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Existentialisme et théologie

 

Au cours du deuxième tiers du vingtième siècle se développe la théologie existentielle, dont le représentant le plus connu est Rudolf Bultmann (1884-1976). De quoi s’agit-il ?

2. L’ob-jectivant et l’ex-sistentiel

Un thème domine, commande et éclaire toute la théologie existentielle : celui de l’opposition entre deux attitudes, entre deux manières de penser et de vivre, appelée la première ob-jectivante, la seconde ex-sistentielle

1. Trois exemples

Pour expliquer la différence entre ces deux attitudes, prenons trois exemples tout simples.

1. Examinons, d’abord, les relations que nous avons avec d’autres personnes. Elles se rangent en deux grandes catégories.

Les unes sont fonctionnelles. Il y a des gens que nous rencontrons uniquement dans le cadre de leur métier, de la fonction qu'ils occupent. Nos rapports se situent à l’intérieur de ce cadre et n’en sortent pas. Quand je vais prendre un billet à la gare, j’ai affaire à quelqu’un en tant qu’il est employé et en tant que je suis usager. J'ignore tout de sa personnalité, de son existence et il ne sait rien des miennes. Avec ce quelqu’un, j’ai un échange qui ne l’engage pas ni ne m’engage profondément. Il se déroule selon quelques règles et stéréotypes. On pourrait changer chacun des deux partenaires sans que cela ait des conséquences pour l’autre. Peu m’importe qui est le guichetier, pourvu qu’il soit compétent, c’est à dire qu’il fonctionne bien. Ce qu'il croit, ce qu'il pense et ce qu'il aime m'indiffère et d'ailleurs ne me regarde pas. Dans bien des cas une machine peut aussi bien, sinon mieux me convenir. De même, pour le guichetier, peu importent les sentiments, les idées et le caractère du client, pourvu qu’il sache ce qu’il veut et qu’il ait de quoi payer.

À côté de ces relations fonctionnelles, il en existe d’autres qui sont personnelles. Il y a des gens que je connais, que je fréquente et avec qui j’ai des liens amicaux indépendamment de la fonction qu’ils exercent. Notre rencontre ne se résume pas à la correspondance entre deux rôles sociaux ; au contraire, elle engage la personnalité de chacun de nous qui met en jeu et livre à l’autre quelque chose de son moi profond. On n’a plus un contact conventionnel qui se conforme à un modèle général, mais un échange unique qui ne ressemble à aucun autre et où chacun est irremplaçable. Peu m'importent les compétences et les fonctions de mon ami; c'est sa personnalité qui compte pour moi.

La relation fonctionnelle appartient au type ob-jectivant, la relation personnelle au type ex-sistentiel.

2. Deuxième exemple. La montre que j'ai là devant moi est un objet technique qui me sert à connaître avec une précision suffisante l'heure. Un horloger déterminera son mécanisme, mesurera son degré d’usure et établira sa valeur marchande. Il me dira, par exemple, en cas de panne s’il vaut la peine ou non de la faire réparer. Mais cette montre représente aussi pour moi autre chose qu’un objet technique. Quelqu’un que j’aimais me l’a offerte pour un anniversaire. Elle rappelle un souvenir et témoigne d’une affection. Elle me rend présent un être et un moment de ma vie qui ont disparu. Tout cela lui donne pour moi une valeur unique. En tant qu'objet technique, une autre montre peut parfaitement la remplacer; elle m'indiquera aussi bien, peut-être mieux, l'heure. Par contre, elle ne sera pas porteuse du même souvenir, ni le signe et le rappel de cette affection précise. Aussi la perte de cette montre serait irréparable ; même quand elle ne marchera plus, je la garderai. Le premier point de vue, celui de l’horloger, relève du type ob-jectivant, et le second du type ex-sistentiel.

- 3. Le troisième exemple, je l'emprunte à l’actualité. Dans quelques mois, la France va connaître une élection importante, celle du président de la République.

Devant un événement de ce genre, une pensée de type ob-jectivant va rappeler que les français ont l'habitude d'élire leur président au suffrage universel; depuis presque cinquante ans, ils le font à intervalles réguliers. L’élection qui vient a des précédents. Elle entre dans un processus connu que l'on peut situer, éclairer, rendre intelligible par des comparaisons, en faisant des rapprochements avec des situations analogues. On essaiera de montrer que les lois générales de l’histoire et de la politique s'appliquent à elle, que le vote répond à une logique, que des mécanismes analysables et intelligibles jouent. Comprendre signifie pour la pensée ob-jectivante : classer les faits, éliminer les variantes pour dégager un schéma général. Elle saisit et intègre les événements dans une conception d’ensemble.

La pensée ex-sistentielle aura une approche tout autre. Elle insistera, au contraire, sur ce qu’a de particulière l'élection qui vient, sur ce qui la distingue des précédentes. Elle y verra quelque chose de nouveau, d’inédit qui n’entre pas dans des cadres préétablis, qui ne vérifie pas une loi générale, mais qui m'interpelle, me demande de réfléchir et de me décider, qui du coup me pose des questions sur mes options, sur ma manière de comprendre la politique, qui m'oblige à remettre en cause, en tout cas à examiner de nouveau mes idées. Il ne s'agit pas d'appliquer des lois générales, mais de prendre parti.

Dans le premier cas, on soumet les faits à la puissance de la raison, et comprendre veut dire, comme le suggère l’étymologie, prendre avec (cum prehendere). Dans le second cas, l’esprit se soumet aux faits, se laisse troubler, interroger, interpeller par eux. Il ne les fait pas entrer dans ses cadres et ses échelles de valeurs, mais en quelque sorte il se laisse appeler du dehors, il sort de lui-même et de ses habitudes. D’un côté, nous avons le système, la structure, le général, la maîtrise exercée par l’esprit et par sa rationalité sur les choses. De l’autre, nous avons le singulier, le contingent, l’irréductible, l’écoute et l’attention de l’esprit qui s’ouvre et se soumet à l’altérité (l’altérité, autrement dit, à ce qui n’entre pas dans ses schémas établis).

 

2. L’attitude ob-jectivante

L'attitude ob-jectivante répond à un besoin de cohérence et de sécurité. Elle s’efforce d’intégrer les choses, les faits et les gens dans un système d’explication qui permet de les situer et de les rendre intelligibles. Elle veut éliminer l’inconnu, l’insolite, le mystérieux. Elle a horreur de ce qui dérange, dépayse et inquiète. Elle cherche à agrandir autant que possible le domaine du familier, du prévisible, du compréhensible. Elle a pour idéal un univers clair, ordonné où chaque chose ait une place et soit à sa place, un monde analogue à une collection de timbres. On sait que la philatélie est une activité psychologiquement apaisante qui procure un confort intellectuel et des satisfactions sentimentales. On dispose d’un album où il y a une case pour chaque timbre et on met le bon timbre dans la bonne case pour que tout soit en ordre. On met l’album devant soi (ob jectum veut dire ce qui est placé devant soi) pour regarder avec délectation cet ensemble où rien ne vient perturber, poser des questions existentielles, obliger à des choix. La pensée ob-jectivante cherche à construire un univers de ce genre où l’être humain se sente à l’abri, où l’extériorité et l’altérité ne le troublent pas ni ne le menacent. Elle cherche, selon le mot d’Heidegger à “arraisonner” le réel par le savoir pour le dominer, c’est à dire au sens propre pour se faire le Seigneur du réel. Elle veut un univers où tout ce qui existe ait une raison d'être et soit conforme à ce qu'il doit être, à sa nature, autrement dit un univers où l'essence domine, commande, détermine l'existence. Aussi appelle-t-on parfois la pensée ob-jectivante un essentialisme.

La philosophie grecque en fournit un bon exemple avec sa notion de cosmos. Cosmos s’oppose à chaos, et désigne un monde harmonieux, équilibré, logique. Il forme un système cohérent qui englobe la totalité du réel, aussi bien la nature, les humains que les dieux. Pour les grecs, tous les êtres ont une unité et une parenté fondamentales. Il n’y a pas entre eux de rupture et d’hétérogénéité. Ils appartiennent à la même structure, participent au même ensemble. Aussi dans le monde grec, il ne se produit jamais rien de surprenant ni de bouleversant pour le philosophe, le sage, le savant, celui qui regarde au delà des apparences. L’individuel ne fait que refléter l’universel, le particulier renvoie au général. Ce qui semble accidentel ou étonnant ne l’est pas en soi, mais paraît tel à cause de nos ignorances. Quand les grecs s’intéressent à l’histoire, ils y cherchent des leçons. Pour eux, les événements obéissent à des règles générales que l’historien dégage et formule. Ils ont donc une valeur exemplaire. Il ne se produit rien de fondamentalement nouveau, le même se reproduit sans cesse dans des apparences changeantes.

La pensée ob-jectivante ne nie pas Dieu. Bien souvent, elle l'affirme, mais elle le situe, l’intègre et l’explique. Elle lui assigne une case dans l’album et le décrit comme le catalogue philatélique le fait pour les timbres. Elle définit son être, ses attributs, son essence et ses personnes, ses fonctions, ses relations avec le monde et les êtres humains. Ce Dieu connu, compris, défini, analysé, catalogué, mis en fiche n’effraie ni ne trouble. Il a quelque chose de rassurant et de confortable. On voit en lui une puissance domestiquée, colonisée, utilisée comme l’électricité et non le Seigneur qui nous interpelle et nous met en question. Il perd son altérité pour devenir un élément constitutif de notre univers.

3. La démarche ex-sistentielle

À la différence de l'attitude ob-jectivante, la démarche ex-sistentielle se détourne du général, de l’universel, pour prêter attention au singulier, à l’individuel. Elle s’intéresse plus à l’originalité des êtres et des événements qu’à leurs points communs et à leurs ressemblances. Elle ne développe pas un savoir et un système qui ramènent l’autre à l’identique, qui cherchent sans cesse et mettent en valeur les analogies, les similitudes, les parentés. Mais elle s’ouvre à l’altérité et s’émerveille de la différence. Elle voit dans l’autre quelqu’un qui se distingue de tous les autres et non pas un élément d’une série. Il a une individualité qui le différencie, qui le rend incomparable et irremplaçable. Son altérité, loin de représenter une menace, le rend particulièrement précieux.

Dans la relation ob-jectivante, on garde ses distances et on essaie de se soumettre l’autre, de le capturer, de l’enfermer dans la case de son album. Par contre, dans la relation ex-sistentielle, on sort de soi (ex sistere veut dire "se trouver hors de soi"), on se livre à l’autre, on accepte de dépendre de lui. La connaissance ob-jectivante se caractérise par le regard (ce regard que je jette autour de moi, qui jauge et pèse ce qui m’entoure, qui capture l’autre dans l’image que j’en ai ; thème développé par Sartre). La connaissance ex-sistentielle se caractérise, elle, par la parole et l’écoute. Quand je parle, je sors de moi dans une sorte d’exode pour aller vers l’autre, je me livre à lui. Quand j’écoute, l’autre me touche, m’atteint dans mon être, m’ouvre à autre chose qu’à moi-même. Dans la relation ob-jectivante, je me mets à l’abri, hors de portée de l'autre. Dans la relation ex-sistentielle, je m’expose (ex-pose) à lui et me rends vulnérable. Au lieu de coloniser l’autre, je le laisse venir me bousculer et me changer.

L’attitude ob-jectivante pense et voit le réel en termes de raison, d’ordre et de nature, l’ex-sistentielle en termes de volonté, de rencontre et d’histoire. Un être doué de volonté reste toujours en partie impénétrable, inclassable, irréductible. Je ne sais jamais à coup sûr ce qu’il va faire, il peut toujours me surprendre. La rencontre relève du fortuit, de l’accidentel; elle vient changer les plans et les programmes; elle rend impossible de planifier entièrement la vie. L’histoire, enfin, ne consiste pas en un enchaînement logique d’événements déterminés, elle ne fait pas revenir sans cesse les mêmes choses. En elle, à chaque instant, jaillit du nouveau, surgit de l’inédit; elle m’oblige sans cesse à me déterminer, à prendre position, à me lancer dans une aventure, à courir des risques. Aucun savoir ne peut me garantir que je prends la bonne décision.

La pensée biblique s'oppose diamétralement à l’esprit grec en ce qu'elle est foncièrement existentielle. Les grecs définissent Dieu par la raison, l’intelligibilité et pensent qu’on le voit par les yeux de l’esprit. Ils jugent qu’on peut le connaître et ils l’intègrent dans le cosmos (souvent ils identifient, comme dans le stoïcisme, Dieu avec les lois du cosmos). Dans la Bible, les croyants rencontrent un Dieu qui se caractérise par sa volonté et sa liberté. On ne peut donc pas le saisir dans un savoir; il échappe à toute détermination et à toute définition. Il déborde et défie les doctrines, les théories ou les systèmes qui prétendent le saisir. Il se trouve au delà de tout ce que nous pouvons comprendre, connaître, imaginer, formuler. On ne peut pas s’en forger une image ou une idée exactes. Dieu vient à moi comme une parole qui m’interpelle et me saisit, non comme un objet que je pourrais observer, étudier, analyser et classer à loisir. Pour la Bible, l’être humain ne peut pas voir Dieu; il doit l’écouter, et Dieu l’appelle non pas à la contemplation, mais à l’écoute.

4. Deux précisions.

1. Il faut se garder de confondre existentiel et subjectif. Ce n’est pas du tout la même chose. Quand j’adopte une attitude ob-jectivante, je me place au centre du monde, je considère ce qui m’entoure à partir de moi, en fonction de ce que je peux en faire, en dire, et en penser. Je ne reconnais pas vraiment l’altérité des choses et des êtres, puisque je les ramène à moi. L’ob-jectivation signifie donc bien le triomphe de la subjectivité dont elle fait la mesure de toutes choses. La subjectivité et l'objectivité se rejoignent et sont deux variantes de la même attitude. Un monsieur qui abandonnerait sa femme parce qu'il en aurait trouvé une plus jeune, plus jolie ou plus riche a une attitude à la fois subjective et objective (il traite sa femme comme un objet et se place en tant que sujet au centre de tout, il agit en se posant en seigneur et maître qui ne connaît rien d'autre que son bon plaisir). S'il avait une attitude ex-sistentielle, il considérerait son épouse comme une personne unique et irremplaçable, même si elle est moins belle, et plus vieille et plus pauvre que d'autres femmes.

2. La pensée existentielle ne condamne nullement ni ne songe à exclure l’attitude ob-jectivante qui a le grand mérite de rendre possibles la vie sociale et la science. Il apparaît normal et nécessaire que le percepteur, que le guichetier de la gare, que le médecin qui me soigne prennent une attitude ob-jectivante à mon égard dans la mesure où j’ai affaire à eux dans le cadre de leur fonctions. Je ne leur demande pas de me traiter comme un être unique, mais de m'appliquer des règles générales, de m'examiner en fonction de ce qu'ils savent par ailleurs, d'agir à mon égard comme ils le font pour tous ceux qui sont dans le même cas que moi. De même, j'adopte normalement une attitude ob-jectivante envers beaucoup de gens. Si nous devions avoir une relation ex-sistentielle avec tous ceux que nous croisons, nous serions vite exténués. La connaissance ob-jectivante ne devient terroriste et condamnable que lorsqu'elle nie cette autre relation possible avec les autres (ce qu’elle tend à faire, par exemple, dans la technocratie). Dans certains cas, il peut arriver que l’ob-jectivant et l’ex-sistentiel se superposent. Bultmann cite le cas d’un oculiste qui soigne la femme qu’il aime. L’examen médical et la contemplation amoureuse des yeux constituent des attitudes dissemblables, mais pas forcément incompatibles. De même, je peux avoir des relations d’amitié avec mon percepteur. Toutefois, dans ces cas, il y a juxtaposition et non combinaison. L’amitié du percepteur ne doit pas avoir des conséquences sur ma feuille d'impôts; de même l’oculiste dans son examen doit faire abstraction de son amour ; s’il ne le peut pas, il enverra sa bien-aimée chez un confrère. Il s’agit donc bien de deux attitudes différentes, même si on peut les adopter successivement envers un seul et même être.

2. Ex-sistence et foi

1. La relation avec Dieu

Les théologiens existentiels estiment que le monde matériel est entièrement objectivable et que l’être humain l'est partiellement (il ne l'est jamais totalement, précisément parce qu'il est une personne et non une chose). Par contre, Dieu ne l’est pas du tout. En ce qui le concerne, les deux attitudes s’excluent. Jamais, je n’arriverai à étudier, analyser, disséquer Dieu, comme je peux le faire pour un objet et, jusqu’à un certain point, pour un être humain. Nous ne disposons pas de Dieu. Nous ne le connaissons que dans la mesure où il vient vers nous, nous parle, nous interpelle et nous met en question. Nous ne le dominons jamais. Si dans notre relation avec lui, nous parvenions à l’objectiver, cela voudrait dire qu’il ne serait plus le Seigneur, le Maître, et donc qu’il perdrait sa divinité. Précisément, parce qu’il est Dieu, seule l’attitude existentielle convient à son égard. Ce que Dieu est en lui-même nous échappe; nous ne pouvons dire que ce qu’il est pour nous. La théologie ne décrit pas l’être divin; elle parle de notre rencontre avec lui.

Beaucoup de gens ont craint que nier l’objectivité de Dieu ne conduise à en faire une simple dimension de l’existence humaine. Dieu n’aurait qu’une réalité intérieure et subjective. Cette crainte repose sur un contresens. Je cite quelques phrases très nettes, très claires de Bultmann : “Naturellement, jamais je n’ai prétendu que Dieu soit une personnification fictive des états d’âme subjectifs. Dieu se trouve en dehors de moi, d’une autre manière que mon passé ou ma faute”; et ailleurs: “Le fait que Dieu ne soit pas perçu en dehors de la foi, ne signifie nullement qu’il n’existe pas en dehors de la foi”. Le croyant ne peut parler que de son expérience de Dieu, mais Dieu ne se réduit pas à une expérience de l’être humain. Il vient à nous du dehors. Si je n’ai aucune connaissance ob-jectivante de lui, cela tient précisément à son extériorité et à son altérité. Il se situe au delà de tout ce sur quoi je peux avoir prise.

2. Contre l'objectivation mythologique.

La théologie existentielle va lutter contre toutes les formes d’objectivation du divin. Elle critique et combat d'abord l'objectivation mythologique.

Dans son intention initiale, le mythe veut exprimer l’altérité et la transcendance de Dieu. Il raconte la manifestation dans le monde d’un au-delà insaisissable. Il y a le sentiment juste que l'être humain dépend d'une puissance qui le dépasse et qui vient à lui, qui le rencontre dans son existence. Seulement, la pente naturelle de l'esprit humain, qui a besoin de sécurité, fait dégénérer le mythe en une mythologie qui codifie et organise l’au-delà. La mythologie raconte des histoires qui permettent de connaître les puissances surnaturelles et d’expliquer leur comportement. Elle se prolonge dans des rites qui permettent de manipuler ces puissances, d’obtenir leur concours et leur faveur. Alors que le mythe se réfère au surprenant, à l'inattendu, la mythologie met en place une logique qui rend le surnaturel prévisible et manipulable. Autrement dit, la mythologie représente un essai pour domestiquer le divin par une connaissance et une technique. La mythologie contredit l’intention même du mythe. Contrairement à ce que l'on a souvent dit à tort, Bultmann ne veut pas démythiser (l’ex-sistentiel peut parler le langage du mythe), mais démythologiser. La démythologisation lui paraît nécessaire, bien sûr, parce que la mythologie est une forme de pensée caduque, qui appartient à un autre âge et que les modernes ne comprennent plus. Mais il faut démythologiser pour une raison plus profonde et plus essentielle, parce que la mythologie opère une objectivation et une systématisation du divin. On ne démythologise pas par rationalisme; bien au contraire, comme l’écrit André Malet, “démythologiser équivaut à dérationaliser”.

3. Contre l'objectivation du dogmatisme.

Il existe une autre forme de religion ob-jectivante : l’orthodoxie ou le dogmatisme qui fait de l’évangile un système d’explication et d’interprétation du monde, ce que les existentialistes appellent une Weltanschauung, c'est-à-dire une compréhension du monde que je me forge et à travers laquelle je perçois la réalité. L'orthodoxie insiste sur l’adhésion à des dogmes, sur l’acceptation d’un ensemble de croyances. Elle construit une conception de la réalité et de l’existence. Elle y ajoute des lois éthiques à respecter, des modèles de conduite à suivre (l’orthodoxie s’accompagne normalement d’une orthopraxie). Elle ne voit pas dans la révélation la rencontre bouleversante d’un autre qui transforme ma vie. Elle en fait la transmission de connaissances et de consignes. Elle invoque Dieu pour fonder, justifier, et imposer une certaine ordonnance de la vie, alors que dans la relation ex-sistentielle Dieu vient troubler mes principes et mes règles, les mettre en question par son interpellation. Les dogmatismes connaissent et connaîtront toujours un grand succès, parce qu’ils répondent à un besoin de sécurité intérieure. Au lieu de pousser en avant le croyant et de l’obliger à sortir de soi, à ex-sister, ils lui assurent un confort intellectuel et spirituel. Ils lui fournissent les bonnes réponses à toutes ses questions, au lieu de l’inviter à chercher, à se mettre en route. Ils lui demandent de se soumettre aux autorités religieuses et non de se décider par lui-même en face de Dieu. "Ce que je crois, aller le demander à Rome", a écrit un catholique (F. Brunetière) au début du vingtième siècle. "Ce que je crois allez le demander à la Bible" dira un fondamentaliste protestant. L'être humain aime bien se décharger sur une idéologie, sur un groupe ou une communauté de la responsabilité d'opter, de se prononcer. S'aligner, s'en remettre à un appareil plutôt que de choisir par lui-même le soulage. Une Église dogmatique dit à ses fidèles ce qu’ils doivent croire et faire; elle leur indique, par exemple, la position à adopter devant l’avortement, la contraception ou les lois sur l'immigration. Le prédicateur existentialiste, au contraire, ne dicte pas à ses auditeurs les choix à faire. Il essayera de les placer devant l’interpellation de la parole et il les appellera à prendre une décision responsable devant Dieu.

4. L'interprétation existentielle

En quoi consistent la compréhension non ob-jectivante et l'interprétation ex-sistentielle des grandes affirmations chrétiennes ? Pour le montrer, je prends deux exemples que j'emprunte à Bultmann.

1. Selon une formule votée en 1947, “le Conseil Œcuménique des Églises se compose des Églises qui reconnaissent Jésus Christ comme Dieu et sauveur”. En 1951, on demande à Bultmann de traiter la question suivante : “le Nouveau Testament proclame-t-il, comme le disent les orthodoxes, ou nie-t-il, comme le prétendent les libéraux et les unitariens, la divinité de Jésus?” Bultmann répond : pour le Nouveau Testament, l’affirmation de la divinité de Jésus est à la fois vraie et fausse. Elle est profondément vraie si elle dit ce que Jésus représente pour moi, si elle exprime ce qu’il signifie dans mon existence, si elle confesse qu’en lui Dieu m’a atteint et m’a rencontré. Par contre, elle est fausse, et d’une prétention ridicule, si elle entend définir l’essence, la nature ou la personne de Jésus, si elle porte sur ce qu’il est en lui-même. La divinité de Jésus se vit comme un événement qui me touche, me concerne et transforme mon existence. Elle ne constitue nullement une théorie abstraite, métaphysique dotée d’une valeur de type ob-jectivant. Elle n’a de sens que si elle m’engage personnellement. Il ne faut pas la transformer en une vérité générale qui me dispenserait de me mettre personnellement en cause.

2. Le second exemple concerne la doctrine biblique de la création. Pour Bultmann, on se trompe quand on voit dans cette doctrine une explication de l’origine et des lois du monde. Elle ne donne pas un savoir sur les commencements et les origines de l’univers. Elle ne raconte pas des événements lointains. Elle concerne mon présent, ma manière de vivre aujourd’hui. En confessant Dieu comme créateur, je reconnais que son action et sa parole dominent ma vie et non pas l’ordre du monde ni ma volonté propre. “Au commencement, Dieu créa”, cela veut dire : “aujourd’hui, pour moi, l’acte de Dieu prime tout le reste”. Je ne parle pas de l’univers, je déclare mon entière dépendance de Dieu. Je cite Bultmann : “L’idée de création n’est pas une théorie cosmologique qui enseigne à comprendre tous les êtres et les événements ... elle signifie que je suis au pouvoir de Dieu comme au pouvoir de celui qui me donne la vie”. En faisant de la création une doctrine qui concerne le monde et sa genèse, je l’éloigne de moi, je me dérobe à l’interpellation qu’elle comporte; car elle me pose une question qui risque de me gêner : qu'est ce qui vient en premier, qu'est ce qui occupe la place déterminante dans ta vie?

Il en va de même de chacun des dogmes. En les comprenant de manière ob-jectivante, on trahit leur véritable signification qui est ex-sistentielle.

5. Conclusion

Pour les existentialistes, l’évangile n’apporte pas un savoir ni un ensemble de croyances. Il provoque une rencontre existentielle avec quelqu’un qui me bouscule, m’interpelle, me place devant un choix que je dois faire sans preuves ni garanties. Il me demande, comme aux premiers disciples de Jésus, de renoncer à toute sécurité, de risquer mon existence. En me convertissant, je n’entre pas en possession d’une connaissance bien codifiée et maîtrisée, je ne prends pas place dans un abri spirituel fortement protégé. Je m’ouvre et je m’abandonne à cet autre qui vient vers moi de manière toujours imprévisible. La confiance que je lui donne ne devient jamais un fait acquis. Je dois la renouveler à chaque instant. Le croyant n’a pas de cadre ou de structure où il inscrirait sa foi. Il se livre sans défenses ni réserves à la volonté divine. On ne doit pas comparer l’existence croyante à une installation dans une maison confortable et douillette. Elle ressemble plutôt à un exode, à une marche dans le désert que suscitent, puis orientent une rencontre et une attente. Dieu est l’étranger que je ne peux jamais deviner et fixer, “le visiteur qui va toujours son chemin”, pour reprendre un vers de Rilke; il entre dans ma vie sans s'y installer ; d'au delà du connu, il me parle pour me demander toujours à nouveau de me décider.

4. Le déclin de l'existentialisme

L'audience de l'existentialisme

Dans le deuxième tiers du vingtième siècle, l’existentialisme domine la sensibilité et la pensée occidentales et imprègne assez fortement les mentalités. La théologie existentielle, portée par ce mouvement, a une audience certaine. Elle attire même si elle n’est pas toujours vraiment comprise.

À partir des années 60 on constate un recul général de l'existentialisme et un retour des essentialismes. Ce déclin se produit aussi dans les Églises et dans le christianisme. La théologie existentielle parle beaucoup moins aux gens et leur apparaît insatisfaisante. Toutefois, demeure son message : la foi nous place devant l’interpellation et l’exigence de la parole qui retentit dans la Bible. Aucun savoir, aucune doctrine, aucune appartenance ecclésiastique ne dispensent de la décision existentielle. Aucune habitude ne remplace la conversion personnelle, conversion qui n'est jamais acquise. À chaque instant de notre vie, il nous faut nous détourner du péché (c'est à dire de la volonté de vivre par et pour nous-mêmes) et nous tourner vers Dieu. La force et la vérité de ce message n'empêchent pas que l'existentialisme présente deux grandes insuffisances qui expliquent son déclin.

L'événement et la structure.

La théologie existentielle rend la foi héroïque et difficile à vivre. Rares sont ceux qui peuvent se passer d'assurances, de garanties, de cadres, de structures qui aident à se repérer, à réfléchir, à se conduire. L'existentialisme accorde une certaine place à l'objectivation dans l'existence courante. Je ne peux pas avoir constamment des attitudes existentielles et vivre à chaque instant des relations existentielles. Pourquoi refuser dans le cas de la foi ce que l'on admet pour la vie de tous les jours?

L'existentialisme décrit très bien un moment fondamental de l'existence croyante, l'expérience décisive d'où naît la foi. Mais, il oublie qu'il y a d'autres moments, d'autres expériences et une durée qu'il faut structurer. Il développe une théologie de l'exode et de la traversée du désert. L'exode, c'est le départ de la maison asservissante de l'objectivité, avec ses règles, ses habitudes et ses principes, c'est la sortie d'un pays familier et ordonné. La traversée du Désert, c'est l'inconnu qu'on affronte, l'absence de toute sécurité; chaque matin on reçoit la manne qui permet de vivre, mais on ne peut pas la stocker, en faire des provisions. L'existentialisme a raison d'insister sur de tels moments. Ils sont essentiels, fondateurs. Mais il oublie trop que l'exode et la traversée du Désert sont suivies d'une installation dans la terre promise, d'une organisation, et qu'il en va de même de la foi. Elle jaillit de la rencontre imprévisible avec Dieu, mais ensuite elle doit se structurer.

3. L'absence du monde.

La seconde insuffisance tient à ce que l'existentialisme écarte le monde de sa réflexion. Il voit dans le monde le domaine de l'objectivation. Il ne concerne donc pas ni n'intéresse la foi. Elle n'a pas à s'en préoccuper. Un disciple dissident de Bultmann, Käsemann a accusé l'existentialisme d'être un "docétisme naïf". "Docétisme" à cause de son mépris pour le monde matériel, économique, politique, cosmique. "Naïf", parce qu'il suppose que l'on peut séparer l'existence de ce qui l'entoure et la rend possible.

Pour la théologie existentielle, l'évangile concerne presque exclusivement le salut de la personne et l'attitude de l'individu. Il y est question de ma conversion, de la décision que je suis appelé à prendre et qui détermine mon existence. Incontestablement, tout cela se trouve dans l'évangile et personne ne pense à le nier. Mais, souligne Käsemann, l'évangile a aussi une portée cosmique, comme le montre l'eschatologie ou l'apocalyptique. Il parle du destin du monde dans sa totalité. Il ne se contente pas de me demander : qu'est-ce qui est premier dans ta vie, qui est ton Seigneur? Il pose une question plus vaste : "qui gouverne le monde et dirige l'histoire? À qui appartiennent les cieux et la terre? À Dieu ou aux démons? Par démons, il faut entendre ces puissances que sont le profit, l'argent, le racisme, la volonté politique ou nationale de dominer, la famine, la maladie, etc. La foi répond "à Dieu" et cette réponse implique une militance. Elle engage le croyant dans un combat avec les "princes de ce monde".

Or, en cette fin du vingtième siècle, quels sont les problèmes majeurs des êtres humains ? D'abord, la misère, que ce soit celle des pays sous-développés ou le chômage dans les pays industriels. Ensuite, la pollution qui risque de détruire toute possibilité de vie sur notre planète. Il faut ajouter les maladies et les affrontements entre groupes humains. Sur tout cela, les existentialistes n'ont rien à dire et ils estiment que la foi n'a pas à s'en occuper. Il s'agit pour eux de problèmes techniques sans dimension spirituelle. Du coup ils sont déconnectés d'avec les préoccupations les plus graves de notre époque, et risquent de rendre l'évangile insignifiant. De manière très dure, mais qui ne manque pas de pertinence, on a écrit que l'existentialisme était une philosophie et une théologie pour petits bourgeois, confortablement installés dans la prospérité occidentale des années 50 et 60.

André Gounelle
Cours

 

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot