut dire "moment favorable", "occasion propice". Ce terme s'applique à des moments intenses, à des instants décisifs où se passent des événements essentiels, où des possibilités nouvelles surgissent, où l'avenir l'emporte sur le futur. Comme le remarque justement P. Tillich, dans l'histoire du monde et dans celle de chacun de nous, alternent des temps de déterminisme et des instants d'ouverture. Il y a des moments où les choses suivent leur cours, où dominent des forces, des logiques ou des contraintes qui ne nous laissent que de minuscules marge de manœuvre, où l'histoire piétine ou suit des rails. Et puis, il y a des heures de jaillissement où au contraire des orientations s'offrent à nous, où le bonheur frappe à notre porte, où la chance nous sourit, où la grâce nous atteint. Ce sont ces heures que désigne le mot de kairos.

L'évangile de Marc (1/15) raconte que lorsque Jésus commence à prêcher, il déclare : "le kairos est accompli, le Royaume de Dieu s'est approché", une formulation très intéressante. Pour Jésus, le kairos est là, il est arrivé, il a surgi, il s'est produit. Toutefois ce kairos ne se définit pas par une plénitude, une totalité, une perfection. Le Royaume de Dieu ne s'installe pas, il ne submerge pas tout, il ne se réalise pas totalement. Il s'est approché, autrement dit en même temps, il est là et il n'est pas là. Même avec la venue du Christ, le kairos par excellence, le plus grand de tous, il demeure de l'inaccompli, ce qui explique que la vie continue, ne s'arrête pas et que l'espérance, alors même qu'elle reçoit l'exaucement suprême, se poursuit sous la forme de l'attente apocalyptique d'une fin des temps, qui dans la perspective biblique n'est pas un achèvement, mais le commencement d'une nouvelle période, d'un nouveau monde.

La deuxième analyse concerne la promesse et ses rebondissements. À Abraham, Dieu promet une descendance et une terre. Avec l'achat d'un champ et la naissance d'Isaac, cette promesse reçoit une première réalisation. Très vite, les auteurs bibliques la jugent insatisfaisante ; ils voient dans la formation du peuple d'Israël et son installation en Palestine le véritable accomplissement de la promesse. Là aussi, on éprouve une déception, d'où l'attente de la venue d'un messie et du Royaume de Dieu. Moltmann parle d'un surplus de la promesse qui dépasse et déborde chacune de ses concrétisations successives, ce qui fait qu'elle ne s'épuise pas ni ne s'éteint. Je dirais plutôt qu'il y a toujours un déficit de la réalisation et donc une déception, mais qu'elle me paraît doublement nécessaire et positive.

Premièrement, parce qu'elle empêche d'absolutiser, et d'idolâtrer l'une des concrétisations de la promesse, l'un des kairos, de considérer que s'y manifeste la plénitude de la divinité. Toutes les réalisations sont partielles, relatives, ce qui empêche la sacralisation d'un moment de l'histoire et interdit tout fanatisme religieux. Même les grandes heures d'Israël, même l'Église primitive, même la Réforme sont insuffisantes et critiquables.

Deuxièmement, la déception pousse à reprendre la promesse, à l’approfondir, à développer une religion qui ne se contente pas de raconter un passé et de célébrer les grands jours d'autrefois, mais qui a conscience de ses insuffisances et de ses manquements et qui se tourne vers l'avant, s'efforce d'aller plus loin. La satisfaction n'engendre pas une foi vivante et dynamique, puisqu'on estime que tout est donné. Le découragement qui pense qu'il n'y a rien à faire ni à attendre ne vaut pas mieux. Entre les deux se situe la déception positive, féconde, qui empêche de s'arrêter, qui entraîne plus loin.

Dans son livre Au delà de l'identité, Pierre-Yves Ruff écrit : "Ce qui nous constitue se dérobe à nous. L'essentiel nous échappera toujours. Nous pouvons l'accepter avec joie, comme un risque bénéfique". L'existence, en effet, n'arrive jamais à la perfection; si elle y parvenait, elle serait finie, autrement dit morte ; elle deviendrait un objet inerte et cesserait d'être projet, élan, mouvement, parcours. La déception peut se vivre comme un destin malheureux, une sorte de condamnation qui pèserait sur nous et nous empêcherait de parvenir à notre identité, d'être vraiment, authentiquement et pleinement nous-mêmes. On peut au contraire y voir le signe, la marque d'une humanité authentique, car l'humain se caractérise par son incomplétude, son inachèvement, par une espérance toujours déçue et une déception toujours espérante. J’ajoute que le Dieu biblique, dont l'être humain est l'image, me paraît être aussi un Dieu en route, en marche, non pas un Dieu parfait, tout-puissant, omniscient, mais un Dieu qui espère, malgré toutes les déceptions que les humains lui infligent, malgré ses échecs, un Dieu qui ne cesse d'attendre que nous lui répondions positivement, que nous marchions avec lui, un Dieu qui travaille toujours pour que les choses avancent.

*  *  *

Un mot très bref pour terminer. Après ce que j'ai dit de la déception, me voilà bien obligé de souhaiter que mes propos vous aient déçus, qu'ils vous laissent insatisfaits, car c'est à cette condition que je peux en espérer une fécondité pour vous et pour moi. Mais sur ce point, je ne me fais pas trop de soucis, car je connais bien mes défauts et mes manques.

André Gounelle
Théolib, n° 11, 2000

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot