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INCARNATION

 

Je propose un parcours comprenant un prélude et trois étapes. Le prélude, assez bref, sera linguistique, plus précisément lexical et sémantique. Il examinera le mot même d’incarnation ; la manière dont il est bâti, construit, composé donne quelques indications sur ce qu’il veut dire. Viendra ensuite une première étape, qu’on pourrait qualifier de conceptuelle ; elle s’arrêtera sur l’idée d’incarnation ; elle esquissera une analyse des convictions fondamentales qu’elle comporte et véhicule ; elle dégagera les principaux traits de la compréhension de la réalité et de sa structure qu’elle présuppose. Dans la deuxième étape, il sera directement question de Jésus : quand on se sert du mot et de la notion d’incarnation pour rendre compte de ce qu’il a été et de ce qu’il a fait, qu’affirme-t-on exactement ? La troisième étape se demandera si l’incarnation se limite Jésus, si elle est un événement unique et exceptionnel, ou si elle a une portée plus générale, si elle concerne d’autres êtres, d’autres réalités.

Le mot « incarnation »

Je commence donc par le vocabulaire. Le terme « incarnation », qui date, semble-t-il du 3ème siècle, combine deux mots latins :in qui veut dire « dans » et caro (génitif carnis) qui signifie « chair ». S’incarner signifie donc littéralement entrer en chair. Arrêtons nous successivement sur le substantif « chair » et la préposition « en » ou « dans » pour essayer d’en déterminer le sens.

1. Prenons, d’abord, « chair » en grec sarx. Le sens de ce mot est difficile à préciser ; il fluctue, varie, change selon les époques et les auteurs. Même à l’intérieur du Nouveau Testament, on constate une grand diversité : sarx ne désigne pas exactement la même chose chez Paul et Jean ; il n’est pas sûr que le mot ait une acception identique dans le Prologue de Jean - texte dont l’arrière-fond reste mystérieux - et dans la suite de l’évangile.

En simplifiant beaucoup, on peut dire qu’en gros, avec des flottements et des exceptions, dans la plupart des textes bibliques, sarx ne désigne pas le corps (soma) ou la viande (kreas) mais l’être ou le sujet humain. En général, mais pas partout, il ne s’agit pas d’une partie de la personne, de la partie corporelle, mais de la personne tout entière. Ma sarx, c’est moi. Il en va ainsi dans ce verset d’Esaïe qu’on lit, ou qu’on lisait, souvent dans les services funèbres : « toute chair est comme l’herbe, comme l’herbe des champs » ; ou encore dans la prophétie de Joël, citée par Pierre lors de son discours à Jérusalem le jour de la Pentecôte : « je répandrai mon esprit sur toute chair ». Comme le précise justement Paul Tillich, dans ces textes, chair « ne désigne pas une substance matérielle, mais veut dire “existence historique” ».

Quand l’évangile de Jean affirme dans son prologue (1, 14) que « la parole s’est faite chair », on n’a pas eu tort de comprendre et d’interpréter : « elle est devenue un homme ».

2. Après chair, caro ou sarx, voyons maintenant in « dans » ou « en ». Cette préposition renvoie à un duo ou une dualité. Deux éléments différents interviennent, se rencontrent et entrent en relation. Quelque chose s’introduit, pénètre, s’injecte, s’infiltre, s’établit ou réside dans une autre chose. Plusieurs formes d’insertion sont envisageables, par exemple, celle d’un contenant et d’un contenu qui s’associent en restant distincts. Quand on met du lait dans une bouteille, la bouteille ne devient pas lait ni le lait bouteille ; ils sont ensemble, l’un dans l’autre, mais ne fusionnent pas ; un peu plus tard, on les séparera ou on les dissociera sans aucune difficulté. De même, pour « je vis dans un appartement » ; j’y loge, j’y séjourne, mais je peux déménager et m’installer ailleurs. Dans le prologue de Jean, l’affirmation « la parole s’est faite chair » est immédiatement suivie par l’image de l’habitation : « il a habité en nous » ; c’est bien « en » (en) et non « parmi » comme le traduisent la plupart de nos versions.

La relation « contenant – contenu » n’est pas la seule possible. In peut aussi se rapporter à un mélange ou un amalgame par exemple quand je verse du lait dans du café ; le café et le lait demeurent, ils ne sont pas anéantis, mais ils sont modifiés, ils changent, ils deviennent différents de ce qu’ils étaient auparavant ; j’ai produit du café au lait. Que ce soit du lait en bouteille ou du café au lait, il y a bien la relation « l’un dans l’autre », mais nous n’avons pas le même type de compénétration entre les deux éléments. Quand Paul écrit « Dieu était en Christ » (2 Cor 5, 19), les deux sens de in, l’habitation (que Calvin privilégie plutôt) et l’amalgame (que Luther a tendance à préférer) ont été envisagés et défendus.

La notion d’incarnation

Après ce rapide examen du vocabulaire en prélude, la première étape va analyser l’idée même d’incarnation. Cette idée est née et s’est développée dans une culture marquée à la fois par le christianisme et par la pensée grecque. Elle se rencontre ou on trouve des équivalents certes également ailleurs (la plupart de divinités païennes s’incarnent d’une manière ou d’une autre), mais nulle part elle n’a autant d’importance, n’est comprise de manière aussi radicale ni n’occupe une place aussi centrale et aussi capitale.

De la Bible et aussi, mais moins nettement, de la réflexion des penseurs néoplatoniciens se dégage une vision du monde que caractérisent quatre aspects qui donnent sens et portée à l’incarnation. Voyons-les successivement.

1. Premier aspect : le sentiment ou la conviction que l’être humain a affaire avec du charnel et du non charnel, avec du corporel et du non corporel. Il manie des objets et aussi des idées. Il est aux prises avec du concret et également avec de l’abstrait. Il vit dans le matériel et le temporel, tout en entretenant une relation avec de l’immatériel et de l’éternel.

Dans le platonisme, il y a le domaine des objets sensibles qu’on peut voir, toucher et le domaine des idées ou des essences qui échappent à la perception sensorielle. En ce qui concerne la Bible, quand elle déclare que Dieu a créé le ciel et la terre, on a souvent compris que « ciel » désignait l’invisible et « terre » le visible. On estime en général que Paul ne fait rien d’autre que de répéter la phrase inaugurale de la Bible en écrivant dans Col. 1,16 que Dieu a crée ce qui est visible et ce qui est invisible. Pour le Nouveau Testament, Dieu lui-même est invisible. « Personne n’a jamais vu Dieu » affirme le prologue de Jean et à plusieurs reprises Paul mentionne l’invisibilité de Dieu.

2. Deuxième aspect : le sentiment ou la conviction que pour atteindre l’être humain, pour entrer en contact et échanger avec lui, l’invisible, le non corporel, l’abstrait, doit se manifester à lui sous une forme sensible ou à travers une réalité matérielle qui lui permette de le discerner. Nous n’en avons pas une perception directe ; nous le découvrons ou il se découvre à nous à travers des êtres, des objets, des événements et des cérémonies qui le représentent, autrement dit qui le rendent présent. Si l’invisible restait à part, en dehors, à l’écart, au delà du visible, s’il en était totalement séparé, il serait évanescent, fantomatique, obscur, semblable aux ombres dont parle Platon dans le mythe de la caverne. Il nous resterait étranger et inconnu, tel ce dieu auquel les athéniens avaient dédié un autel qui a attiré l’attention de Paul. Comme le dit Luther, ce qui ne nous touche pas d’une façon ou d’une autre existe peut-être en lui-même, mais n’existe pas pour nous. Sur un plan qui n’a rien de religieux, on dira que les valeurs de la République ou de la morale laïque sont des chimères sans consistance si elles ne se concrétisent pas dans des actions, des comportements et des institutions.

La Bible raconte des théophanies, autrement dit, des apparitions de Dieu : le Dieu invisible, qui par nature échappe aux regards, montre quelque chose de lui à des hommes, à certains moments et dans certains événements ; sans cela, il ne serait ni vivant ni réel. Par exemple, il se dévoile à Abraham dans ces trois visiteurs qui viennent lui annoncer la naissance d’Isaac, à Jacob dans cet inconnu qui lutte toute une nuit avec lui, à Moïse dans ce buisson qui brûle sans se consumer, aux hébreux dans le désert sous la forme d’une colonne de fumée, à Elie dans un vent doux et subtil, etc. Luther disait que l’homme ne voit jamais Dieu dans sa nudité ( Deus nudus), mais toujours revêtu d’habits ou de formes terrestres qui à la fois le voilent et le rendent perceptible. Pour le Nouveau Testament Jésus remplit cette fonction : il est, celui qui nous le « fait connaître » (Jn 1,18).

3. Troisième aspect : que l’invisible se manifeste dans le visible indique qu’il n’y a pas une incompatibilité de principe ni une contradiction de nature entre les deux domaines. Ils ne s’excluent ni ne se combattent nécessairement.

Il y a eu autrefois et il y a toujours aujourd’hui, mais ils deviennent plus rares, des courants religieux qui identifient le charnel ou le temporel avec le satanique ou le diabolique. Si la Grèce est sensible à la beauté des corps, comme le montrent ses statues et son architecture, on y rencontre aussi l’idée que le corps souille, dégrade, abîme, que la matière est vile, ignoble, abjecte. Le gnosticisme et un plus tard le manichéisme vont en ce sens. Dans leur perspective, si Dieu s’incarnait, il perdrait sa divinité et la spiritualité doit s’efforcer non pas d’incarner un message venant de Dieu, mais de désincarner le croyant (il y a quelque chose qui ressemble à cela dans le bouddhisme) ; il ne s’agit pas de faire entrer l’invisible dans ce qui nous est visible, mais de nous faire entrer dans l’invisible. Ici, la religion a pour but de délivrer le fidèle de la matière qui l’emprisonne et l’asservit pour le faire accéder au monde incorporel de l’Esprit, au règne immatériel de Dieu. La distinction de l’âme et du corps n’est plus alors comprise comme un duo qui appelle à un partenariat et une coopération, mais comme un duel à mort entre des antagonistes dont chacun cherche à éliminer l’autre.

La doctrine chrétienne de l’incarnation refuse l’ostracisme du matériel et du corporel ; elle signifie que l’invisible peut se manifester et agir dans le visible sans déchoir ni se dégrader. Le charnel n’est pas disqualifié ou dévalorisé par principe. S’il diffère du spirituel, il n’en est pas l’adversaire, mais plutôt le compagnon, voire l’allié. Qu’on puisse en faire un mauvais usage ne le rend pas mauvais en lui-même.

L’incarnation s’oppose aussi à l’idée d’une totale altérité de Dieu. La séparation entre visible et invisible ne le relègue pas dans un au-delà ; elle n’interdit nullement sa présence et son action dans l’ici bas. Autrefois, à l’époque classique, quand quelqu’un s’engageait dans la vie monastique, on disait qu’il « sortait du monde » pour « entrer en religion ». L’incarnation signifie à l’inverse que le religieux ne se situe pas au dehors mais à l’intérieur du monde. On rencontre Dieu non pas en fuyant le charnel, le temporel, le matériel, mais en y participant avec prudence et discernement.

Dieu n’a pas le monde en horreur, il ne le déteste pas, il ne l’abandonne pas ; au contraire il l’aime et c’est pourquoi il vient vers lui, s’y rend présent et y agit. Il est significatif que les évangiles décrivent un Jésus qui, à la différence d’un Jean-Baptiste, n’a rien d’un ascète (ce qu’apparemment, certains lui ont reproché) et que ses disciples ne vivent pas à l’écart des foules, comme le faisaient certains groupes esséniens.

4. Quatrième aspect : la certitude que dans le monde il y a autre chose que le monde, la conviction qu’à l’intérieur du charnel réside du spirituel et qu’au sein du temporel se rencontre de l’éternel.

Nous avons vu que la doctrine de l’incarnation donne tort à un idéalisme pur qui rejetterait le matériel ; elle contredit un spiritualisme éthéré qui refuserait toute présence du divin dans le concret ou dans le matériel. Le spirituel a besoin du charnel pour exister, pour devenir réel et pour s’inscrire dans notre vie. Mais si la doctrine de l’incarnation rejette un idéalisme radical ou extrême, à l’inverse, ce qu’indique ce quatrième aspect, elle rejette tout autant un matérialisme absolu ou exclusif pour qui il n’y aurait rien d’autre que des corps, des choses ou des objets. Elle affirme que le temporel et le charnel ne sont pas le tout de la réalité, que notre existence a une autre dimension et que sa vérité ultime se situe ailleurs.

L’incarnation, telle que comprise dans l’occident chrétien, a donc un double aspect. D’une part, elle rend attentif à l’importance du matériel : la spiritualité en a besoin pour exister et avoir de la consistance ; si elle le méprise et le repousse, elle s’évapore, s’évanouit et se perd. D’autre part, l’incarnation conduit à insister sur la nécessité du spirituel : il donne de la dignité au matériel qui serait insensé, absurde et dépourvu de tout intérêt sans cet invisible qui s’exprime en lui, tout le dépassant.

On rejoint ici l’image du sel dont se sert Jésus dans une parole bien connue : un plat a besoin de sel pour avoir du goût, de la saveur, mais s’il n’y avait pas de plat, le sel n’aurait aucune utilité, ne servirait à rien. Une spiritualité sans incarnation serait du sel qui ne salerait rien ; une matérialité sans incarnation serait un plat fade et manquant de goût faute de sel.

De même, je me réfère ici aux deux premiers versets de la Bible, pour être vraiment Dieu, et non pas un vague esprit planant (ou voletant) sur des eaux indistinctes, Dieu a besoin du monde (et donc il le crée), et pour ne pas être ténèbres épaisses, gouffre abyssal, chaos inextricable, le monde a besoin d’entendre et de recevoir la parole venant de Dieu.

Entre l’incarnation et la création, il y a d’étroites convergences. Sous une forme évidemment mythologique, le premier chapitre de la Genèse nous dit trois choses. D’abord que le monde n’est pas Dieu, il en est distinct. L’Esprit de Dieu diffère des eaux sur lequel il plane. On ne doit pas confondre la Parole de Dieu avec la terre et les cieux qu’elle fait surgir. Ce texte nous dit ensuite que, séparée de l’Esprit et de la Parole de Dieu, la matière est une masse informe et vide (ainsi a-t-on traduit en français le tohou-wa-bohou de l’hébreu). Les objets et les corps animés ou inanimés n’ont pas en eux-mêmes de sens. Ce récit dit enfin que Dieu n’est pas resté un Esprit planant sur les eaux, extérieur et étranger aux réalités matérielles. Il s’en occupe, il s’y engage, il les façonne et les organise. Le monde, le cosmos où nous vivons, s’il n’est pas lui-même divin, est cependant une œuvre divine; il n’est donc pas méprisable ni négligeable ; à travers lui se perçoit et se reçoit quelque chose d’autre, quelque chose qu’il n’est pas, à savoir Dieu. De même l’incarnation implique que la chair n’est pas tout, n’est pas ultime, mais qu’en elle le divin ou l’ultime agit et se manifeste et qu’il faut donc la prendre au sérieux, en reconnaître la valeur. Dans le cas de la création comme dans celui de l’incarnation, on a une dualité (celle du spirituel et du charnel) sans dualisme, autrement dit le spirituel et le charnel ne sont pas condamnés à s’ignorer ou à lutter l’un contre l’autre, mais sont invités à s’allier et à coopérer dans un dynamisme créateur. Dieu n’est pas le monde, mais il n’est pas sans le monde ; le monde n’est pas Dieu, mais il n’est pas sans Dieu.

L’incarnation en Jésus

J’en arrive à la deuxième étape de ce parcours. En christianisme, quand on parle d’incarnation, on pense essentiellement à Jésus, c’est lui qui est concerné au premier chef. Qu’est-ce qui caractérise l’incarnation, comment la comprendre quand on l’applique à Jésus ? Je fais ici cinq remarques.

1. En premier lieu, on rattache généralement l’incarnation au verset 14 du prologue de Jean qui commence ainsi : « La parole a été faite chair » ; la traduction littérale du grec est : « la parole est devenue chair ». Il ne s’agit pas d’un contenant et d’un contenu, mais d’une transformation, d’un changement (selon le second sens que j’ai indiqué pour in) ; on dit non pas que la parole entre dans une chair, mais qu’elle devient chair. Ce qui est modifié, ce qui devient chair ou personne, ce n’est pas Dieu lui-même, en grec theos, mais sa parole en grec logos. Le début de l’épître aux Hébreux (1, 2) rejoint le prologue de Jean en déclarant qu’après avoir parlé par les prophètes, Dieu parle par le Fils.

Jésus incarne donc la parole de Dieu. Dans la philosophie grecque, stoïcisme et néo-platonisme, logos a un sens fort ; ce ne sont pas des mots en l’air, sans portée ni poids, qui ne disent pas grand chose et n’engagent guère celui qui les prononce, c’est un message qui traduit sa vérité la plus profonde, qui correspond étroitement avec sa réalité. Dans cette ligne, entre Dieu et le logos, le prologue de Jean établit à la fois une différence et une identité. Il dit que le « logos est avec Dieu » ; cet « avec » les distingue ; Jean ajoute « il est Dieu », il les assimile. Pour ma part je comprends : le logos n’est sans doute pas l’être de Dieu, mais il est en tout cas action et expression de Dieu. Dire que Jésus incarne le logos signifie donc qu’en lui Dieu s’adresse à nous, nous atteint, nous touche et nous transforme.

2. Ce verset dit : « la parole est devenue chair », et non pas : « Dieu s’est fait homme ». Cette dernière formule, consacrée par le concile de Nicée en 325, au quatrième siècle, n’est pas biblique. On a souvent et à juste titre noté qu’elle n’est pas très heureuse. Elle a plusieurs inconvénients.

D’une part, elle met l’accent sur l’essence même de Dieu, sur sa réalité intime alors que le prologue de Jean concerne la manière dont il s’exprime, vient vers nous, se fait connaître à nous et agit en nous. Au lieu de traduire l’expérience de la rencontre vivante avec Dieu à travers Jésus, elle oriente vers une spéculation métaphysique ou, plus exactement, ontologique.

D’autre part, prise à la lettre, elle semble dire que Dieu a renoncé à sa divinité, qu’il l’a abandonnée et abdiquée, pour se métamorphoser et devenir un homme, c’est à dire autre chose que ce qu’il était auparavant. Dieu ne serait plus, ou il ne serait plus Dieu, et Jésus le remplacerait, se substituerait à lui et deviendrait pour le croyant la seule référence, le seul objet de foi, ce que soutiennent par exemple des théologiens de la mort de Dieu, tel l’américain Thomas Altizer qui voit dans l’évangile un athéisme, l’annonce que Dieu devient le Jésus terrestre et cesse donc d’être « le père qui est aux Cieux ».

À quoi, il faut ajouter que la formule « Dieu s’est fait homme » pousse à diviniser Jésus, à lui enlever son humanité, à faire de lui Dieu marchant sur terre sous des apparences humaines, et non un homme « semblable à nous en toutes choses sauf le péché », comme le dit le concile de Chalcédoine (451).

3. Dans ce verset de Jean, l’incarnation est un événement que décrit un verbe et non un substantif : elle arrive, elle se produit, elle n’est pas un « état » ou une chose. Le verbe met l’accent sur le mouvement du logos qui devient « chair ». Le substantif conduit à tenter de définir l’état antérieur du logos et l’état postérieur de la sarx qu’il devient ; il fait entrer dans le chemin qu’ont suivi les grands conciles et les orthodoxies ecclésiales.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser de prime abord, dire que « Dieu s’incarne en Jésus » et dire que « Jésus est Dieu incarné » ne revient pas au même. Quand on passe de la première formule à la deuxième, on opère un déplacement, on quitte le registre du dynamique, dominé par les catégories d’acte, de mouvement, de rencontre, de surgissement et on entre dans le registre de la substance dominé par les catégories d’essence, de substance et de nature. Il est clair que les deux registres s’appellent mutuellement ; lorsqu’on réfléchit en terme d’acte, on est vite amené à s’interroger sur l’être. Il n’en demeure pas moins que poser la primauté de l’acte conduit à considérer l’être autrement.

Dans une démarche de type substantialiste (celle qui domine dans les théologies « classiques »), l’incarnation veut dire que Jésus a une nature divine à côté ou en plus de sa nature humaine et on s’interrogera sur la relation dans sa personne des deux natures. Dans une démarche de type dynamique (telle que mise en œuvre dans l’existentialisme et dans la théologie du Process), l’incarnation veut dire, selon les termes que nous avons employés plus haut, que Dieu s’adresse à nous, nous atteint, nous touche et nous transforme en Jésus ; elle est une action, et non une structure ontologique.

Cette deuxième démarche écarte et disqualifie la question : « Jésus est-il Dieu ? » pour cette autre question : « Dieu agit-il sur moi, se manifeste-t-il à moi en Jésus ? ». On se détourne d’une spéculation métaphysique pour privilégier l’expérience existentielle. Je ne cache pas que penser la foi évangélique et exprimer la théologie chrétienne en termes d’acte me paraît bien préférable et plus fidèle à la Bible que de le faire en terme d’être.

4. Aux 4ème et 5ème siècles de notre ère, les grands conciles, ceux de Nicée, de Constantinople, puis de Chalcédoine ont formulé des doctrines qu’on a ensuite considérées comme orthodoxes et canonisées, celles de la trinité et des deux natures du Christ. Le Nouveau Testament déclare qu’en Jésus le logos s’incarne (Prologue de Jean), que Jésus exprime l’être de Dieu (Hb 1,3) et est l’image du Dieu invisible (Col 1/15). Les conciles sont allés plus loin et ont proclamé que Jésus est l’incarnation de Dieu lui-même, qu’il est Dieu. Il y a là un glissement ou un déplacement de l’acte à l’être qui, à mon sens, appelle de sérieuses réserves.

Cependant, en même temps, et cette fois-ci à juste titre, les conciles ont souligné la pleine et entière humanité de Jésus. Il est « l’homme parfait », expression d’origine paulinienne qui revient très fréquemment dans les textes ecclésiastiques, anciens et modernes. Par « homme parfait » il faut entendre l’homme tel que Dieu le veut, autrement dit l’homme que façonne la parole de Dieu et en qui elle s’incarne.

D’après l’évangile de Jean, en montrant Jésus à la foule, Pilate aurait dit « voici l’homme » (en latin : ecce homo). De nombreux commentateurs chrétiens expliquent que sans le vouloir ni le savoir, le procurateur romain exprime une profonde vérité, car Jésus représente l'homme authentique, l'exemple, la figure de ce que nous devrions tous être. Il est, pour reprendre une expression de Paul, le second ou dernier Adam (adam veut dire « homme » ; ce n'est pas un nom propre mais un nom commun) ; ce nouvel adam, à la différence du premier, ne fuit pas l’Éternel, ne se cache pas quand il vient parmi les hommes, au contraire il l’accueille ; il ne lui désobéit pas, il vit selon sa parole et inaugure une humanité nouvelle, qui est et demeure en pleine communion avec Dieu.

5. Ma dernière remarque va partir de trois brèves expressions de Paul. Dans Galates 2, 20, il écrit « le Christ vit en moi » ; dans Ephésiens 4, 13-15, il exhorte ses lecteurs à parvenir « à la stature parfaite du Christ » ; dans 1 Corinthiens 11, 1, il se dit « imitateur du Christ », amorçant un thème qui sera beaucoup développé à la fin du Moyen Age. Au 16 ème siècle, dans cette ligne, Erasme et Luther nous invitent à devenir de nouveaux ou de petits christs, autrement dit à devenir humains ; nullement à devenir Dieu, ce qui serait une ambition satanique (« vous serez comme des dieux », dit le serpent de la Genèse pour convaincre Eve de manger le fruit défendu), mais à devenir vraiment humains.

Il faut cependant le souligner, vouloir imiter le Christ, incarner le Logos, devenir un homme parfait, c’est démesuré, au delà de nos possibilités, hors de notre portée. Si nous comptons sur nos forces et nos efforts pour y parvenir, nous sombrerons soit dans le désespoir parce que nous n’y arrivons vraiment pas, soit dans un orgueil insensé si nous nous imaginons y avoir réussi. Le Christ, figure de l’homme accompli, n’est pas un programme qui nous serait imposé par Dieu ; ce n’est pas une opération à mener par nos propres moyens. Ce n’est pas ce que nous avons à faire, mais ce que Dieu entreprend de faire en nous. C’est l’objectif que poursuit Dieu en se rendant présent et en agissant, autrement dit en s’incarnant, dans le monde et dans la vie de chacun de nous. Jésus est l’image et l’exemple de cette nouvelle créature que Dieu implante, incarne en nous ; il représente l’avenir que Dieu prévoit et prépare pour nous.

Jésus extraordinaire ou exemplaire ?

La troisième étape de ce parcours va se demander si Jésus a le monopole de l’incarnation ou si elle se produit aussi ailleurs qu’en lui, en d’autres êtres ou d’autres réalités. S’agit-il d’un événement singulier et hors-norme, qui dans l’histoire du monde et de l’humanité n’est arrivé et n’arrivera qu’une seule fois, ou bien peut-on envisager qu’il y ait, dans le passé, le présent et l’avenir, des gens, des choses, des événements que l’on puisse également considérer comme des incarnations ? Examinons les deux réponses possibles à cette interrogation.

1. La première, de beaucoup la plus fréquente parmi les chrétiens, affirme l’exclusivité de Jésus. Elle voit dans l’incarnation un événement unique qui n'a pas de précédents et qui ne se répétera pas. Il s’agit de quelque chose de totalement original, sans analogue, qui n’appartient qu’à lui ; rien ne lui ressemble ni ne s’en rapproche. Jésus est un être singulier, spécial, extraordinaire, à aucun autre pareil. Le logos divin se fait chair seulement en lui ; il est deus homo, Dieu-homme, ce que personne ni rien d’autre que lui n’est ni ne peut être. Dans cette perspective, ce que note Bultmann, on ne prend pas sarx pour un terme générique ; il désignerait un homme concret, un individu précis et non pas l’humanité en général. Jean affirmerait non pas que « Le logos s’est fait humain » (ou que Dieu a revêtu l’humanité), mais qu’« il est devenu cet homme-ci », à savoir Jésus de Nazareth.

Cette première réponse a deux conséquences.

D’abord, elle pousse à estomper l'humanité de Jésus, à en faire un être surnaturel, sans commune mesure avec les autres. Elle l’isole, le met à part, l’éloigne de nous, nous le rend étranger. Paradoxalement, elle tend à le désincarner parce qu’il n’appartient pas à la même catégorie que nous et qu’il n’a pas le même être, la même nature que la nôtre (ou les « mêmes natures »). Il est « hors cadre », plus céleste que terrestre. Il devient difficile de voir en lui un « frère » ou un « ami », comme le disent certains cantiques ; il est trop au-dessus ou différent de notre condition. Du coup, la piété populaire a éprouvé le besoin de figures plus accessibles, celle des saints ou de Marie, pour représenter, au sens de rendre présent, Dieu.

Ensuite, cette réponse disqualifie ou dévalorise radicalement les religions et spiritualités non chrétiennes. Elles n’ont ni réalité ni vérité. En dehors de Jésus, on peut certes avoir des intuitions de Dieu, des lueurs confuses de ce qu’il est et de ce qu’il veut, mais on ne le rencontre ni ne le connaît vraiment. Si l’incarnation est l’apanage du seul Jésus, il s’ensuit qu’on ne doit reconnaître comme juste et vraie que la religion qui naît et se réclame de lui ; toutes les autres sont trompeuses, illusoires sans valeur ; elles égarent. Le monopole de Jésus conduit à un exclusivisme chrétien.

2. La seconde réponse ne restreint pas l’incarnation à la personne humaine de Jésus. En dehors de lui, l’affirmation « la parole a été faite chair » a trois applications qui ont été évoquées dans ce qui précède ; je les rassemble et les résume.

Le première concerne l’univers, autrement dit, l’ensemble de ce qui est. Nous avons vu qu’il y a un lien étroit entre création et incarnation. Dans le premier chapitre de la Bible, un magma informe et obscur (le tohu-wa-boho ) se transforme en monde, (en cosmos) parce que Dieu cesse de lui être extérieur (de planer au dessus des eaux), parce qu’il y entre, y pénètre et y imprime sa marque. Le philosophe Whitehead a écrit : « le monde vit de l’incarnation de Dieu ». Le monde existe, ou est monde (cosmos) parce que la présence et la parole divines s’y incorporent ou s’y incarnent. L’incarnation a donc une portée générale et concerne toute sarx, et pas seulement une sarx particulière.

La deuxième dimension se rapporte plus particulièrement aux témoins ou messagers de Dieu, à ceux qui nous rendent conscients de sa présence et s’adressent à nous de sa part. Il faut principalement mentionner les prophètes. Comme le dit le premier verset de l’épître aux Hébreux : « après avoir autrefois, à plusieurs reprises et de plusieurs manières parlé à nos pères par les prophètes. Dieu nous a parlé par le Fils ». Autrement dit, avant de s’incarner en Jésus, la parole s’est incarnée dans les prophètes. Pour un Justin Martyr et tout un courant théologique, le logos s’incarne aussi dans des sages et des philosophes non bibliques et non chrétiens, comme Socrate et les stoïciens. C’est la thèse dite du logos spermatikos, du logos qui ne se concentre pas en Jésus, mais qui se répand en quantité d’endroits. L’incarnation concerne ici la sarx des envoyés et des messagers de Dieu.

Enfin, troisième dimension, les croyants sont appelés à imiter le Christ. Dans la foi, ils deviennent de nouvelles créatures qui portent en eux, comme Jésus, la présence et la parole de Dieu et qui se laissent façonner par elles. L’incarnation représente l’avenir auquel ils sont appelés, un avenir qui commence dès maintenant, même s’il n’est pas totalement accompli. Ils sont, selon une formule classique, entre un « déjà là » et un « pas encore ». L’incarnation est donc la vocation de tous les « fidèles » ; ils sont appelés à porter dans leur sarx la parole et l’action de Dieu.

Selon cette seconde réponse, l’événement de l'incarnation a lieu sinon partout, du moins assez souvent, ou, en tout cas, parfois. Dieu se manifeste, « devient chair » constamment ou assez fréquemment ou à quelques reprises dans le cosmos en général, dans le monde humain en particulier et plus spécialement parmi les chrétiens.

On court évidemment ici le risque de banaliser Jésus, d’en faire un prophète ou un inspiré parmi beaucoup d’autres qui auraient tout autant de valeur et de poids. On fragilise ou on supprime le caractère exceptionnel que lui attribue le Nouveau Testament en le qualifiant de « fils unique de Dieu ». Cependant, cette objection tombe, ou perd de sa force, si on voit en Jésus non pas la seule incarnation, mais l’incarnation par excellence, celle qui fournit un modèle et qui fonctionne comme un critère pour d’autres personnages ou d’autres événements dont on peut se demander s’ils sont aussi des manifestations divines. Si le Logos s’incarne en toutes choses (ou en beaucoup de choses), il ne s’incarne pas partout de la même manière. Il le fait éminemment en Jésus, en qui les chrétiens trouvent l’archétype qui leur permet de mesurer et d’évaluer ce qui se passe ailleurs, d’en jauger la pertinence et d’en vérifier l’authenticité. On est ici proche de la thèse de l’extra calvinisticum, selon laquelle le Logos se manifeste et agit pleinement en Jésus, mais est également présent ailleurs, hors de lui (etiam extra).

Pour les deux réponses, l’incarnation en Jésus est exceptionnelle et décisive ; selon la première, elle l’est parce qu’extraordinaire ; selon la seconde elle l’est parce qu’exemplaire.

* * *

De quoi Jésus est-il l’incarnation ou, plutôt, qu’est-ce qu’il incarne ? À cette question, je propose, au terme de ce parcours, une triple réponse. Il incarne premièrement la parole de Dieu (au sens fort de logos) ; deuxièmement il incarne l’homme véritable ou authentique ; troisièmement il incarne la joyeuse promesse que nous recevons de l’évangile et la belle espérance qu’il fait naître en nous.

André Gounelle
(conférence, Montpellier, décembre 2017)

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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