signature

Recherche sur AndreGounelle.fr :

Loading


Accueil > Vie croyante

 

Que signifie la croix ?

 

« Scandale et folie », c’est ainsi que Paul qualifie la croix (1 Co 1, 23). Pour les disciples de Jésus, elle a été d’abord un choc et une énigme. Plus de vingt siècles après, nous continuons à réfléchir et à nous interroger à son propos. Comment la comprendre et l’expliquer ? À cette question, on peut repérer trois grandes réponses.

Un sacrifice

La première voit dans la Croix un sacrifice expiatoire et substitutif offert à Dieu au profit des êtres humains. Jésus donne sa vie en réparation pour leurs péchés et ainsi il les efface. Il subit le châtiment qu’ils ont mérité et du coup les en dispense. Il paie leur dette de sorte qu’ils n’ont plus à s’en acquitter. Sa prière à Gethsémané montre que Jésus a accepté de se sacrifier, bien qu’il lui en coûte. À proprement parler, on ne lui ôte pas la vie, il choisit de la perdre pour nous sauver (Jn 16, 17).

Quand elle parle de la mort de Jésus, l’épître aux Hébreux (ch. 7-10) utilise les rites d’expiation du judaïsme. Pour se présenter devant Dieu et obtenir de lui le pardon de leurs fautes, les fidèles devaient lui sacrifier un agneau sans tache. Jésus prend la place de l’agneau, remplit le même rôle et, dans un sacrifice exceptionnel où il est à la fois prêtre et victime, il s’immole lui-même. Ce faisant, il nous purifie et nous sanctifie.

Cette interprétation de la croix du Christ dominait dans les catéchismes et prédications de naguère ; elle imprègne de nombreux cantiques. Aujourd’hui, elle passe mal. Elle s’inscrit dans des logiques sacrificielles et juridiques qui nous sont devenues complètement étrangères et nous paraissent odieuses. Nous ne voyons pas en quoi le sang pourrait nous purifier ni pourquoi Dieu aurait besoin qu’on lui sacrifie une vie pour pardonner. Il nous paraît scandaleux, et pas du tout conforme à la justice, que l’innocent soit puni à la place des coupables. En fait, il s’agit d’images et de paraboles qui ont eu de l’impact autrefois; par contre elles ne conviennent plus du tout à notre époque. Elles ont eu souvent pour effet de susciter une grande compassion pour Jésus accompagnée d’une sourde répugnance voire d’une vive hostilité envers Dieu (Vigny, Baudelaire et Nerval, entre autres, expriment de tels sentiments). En les utilisant, les auteurs du Nouveau Testament et les théologiens du Moyen Age parlaient le langage de leur temps ; en les reprenant, nous tenons un discours que plus personne ne comprend et qui, loin d’attirer vers l’évangile, en écarte.

Dieu partage les détresses humaines

La deuxième réponse met l’accent sur l’abaissement de Dieu, en qui elle voit le thème majeur du Nouveau Testament. Dieu ne reste pas dans la splendeur du ciel, il renonce à sa majesté pour descendre parmi les humains, d’abord en se liant étroitement avec un peuple sans gloire (pas avec un des grands empires du monde méditerranéen) et, ensuite, en venant en la personne d’un modeste charpentier (plutôt que dans celle d’un roi ou d’un Empereur). En se solidarisant avec les miséreux, il disqualifie la richesse et la puissance, ce que souligne le cantique de Marie (Lc, 1,46-54). Comme l’écrit Paul (2 Cor 12, 9) sa force « s’accomplit dans la faiblesse ».

Renversant les attentes de ses contemporains, Jésus est un messie humble. Il exerce un ministère sans éclat, dans la pauvreté et l’obscurité (voir Es 53). Il vit à une époque où Israël ne compte guère et n’a pas grand poids. Il est galiléen, donc un juif de seconde zone. Il ne fait pas partie des gens supérieurs ou éminents. Même dans le domaine de la religion, ses écarts et transgressions l’éloignent de l’élite (Mt 9, 14 ; 12, 2).

Jésus n’a pas cherché à dominer. Il s’est fait le serviteur de tous, allant jusqu’à laver les pieds de ses disciples. Dans ce mouvement vers le bas, la croix représente l’étape ultime (Ph 2, 5-8). Jésus y subit le sort des esclaves révoltés. À Golgotha, il va jusqu’au bout en devenant un exclu et un maudit. Il touche le fond de l’abîme et connaît la pire des détresses.

À la condamnation et aux souffrances du Vendredi saint succède la glorification de Pâques. En ressuscitant Jésus, Dieu l’élève souverainement et lui donne « le nom qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2, 9). Cette élévation ne contredit pas ni ne supprime l’abaissement qui l’a précédée. Au contraire, elle le maintient (le ressuscité porte les marques des clous et des blessures du crucifié), le confirme (le ressuscité se manifeste discrètement) et en dévoile le sens profond. À sa lumière, nous découvrons que la véritable grandeur est le service, que le Roi est cet esclave crucifié et que la puissance de Dieu consiste à se rendre vulnérable. Ce paradoxe se situe au cœur même de l’évangile : en Dieu, les opposés (gloire et humilité, force et faiblesse, élévation et abaissement) coïncident et se confondent.

Ce thème est aujourd’hui plus parlant que le précédent. Il comporte un danger : celui de verser dans un dolorisme qui valoriserait la souffrance et la pauvreté. Quand on le développe, il importe de souligner que si Jésus partage le sort des misérables, ce n’est pas pour exalter leur misère mais pour les en délivrer, ce que montre la Résurrection.

Un échec historique

Aux deux réponses précédentes, on reproche parfois, non sans motifs, de faire de la métaphysique : elles substituent un « vendredi saint spéculatif » au drame historique. La croix traduirait dans le monde terrestre des actes ou des vérités célestes. Pour la première réponse, elle se situe à l’intérieur de la divinité, entre le Père et le Fils ; elle permet, tant bien que mal, d’allier la justice avec le salut et d’accorder la majesté et la miséricorde divines. La deuxième réponse y voit le moment essentiel du mouvement de Dieu qui abandonne sa souveraineté pour se solidariser avec les plus démunis dans un itinéraire qui le conduit depuis son trône jusqu’aux enfers.

N’oublie-t-on pas avec ces interprétations que la croix est tout simplement un événement historique qui s’explique par des facteurs politiques, sociaux, humains ? Ne faut-il pas la « démythologiser » et la ramener sur terre, sans lui enlever sa dimension religieuse et théologique ?

Dans cette perspective, beaucoup de théologiens anciens et contemporains ont proposé une troisième réponse (un chapitre de mon livre Parler du christ l’expose et l’argumente plus longuement que je ne peux le faire ici). Elle voit avant tout dans la croix un échec et une défaite de Dieu, un événement qu’il n’a pas voulu, mais subi. Elle n’entrait nullement dans son dessein, ses projets ou calculs. Dieu espérait que les humains écouteraient la prédication évangélique, la suivraient et se convertiraient. Son attente a été cruellement déçue. La condamnation et l’exécution de Jésus signifient le refus de son message et le rejet de sa personne. Loin de s’inscrire dans le plan de Dieu, la croix représente pour lui un terrible revers. Le soir du Vendredi saint, il est un vaincu. Mais il n’accepte pas cette défaite ; il ne renonce pas. Il riposte de manière surprenante et inattendue en ressuscitant Jésus. Que Dieu n’abandonne pas les humains après ce qu’ils ont fait à Jésus, qu’il ait su surmonter une situation aussi désespérée que celle de Golgotha, voilà qui nous donne l’assurance que son amour ne cessera jamais et saura toujours triompher.

Bien que la première me paraisse difficilement soutenable, je ne préconise nullement d’adopter une de ces réponses et de rejeter les autres. Il n’y a jamais une seule compréhension possible et une unique interprétation légitime de l’évangile. Même si ce n’est pas facile en catéchèse, il importe de donner le plus possible aux enfants le sens du pluralisme; la vérité évangélique s’exprime dans une diversité de formulations et de conceptions.

André Gounelle
Point KT, mars 2004

 

feuille

 

André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot