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Eschatologie

 

"Eschatologie" signifie ce qui arrive à la fin, ce qui achève et termine, ce qui se situe à l'aboutissement, ce qui conclut et clôt. Ce cours aura deux grandes parties. La première esquissera un bref historique de la manière dont depuis un siècle et demi a surgi et a évolué le problème de l'eschatologie. La seconde partie exposera les différentes manières de comprendre l'eschatologie, les diverses interprétations qu'on en trouve chez des théologiens contemporains.

1. Historique de la question eschatologique

1. Définition

Le mot "eschatologie" est apparu récemment dans la langue théologique, et il s'agit d'un terme typiquement universitaire. La Bible et la tradition ancienne aussi bien catholique que protestante l'ignorent. Il semble qu'il ait été forgé seulement au dix-neuvième siècle, dans les Facultés de théologie, à partir du grec escaton, qui veut dire le dernier, et logos qui signifie "science" ou "discours". Par eschatologie, on désigne donc la partie de la théologie qui traite des choses dernières : par extension le mot s'applique aux événements derniers et à ce qui les concerne. Il s'agit donc de ce qui se passe, de ce qui arrive à la fin.

2. Sens initial.

Quand on a inventé ce mot ou, en tout cas, lorsqu'on a commencé à s'en servir couramment, les traités, les manuels et les dictionnaires qui l'utilisaient indiquaient que les protestants admettent quatre escata, quatre choses dernières, à savoir: la mort, le jugement, le ciel et l'enfer; alors que les catholiques ajoutent à cette liste un cinquième élément: le purgatoire. Ainsi définie, l'eschatologie traite strictement de ce qui se passe après le décès et elle concerne uniquement le sort futur de l'individu: que lui arrive-t-il, que devient-il après sa mort?

Initialement l'eschatologie ne s'occupe nullement de la fin du monde, question que l'on écartait, que l'on avait tendance à oublier, que l'on considérait parfois comme un problème d'un autre âge, lié à des superstitions passées. L'eschatologie à ses débuts traite donc seulement de la fin de la vie terrestre de l'individu, seule question jugée pertinente pour la théologie.

J'illustrerai volontiers cette perspective où l'on centre tout sur la personne et où on laisse de côté l'univers par une prédication que j'ai entendue dans les années 1946-1947. J'avais alors 13 ou 14 ans. Ces années qui suivent juste la seconde guerre mondiale ont vu se développer une très forte angoisse atomique. Les américains expérimentaient leurs bombes sur l'atoll de Bikini dans le Pacifique et on avait peur qu'ils fassent sauter la planète. Un soir, la radio française a diffusé une émission radiophonique de science fiction, qui racontait une scénario catastrophique imaginaire, une réaction atomique en chaîne qui s'étendait à toute la terre, qui faisait disparaître des populations entières et continuait à progresser. Cette émission a été confondue avec le bulletin d'information et elle a provoqué des mouvements de panique. Le dimanche suivant, le pasteur de ma paroisse a développé dans sa prédication le thème suivant: "Pourquoi avez-vous tellement peur de la fin du monde, alors que vous savez que vous pouvez mourir demain, et que ce sera pour vous la fin du monde? Croyez à votre salut, et moquez-vous du reste". On a là un raisonnement tout à fait caractéristique: la question eschatologique ne concerne pas l'avenir de l'univers, mais le destin de l'individu. On ramène, on réduit la fin du monde à la fin de chacun de nous dans le monde, à notre sortie de ce monde. La mort, le décès fait entrer dans l'eschaton.

Pour le reste on ne niait pas que la Bible annonce à plusieurs reprises sinon la fin du monde, du moins la fin de notre temps, de notre époque, et qu'elle comporte des passages apocalyptiques, c'est à dire qui parlent d'une série de cataclysmes qui mettraient un terme à l'état présent des choses. On en était conscient, mais on ne s'en souciait pas beaucoup. Théologiquement on n'accordait pas grande importance à ces thèmes.

3. La découverte de Weiss et Schweitzer.

Vers 1900, les travaux de deux spécialistes du Nouveau Testament, Johannes Weiss et Albert Schweitzer, vont conduire à transformer et à élargir le sens du mot eschatologie. À peu près simultanément, mais sans se connaître, travaillant chacun de leur côté, ils aboutissent à la conclusion que la perspective d'une fin prochaine des temps domine la prédication de Jésus. Dans des livres qui ont fait du bruit, ils démontrent que la certitude de la venue rapide, à très bref délai, du Royaume oriente et explique ce qu'il a dit, et ce qu'il a fait.

J'ouvre ici une petite parenthèse historique. Aujourd'hui, tout le monde, ou presque, reconnaît que l'annonce de l'arrivée imminente du Royaume se situe au centre du message évangélique. Cela nous paraît évident. Mais en 1900, il s'agissait d'une thèse toute nouvelle, révolutionnaire qui fit choc; elle bouleversait l'image que l'on avait de Jésus et elle marqua un tournant dans la recherche théologique. En effet, nous sommes à une époque où les dogmes classiques, ceux des grands conciles des premiers siècles, sur la Trinité, sur les deux natures en Christ, posent des problèmes et font l'objet de toutes sortes de contestations et de controverses. Pour résoudre ces difficultés, les théologiens comptent sur l'histoire; ils font un immense effort pour retrouver, au delà des spéculations et des réflexions de la tradition chrétienne, le véritable Jésus, pour découvrir ce qu'il a vraiment dit et ce qu'il a été réellement été. On veut remonter jusqu'à l'enseignement authentique de Jésus pour fonder solidement la foi, résoudre les conflits, et établir une doctrine acceptable pour des esprits modernes: la trinité découle-t-elle vraiment ou non de l'enseignement de Christ; si non que dit-il exactement de Dieu et de sa relation avec Dieu? Dans cette ligne, on avait présenté un Jésus mystique, moraliste, idéaliste, enseignant une spiritualité pure et dépouillée. Ces "images" de Jésus plaisaient, parlaient aux gens du dix-neuvième siècle; elles correspondaient à leurs aspirations et à leurs attentes. Or voilà que cette recherche, dont on attendait tant, aboutissait à une impasse: les études historiques font apparaître que Jésus avait été un prédicateur apocalyptique, au message complètement étranger et inacceptable pour la culture contemporaine. Au lieu du Jésus proche, familier que l'on espérait, on découvrait, selon une expression de Schweitzer, "l'étrangeté" de Jésus. Après cette découverte, la théologie dut prendre une autre orientation. Son problème dominant n'a plus été celui du Jésus de l'histoire, de ce qu'il a vraiment dit et vraiment fait, mais celui de l'interprétation à donner aux paroles de Jésus que rapporte le Nouveau Testament: comment les comprendre, que veulent-elles dire pour nous? Ainsi naquit ce que l'on appelle l'herméneutique, qui distingue le message du langage dans lequel il est exprimé et qui s'efforce de le redire dans un autre langage. Herméneutique, vient du verbe grec ermhneuein qui signifie traduire (dans le monde hellénistique, on appelait herméneutiques les dictionnaires bilingues).

4. Nouveau sens du mot eschatologie.

Après les travaux de Weiss et de Schweitzer, le mot "eschatologie" prend un nouveau sens, plus large. Il ne se rapporte pas uniquement, ni même principalement à ce qui arrive à l'individu après sa mort, mais au destin futur du monde, aux transformations qui l'attendent. Aux quatre ou cinq escata que j'ai signalés, s'en ajoutent trois autres qui prennent une importance telle qu'ils éclipsent les premiers: d'abord, le retour du Christ (ce qu'on appelle la "parousie" du grec parousia, qui veut dire "venue", "arrivée"; ce qui correspond à ce que déclare le symbole dit des apôtres, il "reviendra pour juger les vivants et les morts"); ensuite, la résurrection des morts, comprise ici comme globale et générale; et enfin, la transformation du monde, l'établissement du Royaume. Je fais deux remarques sur cette nouvelle manière de comprendre l'eschatologie.

1. La première concerne le vocabulaire. Le mot eschatologie s'est imposé, mais, comme d'ailleurs, l'expression "la fin du monde", il ne convient pas très bien, et on ne peut pas le comprendre dans son sens original, premier, étymologique. Escatos signifie, nous l'avons vu, fin. Or si les événements eschatologiques mettent effectivement bien fin à une époque, leur importance vient surtout de ce qu'ils ouvrent une autre période, de ce qu'ils inaugurent une autre étape de l'histoire du monde. Ils marquent un début. Ils sont d'un côté eschatologiques, terminaux, et de l'autre côté ils sont archéologiques, ils commencent un monde nouveau. Ce que le Nouveau Testament souligne en parlant de "nouvelle création". Il ne s'agit pas tellement d'une arrivée que d'un autre départ.

2.La seconde remarque va plus loin. Le changement de sens que je viens de signaler s'accompagne d'une profonde différence dans la manière de voir les choses. Dans le christianisme classique dominent des représentations spatiales, l'ici-bas et l'au-delà, la terre des hommes, le Ciel de Dieu. On voit dans le Royaume un domaine qui existe ailleurs, autre part dans l'univers, mais en même temps que notre monde. Au contraire, avec cette nouvelle compréhension de l'eschatologie, les représentations temporelles vont l'emporter. L'histoire prend beaucoup d'importance, et pour expliquer le message biblique on va distinguer non pas des "lieux" différents, mais des "temps" différents. De plus, on passe d'une vision très individualiste à une vision communautaire. Du coup, la prédication chrétienne est devenue plus attentive à l'histoire et au destin des hommes, plus ouverte au social et au politique. Les pionniers du christianisme social, comme Ragaz en Suisse ou Wilfred Monod en France, sont partis d'une réflexion sur la notion de Royaume, marquée par les découvertes de Weiss et de Schweitzer. Aujourd'hui, les théologiens de la libération donnent beaucoup d'importance aux thèmes eschatologiques.

5. Les problèmes soulevés par ce nouveau sens.

Les thèses de Weiss et de Schweitzer, aujourd'hui admises par tous, ou presque, posent de difficiles questions qui mettent en jeu l'autorité de l'Écriture, ou, plus exactement, notre manière de nous référer à la Bible. Je signale les trois plus importants.

1. D'abord, l'analyse montre une très grande diversité, voire des contradictions dans les textes eschatologiques du Nouveau Testament: ainsi le jugement dernier est tantôt nié, tantôt affirmé. Devant cette diversité, on trouve trois attitudes. La première essaie d'harmoniser les textes au prix de beaucoup d'ingéniosité et de quelques tours de passe-passe. La seconde pense qu'il y a eu évolution de la pensée et des représentations eschatologiques, qui seraient passées par des étapes successives dont le Nouveau Testament a gardé des traces. La troisième estime que s'y expriment des écoles et des courants différents et que l'unité des écrits canoniques du christianisme ne réside pas dans leur enseignement et leurs conceptions théologiques, mais dans l'affirmation que Jésus est seigneur et sauveur.

2. Un second problème se pose: celui de la non réalisation des prophéties eschatologiques du Nouveau Testament. La fin des temps, la venue du Royaume dont Jésus et les apôtres avaient annoncé l'imminence ne se produisent pas. Pourtant, les prédictions sont très claires, quand par exemple Jésus déclare: "cette génération ne passera pas avant que toutes ces choses n'arrivent" (Matt.24/34 et parallèles). Devant un tel texte, Schweitzer a écrit que Jésus s'était trompé sur ce point, qu'il avait fait une erreur. Ce qui a fait scandale (les chrétiens oublient toujours que Jésus est vrai homme, ce qui implique la possibilité de l'erreur).

3. Enfin, on rencontre une troisième question. Dans les textes eschatologiques, on trouve une cosmologie ancienne, dépassée, qui ne correspond absolument pas aux données scientifiques ni à la vision moderne de l'univers. Il y a une distance et un décalage culturels considérables qui font que ces textes nous sont étrangers, inassimilables. Que faire donc avec de tels textes, comment les penser et les prêcher?

2. Les diverses conceptions de l'eschatologie

Comment comprendre et interpréter les passages du Nouveau Testament qui en traitent de la fin de notre temps? À cette question, on a donné plusieurs réponses. Les quatre principales sont: premièrement, l'eschatologie conséquente; deuxièmement, l'eschatologie réalisée; troisièmement, l'eschatologie du déjà et du pas encore, et, enfin, l'eschatologie verticale.

1. L'eschatologie conséquente

Cette première réponse se trouve chez Albert Schweitzer (1875-1965) et ses disciples.

1. Ils estiment qu'une étude sérieuse des textes eschatologiques du Nouveau Testament aboutit à trois conclusions, qu'elle impose trois thèses.

            a/ Jésus a centré et axé toute sa prédication et toute son action sur la venue prochaine du Royaume. Il prêche, il guérit pour préparer la venue de la fin ou pour l'annoncer L'eschatologie constitue donc le contenu essentiel de la proclamation de l'évangile; elle se trouve au centre ou au cœur de la foi chrétienne.

            b/ Jésus prêche une eschatologie entièrement à venir. Le royaume est pour demain, et il viendra d'un coup et tout d'un coup, dans une coupure nette et une rupture tranchée d'avec ce qui précède. Il n'a pas déjà commencé, il ne s'installera pas progressivement, il ne se développe pas à partir de germes déjà semés.

            c/ La venue du Royaume est la conséquence directe de l'action de Jésus. Il la provoque par ce qu'il dit et fait. Il s'agit donc d'un futur tout proche, d'un avenir imminent. Jésus pense et affirme que sa génération, celle de ses auditeurs, verra l'avènement du monde nouveau.

2. À partir de ces thèses, Schweitzer va distinguer trois étapes dans l'histoire du christianisme primitif, de la première Église, ou, comme certains disent aujourd'hui, du "mouvement de Jésus".

            a/ Dans une première étape, Jésus est persuadé que la venue du Royaume va se produire dans quelques jours et qu'elle résultera de la prédication de l'évangile. Quand, dans Matthieu 10, il envoie ses disciples en mission, il leur dit de se hâter, de ne pas s'attarder là où on les reçoit mal. Ils doivent se dépêcher, car ils ne disposent que d'un court délai, et ils n'auront pas le temps de prêcher dans toutes les villes du pays. Le Royaume s'établira avant leur retour. "Je vous le dis, en vérité, vous n'aurez pas achevé de parcourir les villes d'Israël que le Fils de l'homme sera venu".

            Et là, Jésus subit son premier échec, il vit sa première grande déception: ses disciples reviennent, et l'événement eschatologique ne se produit pas, le Royaume n'arrive pas.

            b/ Dans une seconde étape, Jésus médite sur cet échec. Sa réflexion le conduit à penser que sa mort amènera la venue du Royaume. Il s'identifie avec le serviteur souffrant dont parle Esaïe 53 et grandit en lui la conviction que le cataclysme eschatologique va tomber sur lui et qu'il doit le subir seul pour en épargner l'horreur au monde. Il en sera l'unique victime, souffrant pour les autres, à leur place. D'où l'annonce qu'il fait à ses disciples de la nécessité de sa mort. D'où son voyage à Jérusalem où il ne prend aucune précaution: il y va pour mourir et pour entraîner par sa mort la venue du Royaume. D'où les paroles qu'il prononce juste avant son arrestation au moment de la Cène : "je ne boirai plus désormais du fruit de la vigne jusqu'à ce que le royaume soit venu " (Luc 22/18). D'où sa phrase au larron sur la croix: "je te le dis, tu seras aujourd'hui avec moi dans le paradis" (paradis équivaut à royaume).

            Mais à Golgotha, sur sa croix, il ne voit rien venir. Le Royaume qui devait surgir, qu'il attendait pour ce moment-là, n'arrive pas. Jésus subit un second échec qu'exprime le cri terrible: Eli, Eli lamma sabachtani. Tout se termine par une immense déception.

            c/ La troisième étape commence avec la résurrection. Les disciples prennent conscience, découvrent que tout ne se termine pas avec la croix, qu'elle ne marque pas la fin et l'échec de l'histoire de Jésus. Pâques signifie, pour eux, que Jésus a eu raison d'établir un lien entre sa mort et la venue du Royaume. L'événement eschatologique, conséquence de la croix, va avoir lieu incessamment. Ils l'attendent, mais le temps passe, rien ne se produit. La foi chrétienne, petit à petit se détourne de l'eschatologie, qui passe à l'arrière plan, que l'on laisse de côté, que l'on oublie. Paul et Jean orientent les chrétiens vers une mystique, une éthique et une dogmatique, vers la constitution d'une Église qui s'organise pour durer, et qui cherche comment vivre l'évangile dans le temps, au lieu d'y voir l'annonce de la fin imminente de ce temps.

3. Selon Schweitzer, Paul et Jean ont parfaitement eu raison de réorienter la foi chrétienne. L'attente d'une arrivée imminente du Royaume a été démentie par les faits, et on aurait tort de la réactiver. A l'evangelium Christi (ce que Jésus a prêché) doit succéder l'evangelium de Christo (ce que l'on a prêché sur le Christ) qui n'est pas une trahison, mais une reprise dans un autre registre. On maintient ce que Jésus dit du Royaume, mais en comprenant autrement le Royaume: il ne s'agit pas d'une réalité future, d'un événement à venir, mais ce terme désigne notre vocation et notre tâche. "Nous n'attendons plus, écrit Schweitzer*, une transformation cosmique des conditions de ce monde ... Nous plaçons notre espérance du royaume sur le plan spirituel et nous croyons en lui comme à un miracle de l'Esprit soumettant l'humanité à la volonté de Dieu".

Dans le message de Jésus, il importe de distinguer la forme et la substance. La forme eschatologique donnée primitivement à l'évangile est périmée, parce que liée à une culture et à une conception du monde d'un autre âge, que nous ne pouvons plus faire nôtre, et que les faits ont démenti (on dirait dans le vocabulaire affreux et impropre de la logique contemporaine: ont falsifié). Par contre, la substance demeure après la faillite de la forme, et elle garde toute sa valeur, toute son autorité pour les croyants et pour le monde d'aujourd'hui. On n'abandonne pas le message de Jésus, mais on l'exprime dans un autre langage.

2. L'eschatologie réalisée

La seconde interprétation de l'eschatologie a été proposée et défendue par un exégète anglais, Charles Dodd (1884-1973) dans une série d'ouvrages dont le premier, une étude sur les paraboles, a paru en 1935. Au départ, la théorie de Dodd s'oppose diamétralement à celle de Schweitzer, mais elle aboutit à des conclusions voisines.

1. Selon Dodd, Jésus, durant tout son ministère, dans son enseignement et sa prédication, par ses actes et ses paroles ne cesse de proclamer que le Royaume est là, qu'on est enfin entré dans une ère nouvelle. Il n'annonce pas l'imminence de sa venue, comme le pense Schweitzer, il proclame que cette venue a eu lieu. Les auditeurs de Jésus vivent le "jour du seigneur" prédit par les prophètes. L'espérance d'Israël s'accomplit. La promesse eschatologique d'un nouveau monde trouve sa réalisation. Quand Jésus paraît, écrit Dodd, "ce n'est plus en quelque sorte au moyen d'un télescope que le Royaume de Dieu doit être vu. Il n'y a qu'à ouvrir les yeux et regarder". À l'appui de sa thèse, Dodd avance cinq arguments.

  • Premièrement, le Nouveau Testament parle de la venue de Jésus comme d'un accomplissement; elle correspond exactement à ce que les prophéties avaient annoncé, et elle se produit à la plénitude des temps (Gal.4/4; Marc 1/14).
  • Deuxièmement, avec Jésus, le surnaturel fait son entrée dans l'histoire. L'âge du miracle commence; ceux opérés par Jésus montrent qu'on entre dans une ère nouvelle.
  • Troisièmement, Jésus renverse les puissances du mal: le prince de ce monde est jeté dehors, Satan tombe comme un éclair, les démons sont chassés, les principautés et les dominations sont vaincues; ce qui résiste et s'oppose au règne de Dieu disparaît donc.
  • Quatrièmement, la venue de Jésus représente le jugement du monde. Ce jugement a lieu tout de suite, quand on rencontre Jésus maintenant (Jean 12/30).
  • Cinquièmement, avec la résurrection, la vie éternelle entre dans le monde.

Tous ces arguments conduisent Dodd à conclure: "Le Nouveau Testament nous raconte le ministère de Jésus comme une apocalyptique réalisée". Paul exprime le message central de l'évangile quand il écrit (2 Cor.5/17) : "les choses anciennes sont passées, toutes choses sont devenues nouvelles". Pour les disciples du Christ, l'eschatologie ne se conjugue pas au futur, mais au passé; elle a déjà eu lieu.

2. A cette argumentation de Dodd, on peut opposer deux objections. D'abord, que faire des textes qui nous parlent du Royaume au futur, comment les comprendre? Ensuite, il paraît tout de même évident que notre monde n'est pas le Royaume. À quoi Dodd répond en soulignant qu'il ne dit pas que le monde est devenu le Royaume, mais que le Royaume, avec Jésus, entre dans le monde, qu'il s'y trouve désormais présent. Nous vivons donc dans une tension. Cette tension se situe non pas, comme le pense Schweitzer, entre un passé et un futur, mais entre deux réalités qui coexistent et s'opposent dans le présent: celle de ce monde-ci et celle du monde nouveau Le Royaume ne se localise pas dans un ailleurs, dans un au-delà ou dans un futur. Il se manifeste et agit dans le temps et l'espace où nous vivons. La prédication chrétienne nous invite à rompre avec le monde-ci pour entrer dans le monde nouveau, ce qui se fait par la foi et par l'obéissance. Quant aux textes qui parlent du royaume au futur, il faut comprendre que ce futur porte non pas sur le Royaume lui-même, mais sur le moment où nous y entrerons; il ne se rapporte pas à la réalité du royaume qui est présente et actuelle, mais à notre mouvement vers ce royaume, à la conversion qui nous en rend citoyens.

3. Ainsi, par un chemin différent de celui de Schweitzer, Dodd parvient à des positions assez proches. L'eschatologie néotestamentaire ne signifie pas que la foi ait à attendre un événement historique, temporel qui se passerait dans le futur. Elle doit se traduire par une mystique et une éthique. Dodd préconise une mystique beaucoup plus sacramentelle que celle de Schweitzer. Il accorde, en effet, une importance capitale à la Cène en laquelle il voir le moment et le lieu où le Royaume nous rencontre. "Dans l'eucharistie, écrit-il, l'Église reconstitue perpétuellement la crise dans laquelle le règne de Dieu pénètre l'histoire".

3. L'eschatologie du « déjà là et du pas encore »

J'en arrive à la troisième interprétation de l'eschatologie, celle élaborée et défendue par Oscar Cullmann (1902-1999) dans un livre intitulé Christ et le temps publié en 1947. Cullmann se rattache à ce qu'on appelle la théologie de l'histoire du salut.

1. Cullmann pense que les deux interprétations que nous venons de voir, celle de l'eschatologie conséquente et celle de l'eschatologie réalisée, contiennent chacune une part de vérité, mais qu'elles restent, l'une et l'autre, unilatérales. Elles ne voient et ne retiennent qu'un aspect de l'enseignement néotestamentaire. Le Nouveau Testament dit à la fois que le Royaume est déjà là, ce que Dodd souligne justement, et qu'il n'est pas encore là, ce que Schweitzer a bien compris. Il ne faut pas choisir entre ces deux affirmations, garder l'une et éliminer l'autre. Il faut les associer, les tenir ensemble. Le Royaume se caractérise par une tension entre un passé, un accomplissement avec la venue de Jésus, et un futur, une attente, avec le retour du Christ, sa parousia à la fin des temps. D'un côté, Jésus a réalisé les prophéties, il a tout accompli. De l'autre, nous attendons toujours la pleine réalisation des promesses de Dieu, l'avènement du Royaume n'a pas eu lieu.

Selon Cullmann, Schweitzer et Dodd n'ont pas réussi à maintenir ensemble les deux aspects ou les deux dimensions du Royaume parce qu'il n'ont pas fait assez attention à la conception biblique du temps, à la représentation de l'histoire que l'on trouve dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Là se trouve la clef du message évangélique, ce qui permet d'en comprendre la logique profonde ou la structure.

2. Dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament, on pense le temps comme une ligne droite: elle a un commencement, une fin, et entre les deux s'opère un parcours, une progression qui a un sens, une orientation. On n'a pas de retour ni de répétition (comme dans les conceptions cycliques du temps). Sur ce point les deux Testament concordent et cette historicité linéaire fait l'unité de la pensée biblique.

Dans l'Ancien Testament, la ligne du temps se divise en deux périodes: l'ère présente, actuelle, qui commence avec la création, et l'ère future qu'inaugurera l'événement eschatologique, le "jour du seigneur".

eschatologie 1

 Le centre de l'histoire, le tournant décisif se situe donc en avant; le croyant de l'Ancien Testament vit dans l'attente, sa foi se caractérise par son orientation vers le futur, vers le Dieu qui vient, vers ce que Dieu fera un jour. On a, donc, dans le judaïsme, une eschatologie entièrement conséquente, à venir.

Pour le Nouveau Testament, la venue de Jésus introduit un nouveau découpage du temps. L'histoire ne comporte plus deux, mais trois périodes.

eschatologie 2

Le temps de l'attente va de la création jusqu'à la venue du Christ. L'évangile n'annule pas, ne rejette donc pas l'Ancien Testament, en qui il voit un temps de préparation. Ce temps se termine avec la venue de Jésus. Commence, ensuite, une période nouvelle, intermédiaire, celle que nous vivons actuellement; elle va de la Résurrection à la Parousie. L'événement eschatologique, que les juifs croyaient unique, se scinde en deux. Il se compose de deux moments distincts séparés par un intervalle dont nous ignorons l'exacte durée.

3. Ce nouveau découpage du temps a une portée considérable. Il entraîne deux conséquences capitales.

Premièrement, se produit un changement de centre pour le temps. Le moment capital, le tournant décisif de l'histoire du monde ne se situe pas dans l'avenir, comme dans le judaïsme, mais dans le passé, précisément dans la croix et la Résurrection du Christ. La foi chrétienne ne se définit plus seulement par l'attente, mais tout autant, sinon plus par le souvenir, la remémoration, le rappel. La manière dont dans les pays chrétiens on compte les années avant et après Jésus Christ traduit cette affirmation théologique que le Christ constitue le centre du temps.

Deuxièmement, il en résulteque la parousie, la fin de l'ère présente n'apportera pas, à proprement parler, du nouveau, de l'inédit. Elle ne fera que rendre manifeste ce qui a été déjà accompli au Vendredi saint et à Pâques. Le royaume est le fruit, la conséquence de la mort et de la résurrection du Christ, il ne représente pas quelque chose d'autre ou de différent. Cullmann se sert d'une image guerrière pour expliquer cela. Il arrive, dit-il, que dans un conflit armé, l'une des armées remporte la bataille décisive. Ainsi, les anglais battent définitivement Napoléon à Waterloo; il subit une défaite telle qu'il n'a aucune chance, aucune possibilité de redressement; il ne peut plus s'en tirer. Néanmoins, avant qu'il n'abdique et ne capitule, quelques jours s'écoulent, pendant lesquels se produisent des affrontements, des escarmouches. La guerre en fait terminée se prolonge encore un peu. Le traité de paix tirera les conséquences de la bataille, manifeste ce qu'elle a été; il ne la suit pourtant pas immédiatement. On peut comparer Pâques à la bataille décisive, et la parousie au traité de paix. Dieu a remporté la victoire, mais elle ne sera évidente qu'au dernier jour. Ce que Cullmann exprime par la formule : "déjà-pas encore". Le Royaume l'a déjà emporté, mais il n'est pas encore installé, manifeste.

4. L'eschatologie verticale

On trouve une quatrième et dernière interprétation de l'eschatologie, qu'on appelle "eschatologie verticale". On peut l'illustrer par Barth et Bultmann, très proches sur ce point (sur d'autres, il divergent au contraire considérablement).

1. Pourquoi "eschatologie verticale"? Parce que, pour eux, il ne faut pas voir dans l'eschatologie ou dans l'escaton un événement qui appartient à la ligne horizontale du temps. Il arrive chaque fois que la verticalité de Dieu entre en contact avec l'horizontalité de la vie humaine.

eschatologie 3

Il s'agit donc d'une nouvelle dimension qui surgit ou jaillit dans notre existence par la foi. L'eschatologie ne désigne donc ni un futur, comme pour Schweitzer, ni un passé, comme pour Dodd, ni un mélange de passé et de futur comme pour Cullmann. Ce mot indique une qualité différente de la vie qui se manifeste à certains moments, ceux où nous rencontrons Dieu.

Ainsi, Barth souligne que l'eschatologie a un caractère supra-historique et non historique. Elle surgit quand la parole ou l'esprit de Dieu entraîne le croyant aux frontières de la temporalité, quand l'éternité l'atteint. "La fin annoncée dans le Nouveau Testament, écrit Barth dans son Commentaire aux Romains, n'est pas un événement temporel, une fabuleuse destruction du monde; elle n'a aucun rapport avec les catastrophes historiques, telluriques et cosmiques". Pour Barth on ne doit pas confondre le terme (le moment où l'histoire humaine s'arrêtera), et la fin (c'est à dire la limite et le but qui donnent un sens à notre être et à notre vie). Cette fin, nous la trouvons dans la Parole de Dieu qui est pour nous le véritable escaton, l'ultime, le premier et le dernier mot de notre existence. Il en résulte que le moment eschatologique par excellence est celui où on annonce et où l'on reçoit la parole de Dieu, ce qui se passe quand j'écoute la prédication. "La situation du dimanche matin, écrit Barth, est eschatologique au sens littéral du mot". L'eschatologie se produit quand la transcendance de Dieu surgit dans ma vie et cela peut se passer à n'importe quel moment du temps historique. "Il faut dire en tout temps, affirme Barth, : la fin est proche". En effet, la fin est également proche de tous les temps, parce qu'elle ne représente pas un moment dans une suite temporelle, mais l'apparition de l'éternité dans notre existence.

2. Bultmann va dans le même sens. Il ne voit pas dans l'eschatologie un événement qui viendrait dans un avenir plus ou moins lointain mettre fin à l'histoire humaine. Elle est notre rencontre avec Dieu et se produit dans la prédication, dans l'annonce de la parole. Pour Bultmann, également, l'eschatologie désigne un au-delà du monde et de l'histoire qui surgit dans notre existence et qui peut devenir présent à chaque instant. Cependant, Bultmann souligne trois points plus fortement que ne le fait Barth.

- D'abord, que l'eschatologie se situe en dehors et non à l'intérieur de l'histoire signifie que l'histoire est incapable de donner sens à l'existence humaine. Le sens vient d'ailleurs. Bultmann conteste donc les théologies politiques qui confondent le royaume avec un mieux-être social et politique des êtres humains. Il s'agit pour lui de choses radicalement différentes.

- Ensuite, Bultmann insiste sur le caractère individuel de l'eschatologie. Elle n'est ni communautaire, ni cosmique. "Ce qui est décisif, écrit-il, ce n'est pas l'histoire du monde, ni l'histoire du peuple, mais l'histoire de l'individu qui est appelé à la foi, et qui dans la foi participe à la vie nouvelle". Pour Bultmann l'eschatologie n'arrive pas au monde, ni à l'humanité; elle m'arrive à moi.

- Enfin, ce que dit le Nouveau Testament du caractère présent et futur du Royaume s'applique à l'existence croyante. La présence du royaume signifie la proximité de Dieu qui ne s'éloigne jamais de nous; à chaque instant sa présence se fait sentir dans notre vie. Le futur du royaume veut dire que l'instant où je rencontre Dieu n'enferme pas la réalité divine, ne la contient pas tout entière. Aucun moment eschatologique ne peut épuiser l'eschatologie. Dieu est toujours au delà de ce que je sens et de ce que j'expérimente, même si c'est bien lui que je sens. Il n'est jamais celui qui demeure, mais toujours celui qui vient.

Conclusion

Voilà donc les quatre grandes interprétations que l'on a proposées de l'eschatologie du Nouveau Testament. Je termine en signalant que malgré des différences de démarches très réelles, trois d'entre elles, celles de l'eschatologie conséquente, de l'eschatologie réalisée, et de l'eschatologie verticale aboutissent à des conclusions très proches : il faut dé-historiciser l'eschatologie, ne pas la concevoir comme un instant dans le déroulement temporel de l'histoire du monde, mais comme un autre dimension de notre existence. Au contraire, celle de Cullmann valorise de manière très forte l'histoire qui devient le lieu de l'accomplissement, et non pas, comme dans les trois autres cas, un langage pour dire un accomplissement qui se situe au delà du temps et de l'espace.

André Gounelle
(cours)

Note :

* La mystique de l'apôtre Paul, p. 321

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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