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Le péché

 

Vous connaissez tous, je pense, l'histoire souvent racontée de la dame qui, rentrant du culte, dit à son mari : "Aujourd'hui, notre pasteur a fait un beau sermon sur le péché". Le mari lui demande : "Qu'en a-t-il dit ?" La dame répond : "Je ne suis pas bien sûre d'avoir compris, mais il m'a semblé qu'il était plutôt contre". Cette anecdote appelle deux commentaires. D'abord, que lorsque les pasteurs parlent du péché, souvent les gens ne comprennent pas, il y a malentendu, parce que pour eux le péché désigne tout autre chose que pour un théologien ou un homme d'Église. Ensuite, que probablement le pasteur était un fidèle prédicateur en ce sens qu'il était contre le péché, mais non pas contre les pécheurs. J'y reviendrai en conclusion. Quand on accuse, accable et condamne les gens, ce que tous les prédicateurs ont tendance à faire, ce qui représente pour eux la solution de facilité, on ne prêche pas l'évangile, mais la loi.

Ce cours comprendra deux grandes parties. J'ai intitulé la première "phénoménologie de la faute"; phénoménologie veut dire description; je résumerai des analyses de Paul Ricœur qui montrent comment dans les cultures du bassin de la Méditerranée et du Proche Orient, on a compris la faute ou la culpabilité humaine. La seconde partie sera plus doctrinale et théologique; j'y esquisserai les grandes lignes de la conception chrétienne du péché.

1. Phénoménologie de la culpabilité

Dans un ouvrage publié en 1960 chez Aubier La symbolique du mal, qui constitue le tome 3 de sa Philosophie de la Volonté, Ricœur a étudié d'une part les images ou symboles, d'autre part les récits ou mythes par lesquels les êtres humains ont exprimé leur expérience, leur compréhension et leur conscience de la faute. Je vais reprendre, dans ma première partie, les grandes lignes de cette analyse classique, à laquelle on se réfère souvent. Ricœur relève trois sortes d'images-symboles et quatre types de récits mythiques qui lui semblent représenter assez bien les principales conceptions de la culpabilité que l'on rencontre dans la pensée religieuses de l'humanité.

1. Les symboles

Voyons, d'abord, les images symboles. Ricœur les répartit en trois catégories qui représentent trois manières de comprendre la faute, trois niveaux de conscience de la culpabilité.

1. Un première catégorie d'images, la plus simple et la plus élémentaire fait de la faute une malpropreté, une tache, une souillure, ou une maladie; elle salit et infecte. De même qu'on se débarrasse de sa crasse en se nettoyant, le coupable doit se soumettre à un rite de purification qui le lavera et le rendra "plus blanc la neige", comme le dit le psaume 51, ou "plus brillant que l'ébène" comme le disent certaines traductions africaines de la Bible. Dans une des tragédies de Shakespeare, le sentiment de culpabilité de Lady Macbeth se traduit dans le fait qu'elle veut toujours se laver les mains.

Ce symbole, répandu dans de nombreuses cultures, présente souvent deux caractéristiques qui montrent qu'il correspond à une conscience encore grossière et rudimentaire de la faute.

- Premièrement, il ne lie pas obligatoirement la faute à une responsabilité, à une mauvaise intention. L'être humain peut se trouver souillé ou infecté et, donc, coupable parce qu'il a violé un tabou qu'il ignorait ou parce qu'accidentellement, sans le vouloir et même peut-être sans s'en apercevoir, il a eu un contact avec quelque chose (un animal, un cadavre, ou un objet) considéré comme impur. La faute n'apparaît donc pas comme un acte que l'homme décide, qu'il accomplit, mais comme un événement qui lui arrive et qu'il subit.

- Deuxièmement, la faute ressemble à une maladie. Elle vient du dehors et provoque automatiquement une souffrance ou même entraîne la mort. L'être humain vit sous le menace constante de châtiments qui lui tombent dessus sans qu'il sache pourquoi. Il risque de se voir puni pour des fautes qu'il ignore, ce qui le fait vivre dans une sorte de terreur. On ne distingue pas ici le mal du malheur, on ne sépare pas la faute et la souffrance.

Le symbole de la tache n'implique donc pas conscience morale et responsabilité. Il relève d'une mentalité assez primaire et d'une religion où domine la peur. La réflexion ne peut que le juger très insatisfaisant. Toutefois, son insuffisance n'entraîne pas sa disparition; il ne sera pas éliminé mais complété, corrigé et équilibré par d'autres symboles.

2. La seconde catégorie d'images symboliques voit dans la faute une rupture, ou une détérioration des liens qui unissent entre elles deux ou plusieurs personnes. À ce niveau, une altérité et une relation interviennent de manière décisive. La souillure représente un malheur qui arrive à l'être humain, tandis que la rupture se produit entre des personnes différentes et détruit ou abîme leurs rapports. Ici, joue un grand rôle l'idée d'alliance, c'est à dire d'un contrat qui associe et oblige d'une part la divinité, d'autre part l'être humain. La faute se définit comme une infraction à ce contrat, un non respect de l'alliance, un manquement aux obligations qu'elle comporte. Les règles et les exigences de cette alliance varient évidemment selon les peuples et les religions. Chez les prophètes d'Israël, elles vont très loin puisque Dieu demande au croyant d'exercer la justice et la miséricorde.

Deux séries de symboles relèvent de cette seconde catégorie. La première indique une déviation par rapport à l'ordre ou au chemin indiqué par l'alliance. Ainsi l'image de la voie tortueuse, de l'égarement, du but ou de la cible manquée. La faute consiste à mal s'orienter, à se détourner et à s'éloigner de Dieu. On la répare en se convertissant, c'est à dire en changeant de direction, en opérant un retour. La seconde série de symboles indique la relation détériorée ou cassée : ainsi, on qualifie la faute d'adultère, de révolte, d'ingratitude; on parle aussi de "nuque raide", de "dureté d'oreille".

Ce second niveau présente trois caractéristiques :

  • Premièrement, on peut commettre la faute à son insu, sans le savoir ni le vouloir. L'idée d'intention ou de responsabilité n'a pas, en tout cas à l'origine, grande importance; elle ne prédomine pas. La faute devient active, et relationnelle (ce qui la distingue de la souillure du premier niveau), mais elle reste un malheur qui arrive.
  • Deuxièmement, la faute a un caractère fortement collectif ou communautaire. Quelqu'un pèche parce qu'il se situe dans le cadre du contrat passé avec Dieu, parce qu'il appartient au peuple de l'alliance. Sa faute concerne et touche le peuple tout entier, qui en porte les conséquences et qui a la charge de la réparer.
  • Troisièmement, je viens de souligner que l'être humain concerné par la faute appartient à un ensemble, il fait partie du peuple de l'alliance. Il se trouve inséré dans une histoire qui a commencé avant lui, dans une relation qui le précède et qui a connu, antérieurement à lui, des moments d'altération et de détérioration. La faute le précède donc, et elle pèse sur lui comme une fatalité ou un destin, d'où le thème de "la naissance dans le péché" ou du "péché originel".

3. La troisième catégorie comprend des symboles ou des expressions qui indiquent une culpabilité individuelle. Ici apparaît l'idée, absente ou peu présente aux niveaux précédents, d'une responsabilité personnelle. La conscience morale détermine à la fois la faute et la culpabilité. En effet, d'une part, la faute se situe dans la conscience et en relève : on est coupable à cause de ce qu'on a voulu faire. La décision et l'intention qualifient l'acte, lui confèrent sa valeur morale, positive ou négative. D'autre part, le sentiment et la situation de culpabilité naissent du jugement que je porte sur ma conduite, de mon sentiment d'avoir mal agi, de mon regret et de mon remords. Deux points caractérisent la culpabilité :

  • La faute devient personnelle, individuelle. Dans la confession des péchés, on abandonne le "nous", le pluriel, pour passer au "je", au singulier. Dans l'histoire d'Israël, ce passage s'opère avec les prophètes de l'époque de l'exil, Jérémie et Ezéchiel. Auparavant, à quelques rares exceptions près, les prophètes s'adressent au peuple en son ensemble et le déclarent fautif ou innocent en bloc. Ils posent une solidarité collective : les fils sont châtiés pour leur pères (souvenez-vous Exode 20/5 : "je suis un Dieu jaloux qui punit la faute des pères sur les fils jusqu'à la troisième et quatrième génération"). Tous les membres d'une famille, d'un clan, d'une tribu ou d'une nation portent la faute de l'un des leurs. Ezéchiel et Jérémie s'élèvent vivement contre cette manière de voir. Ne dites pas "les pères mangent des raisins verts, et les dents des enfants sont agacés ... l'âme (c'est à dire la personne) qui pèche est celle qui mourra (Ez. 18/2-4); "chacun mourra pour sa propre faute" (Jér. 31, 29). Un peu après, au cinquième siècle avant Jésus Christ, on constate une évolution analogue en Grèce où l'on passe également de la faute collective à la culpabilité individuelle.
  • La culpabilité connaît des degrés. On est plus ou moins responsable, plus ou moins fautif. Il y a là une grande différence avec le niveau précédent, celui de la rupture qui constitue un fait brutal et objectif indépendant de toute considération de responsabilité ou de gravité. Pour faire comprendre cela, je prends deux comparaisons. D'abord, si mon téléphone marche mal et grésille, que ce soit ma faute ou pas, qu'il s'agisse d'une panne petite ou importante, la situation est la même, la communication est mauvaise, je n'arrive pas à avoir une relation correcte avec mon correspondant. Ensuite, si quelqu'un se trouve enfermé dans un cachot au secret, ce peut être à cause d'une erreur policière ou parce qu'il s'agit d'un véritable criminel; sa prison peut se situer très loin ou très près de ses amis et de sa famille; dans tous les cas, il n'en est pas moins isolé et séparé des siens. Au second niveau, on a une situation nette et simple : ou il y a rupture ou il y a communication. La transgression apparaît assez égalitaire; il n'y a pas de petits ou de grands pécheurs; une faute légère ou une faute grave ont la même conséquence : elles séparent de Dieu, elles rompent l'alliance. Au contraire, à ce troisième niveau, on constate et on reconnaît des degrés de culpabilité; il y a une plus ou moindre grande gravité de la faute et toute une échelle de responsabilité. Il en résulte qu'on ne peut considérer personne comme totalement mauvais ni comme parfaitement bon; nous nous situons tous dans un entre-deux, dans un plus ou moins.

Dans cette catégorie, domine le symbole de la balance; il s'agit de peser la faute, d'en apprécier le poids, de tenir compte de toutes les circonstances, aggravantes ou atténuantes, qui entrent en jeu. Sur le plan religieux, cela se traduira par le thème du jugement des défunts qui apparaît en Égypte. Sur le plan juridique, le droit introduit la distinction entre le volontaire et l'involontaire (on sanctionne plus lourdement un meurtre prémédité qu'un homicide par imprudence). Sur le plan moral, apparaît le scrupule (scrupule désigne étymologiquement le plus petit poids dont on se sert pour peser sur une balance) qui s'interroge sur la valeur des actes et des intentions, qui a tendance à multiplier les obligations, à devenir de plus en plus exigeant. Ce troisième niveau aboutit à un rigorisme parfois très lourd. Il intériorise la faute : les sentiments et les intentions comptent plus que la matérialité des actes. Ce niveau apparaît moins religieux que le précédent, mais plus moral : il met l'accent sur la conscience plus que sur la relation avec Dieu (je rappelle que "religieux" vient de religare qui signifie relier).

2. Les mythes

Après ces trois catégories de symboles qui nous ont permis de faire une première approche de la notion de faute, nous allons maintenant passer aux mythes qui essaient d'expliquer l'origine du mal et de la faute, et qui de ce fait proposent une interprétation de la condition humaine. Ricœur en sélectionne quatre qui lui paraissent caractéristiques et représentatifs, à savoir le mythe babylonien de la création, le mythe tragique grec, le mythe biblique d'Adam, enfin le mythe orphique de l'âme exilée. Nous allons les voir successivement.

1. D'abord, le mythe babylonien de la création, que l'on trouve dans l'Enuma Elish. Je le résume à très grand trait. Ce mythe commence par le récit de la naissance des dieux et continue en racontant le combat qui oppose les dieux parents aux dieux enfants. Les dieux parents songent à se débarrasser de leurs enfants qui les dérangent et les gênent, mais les dieux enfants prennent les devants, passent à l'attaque et l'un d'eux Mardouk tue les parents Apsu et Tamiat. Il dépèce le cadavre de Tamiat, et s'en sert pour fabriquer le monde. Mardouk devient le dieu suprême. L'être humain est fait du sang et de la chair d'un dieu assassiné.

Ce mythe comporte trois enseignements sur le mal.

  • D'abord, il ne faut pas attribuer à l'être humain la responsabilité d'avoir introduit le mal et la culpabilité dans l'univers. L'origine de la faute se situe au niveau du divin; elle précède la création du monde et l'apparition de l'humanité.
  • Ensuite, pour les babyloniens, tout commence par le mal. À la différence des mythes du paradis perdu ou de l'âge d'or, vient en premier non pas l'innocence ou la pureté, mais la faute. Il n'y a donc pas chute, mais progrès. Le mal fait partie du passé de l'être, le bien appartient à son avenir.
  • Enfin, les dieux ont une nature ou une essence ambiguë. Mardouk dénoue la situation et opère un salut à travers un geste criminel. Seul un acte de violence lui permet de dépasser et de surmonter la malveillance primordiale. Le monde naît d'un assassinat, d'un parricide et la création implique une destruction antérieure. Le mal et la faute apparaissent donc comme une réalité primordiale et indépassable.

Ce premier mythe a deux caractéristiques. D'une part, il comporte un pessimisme foncier. La faute se trouve à l'origine de l'existence du monde et des humains; elle les marque de manière indélébile. D'autre part, le mythe atténue fortement la responsabilité de l'être humain : la culpabilité se situe au niveau ontologique et non personnel. Elle caractérise la structure de l'être, plus qu'elle ne concerne l'individu en tant que tel.

- 2. En second lieu, vient le mythe tragique que l'on trouve en Grèce et qu'illustrent deux figures et histoires, celles de Prométhée (Eschyle) et celle d'Œdipe (Sophocle). Prométhée, un titan, c'est à dire un être semi divin, vole aux dieux le feu afin de le donner à l'homme. Pour cela, il se voit condamné à des souffrances perpétuelles. Œdipe n'arrive pas à échapper à son destin. Malgré tous ses efforts, il tue son père et épouse sa mère. Trois éléments caractérisent le mythe grec, et le rendent tragique.

Le premier élément, on pourrait l'appeler l'hostilité de l'être, la malveillance des puissances surnaturelles qui haïssent l'humanité et s'acharnent contre elle. Les dieux punissent Prométhée parce qu'il secourt les humains et le destin s'acharne contre Œdipe. Cette hostilité condamne l'être humain au malheur. La culpabilité et la souffrance accompagnent nécessairement l'existence, on ne peut pas les en dissocier. Ce pessimisme se manifeste dans l'assimilation constante de la naissance à une mort, dans l'idée que tout bonheur doit se payer, qu'il y aura un choc en retour, une revanche du destin. L'être humain ne peut pas se dérober à cette hostilité, la fuir, y échapper. Les parents d'Œdipe et Œdipe lui-même sont avertis du destin, et tentent de l'éviter. Ils ont beau savoir, ils ont beau faire, rien ne pourra empêcher qu'Œdipe tue son père et épouse sa mère.

Deuxième élément, dans la tragédie grecque, l'être humain ne se résigne pas, il n'accepte pas, il se débat et proteste. Le destin qui condamne l'être humain à l'impuissance et au malheur se heurte à sa liberté et à son action. Prométhée défie Zeus, Œdipe se révolte. Il y a une colère et une résistance du héros qui retarde l'accomplissement de l'inéluctable. À un certain moment, dans la tragédie, le destin semble fléchir, reculer, on a l'impression qu'il s'éloigne, illusion que viendra dissiper le dénouement. Cette espérance, qui apparaît un instant, constitue une perfidie supplémentaire du destin, un raffinement de cruauté qui augmente la souffrance. Les grecs n'affirment nullement l'innocence du héros : sa faute réside précisément dans son refus, dans sa révolte qualifiée d'ubris, c'est à dire de démesure, d'orgueil, de folie. La sagesse consiste à accepter l'ordre des choses, à se soumettre au destin, à se résigner au malheur, qui fait partie de la condition humaine. Prenons le cas, très significatif de Prométhée; les dieux le condamnent à un terrible supplice parce qu'il a donné aux être humains le feu qui leur permet de vivre. D'un côté, il figure le juste puni; il représente un sauveur innocent, supplicié à cause de sa bonté et de sa générosité envers l'humanité (thème très proche du christianisme). De l'autre côté, il a volé le feu, il a perturbé l'ordre du monde, il a commis une faute. Bien qu'il ne se repente pas de son acte, il se considère lui-même comme un coupable qui a mérité son châtiment.

Troisième élément, pour la tragédie grecque, l'être humain est à la fois innocent et coupable, victime et criminel. Bien que justifiée, sa révolte n'en constitue pas moins un acte pervers, un refus de l'être. Cet élément a deux conséquences. D'abord, il conduit à affirmer l'ambiguïté de toute existence, de tout être. À la méchanceté des dieux et du destin, répond la démesure, l'orgueil la folie des être humains. En chacun de nous, innocence et culpabilité se mêlent inextricablement, sans qu'on puisse les séparer, les dissocier. Tout le monde a tort. Ensuite, il rend toute délivrance impossible. Le malheur et la faute structurent la vie, la caractérisent, la définissent. L'homme, même quand il entend lutter contre le mal, n'arrive qu'à l'augmenter. Il y a donc là à la fois un pessimisme foncier et une conscience vive de l'ambiguïté humaine.

3. Le troisième mythe, vous le connaissez, puisqu'il s'agit de celui d'Adam et d'Eve, de leur désobéissance et de leur expulsion de l'Éden au chapitre trois de la Genèse. Je pense inutile de le raconter. Ce mythe donne trois indications sur le mal et la faute.

  • Premièrement, à la différence des deux mythes précédents, il ne situe pas l'origine du mal en Dieu, mais en l'homme. La faute n'arrive pas de l'extérieur à Adam et Eve. Ils la commettent de leur propre chef. Dieu a créé un monde bon, et la créature y introduit le mal. Le mythe innocente Dieu, et accuse l'être humain.
  • Deuxièmement, il n'y a pas coïncidence entre l'origine de l'être et l'origine du mal. Elles ne se confondent pas comme dans les mythes précédents. Adam et Eve introduisent la faute dans un monde qui a déjà commencé. Le mal apparaît comme un accident qui détériore ce qui existait déjà, et était bien. "Le péché, écrit Brunner*, n'est pas un fait premier, mais un fait second". Il y a une bonté initiale et fondamentale du monde, et aussi de l'être humain que la faute vient dégrader, détériorer, pervertir.
  • Troisièmement, à côté d'Adam et d'Eve intervient un personnage mystérieux : le serpent, dont la présence étonne dans un récit très démythologisé, où le merveilleux a peu de place. Le serpent semble avoir deux significations. D'abord, il souligne ce qu'il y a d'obscur, de mystérieux, d'incompréhensible dans le mal et la faute; on n'arrive jamais à les expliquer, à en rendre compte entièrement. Ensuite, il indique paradoxalement qu'à la fois Adam et Eve commencent le mal et le trouvent déjà là, que la faute n'appartient pas à leur nature, à leur essence, mais qu'elle résulte d'une séduction. Ainsi la culpabilité de l'être d'humain demeure, (il a tort de se laisser séduire), mais s'atténue (il n'est pas intrinsèquement pervers.) D'une certaine manière, le mythe biblique reprend un aspect du thème du destin souligné par les grecs et les babyloniens.

J'ajoute que dans la Bible, si le mal et la faute ont commencé un jour, ils se termineront aussi un jour. Ils caractérisent seulement une époque de l'histoire du monde et ne se trouvent ni au tout début ni à l'extrême fin. À la différence des mythes babyloniens et grecs, la Bible se montre foncièrement optimiste. La positivité de l'être l'emporte sur la négativité du mal. Je suis toujours étonné quand on prétend que le christianisme a introduit dans un monde païen heureux et sans problème la culpabilité et le pessimisme. Ceux qui tiennent de tels propos ne connaissent manifestement pas le monde antique.

4. On trouve un quatrième mythe dans l'orphisme, qui est un courant de pensée et de spiritualité du monde hellénistique : celui de l'âme exilée et emprisonnée dans le corps. L'âme, qui existait au ciel, dans le monde idéal, se laisse attraper, enfermer, alourdir par la matière qui la capture, l'alourdit, la salit. On distingue dans l'être humain deux parties l'âme et le corps. On l'invite à trouver sa vérité et son authenticité dans l'une de ces deux parties, à savoir l'âme, et à se délivrer de l'autre partie, le corps. Alors que pour les mythes précédents, l'être humain forme une unité, ici on le considère comme duel, composé de deux éléments antagonistes. Deux thèmes caractérisent l'orphisme.

D'abord, celui de la chute (notez que dans l'histoire biblique d'Adam et d'Eve, on ne parle pas de chute; l'expression vient du monde grec). Que faut-il entendre par chute? Pour l'orphisme, l'âme vit, d'abord, seule dans un monde idéal et spirituel; puis, pour des raisons pas très claires, qui varient selon les textes, elle se précipite ou on la précipite dans un corps qui représente pour elle une prison ou un tombeau, qui la dégrade, l'appesantit, la contamine. L'être humain vit dans une tension et une contradiction entre, d'une part, la pureté et la rationalité de l'âme et, d'autre part, la lourdeur et les convoitises du corps. L'être humain appartient à deux mondes, ce qui se manifeste dans des alternances : l'alternance de la veille et du sommeil (le sommeil du corps libère partiellement et provisoirement l'âme; inversement l'âme s'assoupit dans un corps éveillé); l'alternance de la vie et de la mort ( la mort du corps permet la vie de l'âme, tandis que la vie du corps ressemble à une mort pour l'âme).

Le second thème est celui de la réincarnation. Toute existence terrestre constitue une récidive, une re-chute. L'âme dégradée, détériorée par son union avec le corps n'arrive pas à retrouver sa pureté originelle à la mort de ce corps. Contaminée par la cohabitation, elle recherche un autre corps pour y demeurer. Ce cycle infernal continue jusqu'au jour où étant parvenue à suffisamment se purifier, elle échappera à l'existence charnelle et retrouvera sa vérité et son authenticité originelles.

L'orphisme établit donc un lien très fort entre la faute et la corporéité, la matérialité. On y voit dans la chair, dans la sensualité et la sexualité, le siège du péché et on y préconise un amour "platonique", c'est à dire sans rien de physique. Le corps nous entraîne vers le mal. Au monde divin, celui du spirituel, on oppose le monde démoniaque, celui du terrestre et des attachements terrestres. La faute, malheur plus que culpabilité, consiste à y vivre. Pour l'âme humaine, prisonnière devenue complice de son geôlier et de son tortionnaire, consentante en partie tout en souffrant et en aspirant à autre chose, le salut, la délivrance consiste à s'évader de ce monde, à se différencier et à se distancier de sa chair. L'orphisme donnera naissance aux religions à mystères qui proposent aux initiés toute une série de techniques de libération qui vont de pratiques magiques grossières jusqu'à une ascèse fort exigeante.

Cette première partie, descriptive, a répertorié les différentes manières dont le monde méditerranéen a compris et conçu la faute. Ces diverses conceptions dessinent le cadre ou le contexte dans lequel naît et se développe la réflexion chrétienne sur le péché. La seconde partie de ce cours, va esquisser les grandes lignes de la conception chrétienne du péché.

2. La conception chrétienne du péché

Cette seconde partie comportera trois points : premièrement, le péché notion religieuse et non morale; deuxièmement, les diverses formes du péché; troisièmement, l'être humain à la fois victime et coupable du péché.

1. Le péché, notion religieuse

Très souvent, on donne du péché une définition morale. On y voit un acte qui ne respecte pas une règle de l'éthique, qui enfreint un commandement, qui contredit un devoir. On en fait une contravention, plus ou moins grave selon les cas, à un article d'un code ou d'une loi. Dans cette perspective, on parlera volontiers des péchés au pluriel et non du péché au singulier, comme le fait dans la plupart des cas le Nouveau Testament. On dressera une liste ou un catalogue de ce qui est défendu : le meurtre, le vol, le mensonge, l'adultère, etc.; on distinguera entre les péchés graves, et les péchés véniels. Quand on n’a commis aucune de fautes ainsi répertoriées, on a tendance à s'estimer innocent, irréprochable et juste.

Cette conception moraliste du péché très répandue jusque dans nos Églises représente un contresens et empêche de comprendre ce qui se trouve vraiment en cause. Dans les trois catégories de symboles de la culpabilité que j'ai distinguées tout à l'heure, le péché se situe dans la seconde, où tout dépend de la relation et non pas dans la troisième qui concerne notre conduite, ce que nous faisons et comment, pourquoi nous le faisons; cette troisième catégorie constitue la morale. Le péché relève de la religion, c'est à dire du lien avec Dieu, de la foi et non de l'éthique. Ce que dit, entre autres Brunner :

"Tout ce que l'homme fait par lui-même, même le meilleur, est affecté par le péché. Aux yeux des hommes, cela peut être bon; cela peut être, selon les normes humaines, noble et vertueux; devant le jugement de Dieu, cela ne peut pas subsister. C'est le péché.

Il ne faut pas employer dans ce contexte la notion de dépravation totale qui prête à malentendu. La Bible ne nie pas qu'il y ait des hommes bons et des hommes mauvais. Elle ne nie pas qu'un incroyant et même un athée puissent faire du bien. Elle reconnaît les vertus des païens. Mais elle affirme que ces vertus sont péché au regard de Dieu, aussi bien que le mal, parce qu'elles sont en dernière analyse produites par un cœur séparé de Dieu et possédé par l'amour de soi. Le péché n'est pas en premier lieu d'ordre moral, mais d'ordre religieux"

Emil Brunner, "Prédestination et liberté",
Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 1952/2

La tradition chrétienne a toujours fortement et affirmé ce point. Déjà Paul, dans Romains 14/23 écrit que "tout ce qui ne vient pas de la foi est péché". Augustin déclare qu'un acte moralement irréprochable peut être un péché si la foi ne l'inspire pas; les vertus des païens, écrit-il, sont des péchés splendides. Il existe des péchés honteux, moralement condamnables et des péchés splendides moralement admirables, mais religieusement mauvais. Le comportement des stoïciens, par exemple, mérite du point de vue éthique des éloges, mais il a pour source l'orgueil, il traduit une volonté d'acquérir de la valeur et de la dignité, et non une obéissance à Dieu; spirituellement, religieusement, on ne peut que le condamner. La Rochefoucauld a repris et utilisé ce thème dans ses Maximes, inspirées en partie par le milieu augustinien de Port-Royal. Il y montre que les actions que nous jugeons bonnes ont, la plupart du temps, des motifs égoïstes et intéressés. Luther, Zwingli et Calvin assimilent le péché avec l'incrédulité. Ils rappellent souvent qu'à côté des pécheurs malhonnêtes, qui vivent de manière immorale, il existe des pécheurs honnêtes, d'une haute moralité qui, d'un point de vue religieux, ne valent pas mieux que les premiers. Dans une formule frappante, fréquemment citée, Kierkegaard déclare que "le contraire du péché, ce n'est pas la vertu, mais la foi". Brunner souligne très bien ce point par une image :

"Nous sommes tous pécheurs. "Tous pécheurs" ne signifie pas : "même les meilleurs ne sont pas complètement saints", mais : la différence entre ceux qu'on appelle bons et ceux qu'on appelle mauvais n'a rien à faire ici ... Bien sûr, Dieu voit la différence entre bons et mauvais ... Mais cela n'a rien à voir avec ces mots "tous pécheurs".

Prenons une comparaison. Deux personnes montent ensemble dans un train; l'une se conduit raisonnablement, l'autre fait des bêtises : c'est possible. Mais si toutes deux regardent autour d'elles et s'aperçoivent qu'elles se sont trompées de train et vont dans la mauvaise direction?

Voilà ce que la Bible appelle "péché" : engager sa vie dans la fausse direction, celle qui s'éloigne de Dieu. "

Emil Brunner, Notre foi, p.40-41.

On peut résumer cette affirmation constante dans la pensée chrétienne par le schéma suivant:

le péché

Le bien éthique peut être tout autant péché que le mal éthique. Et la foi peut dans certains cas conduire à faire des actions éthiquement mauvaises (par exemple, refuser de faire le service militaire). Il ne faut donc pas confondre les deux registres, celui de la religion et celui de l'éthique, même si dans l'immense majorité des cas une faute morale est aussi et du même coup un péché.

Malgré cette insistance sur le caractère religieux du péché, la conception moraliste a toujours tendance à envahir la prédication et l'enseignement des Églises et à imprégner de nombreux chrétiens. Je parierai volontiers que si la dame de l'histoire que j'ai racontée en commençant n'a pas bien compris ce que disait le pasteur c'est qu'elle donnait un sens éthique au péché, alors que le pasteur dans sa prédication en parlait d'un point de vue religieux. Il faut et il faudra toujours répéter que le péché ne s'oppose pas à la morale, mais à la foi. Dans le jardin d'Éden, Adam et Eve n'ont rien fait contre la morale; par contre leur geste représente un manque de confiance en Dieu (ils ne croient pas ce qu'il leur a dit) et la volonté de s'affranchir de lui (si vous mangez de ce fruit, dit le serpent, vous "serez comme des dieux", autrement dit vous n'aurez plus besoin de Dieu, vous pourrez vous passer de lui).

Dans la Bible et la tradition théologique chrétienne, le mot "péché" qualifie la situation de l'être humain dont le lien avec Dieu se trouve perturbé ou perverti, et non pas un acte contraire à une loi et à un commandement.

"Il convient de ne pas confondre les péchés et le péché. Ce dernier désigne ... la condition humaine tout entière dans sa faiblesse et sa finitude, dans son impuissance et ce qui la sépare de Dieu. Il s'agit d'une reconnaissance de ce que nous sommes en profondeur ... On peut se demander s'il ne faudrait pas parler de la confession du péché et non des péchés ... S'il est nécessaire de distinguer les péchés du péché, il est en revanche tout à fait faux de vouloir les séparer".

Laurent Gagnebin, Le culte à chœur ouvert. p. 61

Bien entendu, cette relation faussée, déréglée va se traduire dans des comportements éthiquement condamnables et dans des actes moralement mauvais. En ce sens, on peut aussi parler, comme le fait parfois le Nouveau Testament, des péchés au pluriel, c'est à dire d'actes qui sont les fruits et les conséquences du péché. On pourrait dire que le péché se manifeste dans des péchés ou qu'il donne naissance à des péchés, ou encore que le péché est ne situation, un état avant d'être un acte.

Pour être efficace, il faut s'attaquer aux causes, et pas seulement aux conséquences. Un mauvais arbre ne donne pas de bons fruits; et un bon arbre ne produit pas de mauvais fruits. Lutter contre le péché ne consiste donc pas, comme le voudraient certains moralistes, à interdire et à rendre impossibles certains actes, mais à établir ou rétablir une relation saine avec Dieu. Pour les chrétiens, cette relation saine est l'œuvre du Christ; c'est en ce sens qu'il nous sauve, nous libère du péché, et nous rends saints.

2. Les diverses formes du péché

Le péché se définit donc comme une mauvaise relation avec Dieu. La tradition chrétienne a souvent considéré que le péché prenait trois formes principales : l'incroyance, l'orgueil et la concupiscence. Des théologiens ont ajouté à cette liste une quatrième forme, l'acedia ou l'absence de réaction, le découragement et la lassitude. Voyons ces différentes formes.

1. L'incroyance. Il faut préciser le sens de ce mot qui peut prêter à confusions. L'incroyance ne consiste pas à rejeter une croyance ou un ensemble de croyances. Il ne s'agit pas d'un doute ou d'une négation intellectuelle, mais d'une attitude existentielle.

Pour comprendre la différence, comparons ces deux phrases : "je crois que Dieu existe" et "je crois en Dieu". La première pose une croyance, c'est à dire une affirmation intellectuelle, soumise à discussion et à vérification : existe-t-il ou non quelque part un être qui répond à la définition de Dieu? La seconde phrase affirme une relation vécue qui me prend et m'engage : il y a dans mon existence une présence qui l'oriente, l'inspire et la change. On peut croire que Dieu existe sans croire en Dieu. Quand on parle du péché comme incroyance, c'est à "croire en Dieu" qu'on l'oppose.

L'incroyance met en cause notre lien avec Dieu. Elle veut nier ou effacer notre dépendance par rapport à lui. Elle refuse qu'une relation fondamentale nous détermine. L'être humain entend se déterminer lui-même; il se veut et se pense autonome. L'incroyance consiste à essayer de se passer de Dieu, à vivre sans lui (même si on ne nie pas son existence).

2. Deuxième forme, l'orgueil. En se détournant de Dieu, l'être humain se pose lui-même comme centre. Il se croit indépendant et autosuffisant. Il tombe dans l'ubris, notion que l'on rencontre à la fois dans la culture grecque et dans le Nouveau Testament. Il y a ubris quand on veut être plus que ce que l'on est et ce que l'on peut être, quand on s'accorde à soi-même une valeur et une importance disproportionnée avec la réalité. La tragédie grecque a beaucoup exploité ce thème. Ainsi dans Les Perses d'Eschyle, le roi Xerxès court à la catastrophe, parce qu'il se veut tout-puissant, et n'accepte pas les limites inhérentes à sa finitude, à sa condition de "mortel" dit Eschyle, de "créature" aurait dit un chrétien. Il tente de les franchir : il veut raser les montagnes, combler les mers, dominer la nature et les peuples. L'excès de son malheur correspondra à l'outrecuidance de ses prétentions. Il y a peut-être quelque chose d'analogue dans l'histoire biblique de la Tour de Babel. En Grèce, le terme d'ubris caractérise l'être humain qui s'efforce de dépasser l'humanité et de s'égaler aux dieux. On rejoint la parole du serpent de la Genèse :"vous serez comme des dieux".

"Ce ne sont pas ses fautes morales qui constituent le péché fondamental de l'homme. Son péché fondamental consiste à vouloir se suffire en tant qu'homme, par où il se fait Dieu".

"Par péché, il ne faut pas entendre l'immoralité, mais la prétention de l'homme de vouloir être lui-même, de disposer de lui-même, de vouloir prendre sa vie en main, le désir d'être comme Dieu.

Rudolf Bultmann, Foi et compréhension, 1, p.28.

"L'hubris se manifeste de la façon la plus claire lorsque le serpent promet à Eve que manger du fruit de l'arbre défendu rendra l'homme égal à Dieu. ... Tous les hommes ont le désir caché d'être comme Dieu et cela se traduit dans leur appréciation et leur affirmation de soi. Personne n'est disposé à reconnaître concrètement sa finitude, sa faiblesse et ses erreurs, son ignorance et son insécurité, sa solitude et son angoisse".

Paul Tillich, Systematic Theology, 2, p.50, 51.

Chercher à devenir Dieu signifie se mettre soi-même au centre et au fondement de son propre être, vouloir que le sens de son existence réside en soi, et non ailleurs. C'est compter sur soi pour trouver la vérité et la valeur et ne pas vouloir les recevoir de Dieu. On rejoint là le thème luthérien du salut par les œuvres; quand on veut se sauver par ce que l'on fait, on essaie de prendre la place de Dieu.

3. Troisième forme du péché, la concupiscence, un concept qui dans la langue théologique classique ne s'applique pas seulement au domaine sexuel, mais désigne une convoitise illimitée, une soif sans bornes de possession. On peut citer comme exemples, bien sûr, le goût de Don Juan pour les femmes, mais aussi la passion de Faust pour le savoir, l'avarice d'Harpagon, l'appétit de pouvoir d'un Néron (je n'ai pas cherché d'exemples récents; il y en aurait trop). Tout être humain cherche à acquérir des biens, à s'attacher des personnes. Cette envie de posséder des choses, ce désir de l'autre n'ont en eux-mêmes rien de mauvais ni de répréhensible. Ils ne deviennent des péchés que lorsqu'ils prennent un caractère excessif et totalitaire, lorsqu'ils deviennent gloutons. L'être humain se pose comme centre, et veut tout ramener à lui, tout dominer, tout se soumettre. L'amour, par exemple, comporte toujours un désir de l'autre, qui est normal et légitime (il ne faut pas faire de l'angélisme, et dire qu'on aime l'autre pour lui-même, on l'aime toujours aussi pour soi). L'amour devient concupiscence quand ce désir de l'autre ne reconnaît plus ou ne respecte pas l'autre, quand il cherche à l'absorber et à l'engloutir, quand il n'admet aucune limite.

4. Des théologiens contemporains comme Harvey Cox, Jürgen Moltmann, et beaucoup de théologiennes féministes ont mis l'accent sur une quatrième forme du péché : il ne consiste pas seulement dans la révolte, la démesure, la volonté de posséder, mais aussi dans l'acceptation, la résignation, l'apathie, la paresse. Les théologiens scolastiques parlaient d'acedia, mot qui désigne l'abattement, le découragement, la lassitude, le laisser faire, bref une attitude de renoncement et d'abdication. Pour eux, l'acedia représentait le péché contre le saint Esprit.

"La tentation ne réside pas tellement dans la volonté titanesque s'être comme Dieu, mais dans la faiblesse, le relâchement, la lassitude où l'on ne veut pas être ce que Dieu nous demande d'être".

Jürgen Moltmann, Théologie de l'espérance, p.19.

"Je crois qu'en examinant soigneusement les sources bibliques, on verra que la tendance la plus pécheresse de l'homme, ce n'est pas son orgueil. Ce n'est pas son effort pour être plus qu'un homme. C'est plutôt sa paresse, son indolence, c'est de ne faire aucun effort pour être tout ce que l'homme est appelé à être.

Nous devons regarder de plus près l'histoire du jardin d'Éden ...I l ne s'agit pas seulement d'un péché d'orgueil. c'est un péché d'acedia. Eve partage avec Adam l'ordre de dominer toutes les créatures. Sa faute première, avant d'avoir cueilli le fruit défendu, est d'avoir abandonné sa position de pouvoir et de responsabilité devant l'un des animaux pour lui laisser déterminer ce qu'elle doit faire."

Harvey Cox, Ne le laissez pas au serpent, p.13

La culpabilité la plus répandue, la plus fréquente ne consiste pas tant à faire le mal qu'à le laisser faire, à ne pas agir ni lutter contre lui. On pense évidemment au nazisme ou au stalinisme; à côté de quelques criminels qui en sont directement responsables, la lâcheté de quantité de braves gens a rendu possible ces régimes. "Ce qui accuse le croyant, écrit Moltmann, ce n'est pas le mal qu'il fait, mais le bien qu'il omet de faire, ce ne sont pas ses méfaits, mais ses négligences"*. En effet, l'abstention, l'indifférence, l'inertie traduisent le manque d'espérance. Or, la foi suscite constamment l'espérance, l'espérance rend la foi dynamique, et l'empêche de se décourager.

Telles sont les quatre formes de péché que l'on distingue habituellement : l'incroyance, l'orgueil, la concupiscence et découragement. Il ne faut pas y voir quatre réalités distinctes, mais les quatre aspects, les quatre facettes d'une seule et même réalité. L'être humain se coupe de Dieu par l'incroyance, se pose comme centre dans l'orgueil, il veut tout ramener à lui dans la concupiscence, et il désespère de tout dans l'acedia. Il fausse ainsi ses relations avec Dieu, avec lui-même et avec les autres.

3. Victime et coupable

La tradition théologique chrétienne presque unanimement affirme que nous sommes à la fois victimes et coupables du péché. Ce thème se trouve chez Paul, chez Augustin, chez Thomas, chez Calvin, chez Luther et bien d'autres. D'un côté, le péché s'impose à nous, s'abat sur nous, nous le subissons, nous ne pouvons pas lui échapper. Il a un caractère tragique; il représente une sorte de fatalité qui tombe et pèse sur nous, ce qu'exprime, par exemple, le concept difficile et contestable de "péché originel". De l'autre côté, nous en portons la responsabilité. Nous péchons de notre propre mouvement, de notre propre chef, sans que rien ne nous y oblige. Nous nous éloignons et nous nous écartons de Dieu parce que nous le voulons bien. Nous ne pouvons pas nous en dire innocents; il y a culpabilité de notre part.

Comment pouvons nous articuler cette destinée qui fait de nous des victimes du péché, et cette liberté qui nous rend coupables du péché? Il y a là un problème épineux, insoluble si on a une conception moraliste du péché, peut-être plus facile quand on comprend le péché en termes de relations. Je ne connais pas de solutions vraiment satisfaisante à ce problème. Je peux indiquer seulement deux pistes de réflexion que l'on trouve dans la théologie chrétienne.

1. La première distingue la fatalité et la destinée. On appelle fatalité une situation ou une contrainte qui nous domine du dehors, qui nous impose de l'extérieur quelque chose. Elle fait de nous des victimes, elle a un caractère purement tragique. Destinée désigne ce que nous sommes, notre caractère, notre histoire, elle se confond avec notre personnalité. La fatalité, c'est l'accident qui en mutilant quelqu'un l'empêchera de devenir pianiste. La destinée, c'est le peu de goût que quelqu'un a pour la musique, ce sont les orientations qu'il a prises, les activités qu'il a choisies et dans lesquelles il s'est investi qui font qu'à un moment donné il ne peut plus devenir un pianiste. De même, je pèche en raison de ce que je suis, pas parce que j'y serai obligé de l'extérieur. Si je ne peux pas éviter de mal faire, c'est à cause de ce que je suis, pas à cause d'une force étrangère qui m'y obligerait.

J'essaie d'expliquer cela par un exemple. Comme la plupart des français de ma génération, j'ai fait la guerre d'Algérie. J'ai été mobilisé, et ne suis pas parti de mon plein gré ou de mon propre mouvement. Cette mobilisation limitait ma liberté, mais ne me l'enlevait pas, car j'aurais pu décider de déserter et de partir à l'étranger ou d'être objecteur de conscience. J'étais donc pris dans un destinée, pas dans une fatalité. La situation en Algérie était mauvaise, faite de haines, de souffrances et d'injustices. Je l'ai subie; je n'y pouvais rien. Mais j'ai aussi participé, j'ai agi et réagi, et du coup j'ai été compromis. J'ai été pris dans des conflits et des déchirements, où je n'ai pas su être un agent de réconciliation et de paix. Si j'avais été différent, si j'avais été le Christ, par exemple, j'aurais trouvé des gestes, des paroles, des attitudes qui auraient témoigné d'une réalité autre et l'auraient apporté. J'en ai été incapable, mais cette incapacité ne m'excuse pas, elle m'accuse. Elle manifeste mon péché, le fait que je n'étais pas ce que j'aurais dû être. On peut faire une analyse analogue avec la pollution; d'un côté, elle nous dépasse et nous en sommes victimes; de l'autre, nous y participons et en avons donc une certaine responsabilité. Il en va de même pour l'exploitation économique du tiers monde. Nous ne l'avons pas décidé, nous la réprouvons même; pourtant nous en bénéficions, et nous ne pouvons pas nous considérer comme totalement innocents. Ce genre de situation nous aide, je crois, à saisir le caractère à la fois tragique et éthique du péché, cette indépassable ambiguïté qu'il comporte.

2. La seconde piste de réflexion distingue entre responsabilité et culpabilité. Je prends ici également un exemple. A la fin de la seconde guerre mondiale, on s'est beaucoup demandé s'il fallait imputer collectivement les crimes nazis à l'ensemble du peuple allemand. Tout le monde n'était pas nazi en Allemagne ni n'avait commis des crimes, loin de là, mais sans la complicité passive de beaucoup d'allemands qui n'ont pas réagi les nazis n'auraient jamais pu faire ce qu'ils ont fait. Ne fallait-il pas sanctionner le peuple pour cela?

On a répondu à cette question en distinguant culpabilité et responsabilité.

La culpabilité est toujours individuelle. Elle porte sur ce que quelqu'un a fait ou pas fait. Je ne suis pas coupable des actions ou des paroles des autres, même s'ils me sont proches. On commet une injustice en condamnant quelqu'un pour un acte qu'il n'a pas fait et qu'il n'avait pas les moyens d'empêcher. J'ai fait partie d'une armée en Algérie d'une armée ou certains torturaient. Ceux-là sont coupables, ainsi que ceux qui ont fermé les yeux, mais pas moi qui n'ai pas torturé, et qui à l'occasion ai protesté contre la torture.

Si la culpabilité est toujours individuelle, par contre il existe une responsabilité globale, collective, que partagent tous les membres d'un groupe, tous les citoyens d'un pays. Nous ne sommes jamais totalement étrangers aux situations qui se produisent. Le criminel nazi est personnellement coupable. Le peuple allemand a une responsabilité collective, parce qu'il a laissé faire. Il en va de même pour les adversaires allemands du nazisme, parce que leur opposition, trop timide et tardive a été inefficace. Les autres peuples portent également une part de responsabilité à cause de leur manque de courage et de lucidité. Par ignorance, indifférence ou égoïsme, les français ont laissé se créer dans l'Algérie des années 50 une situation qui débouchait sur la violence et la révolte. Comme tous les français, j'en ai une part de responsabilité, puisque, sans le vouloir ni le savoir, j'ai contribué à l'état de choses qui a conduit à des atrocités. De la même manière, aujourd'hui, je ne suis pas coupable de la misère des SDF, mais je ne peux pas m'en désintéresser et me déclarer non responsable.

Cette position évite aussi bien une culpabilité excessive qu'une bonne conscience trop vite satisfaite. Elle appelle à une action; elle nous pousse à nous engager pour changer la situation, pour modifier les choses, en soulignant notre part de responsabilité. Toutefois, elle ne nous demande pas, comme le font certains prédicateurs de nous sentir coupables de tous les crimes qui se commettent dans l'univers, et d'accuser un paysan cévenol pour ce qui se passe en ex Yougoslavie, ou en Tchétchénie.

Peut-on transposer, et dire que nous sommes responsables et non coupables du péché, et que nous sommes seulement coupables des péchés que nous commettons? Ce serait simplifier; la distinction entre responsabilité et culpabilité joue sur le plan de l'éthique, mais pas sur celui de la religion, de la relation avec Dieu. De manière indissociable, nous subissons le péché, nous ne pouvons pas l'éviter, et nous le suscitons, nous l'entretenons et l'augmentons. Le péché, la séparation d'avec Dieu qui fausse notre existence se présente toujours à la fois comme quelque chose qui nous arrive et comme quelque chose que nous faisons. Nous ne nous en sortons qu'en découvrant que le Christ nous délivre à la fois des fatalités qui pèsent sur nous et des culpabilités que nous portons.

Conclusion

Il me reste juste un mot de conclusion, mais un mot que je crois important en particulier pour ceux d'entre vous qui auront ou qui ont la responsabilité de prêcher. Je vous ai dit en commençant que le pasteur de la petite anecdote du début avait raison d'être contre le péché, mais non pas contre le pécheur. La fonction de la prédication consiste à annoncer la bonne nouvelle (évangile, je le rappelle, veut dire bonne nouvelle) du salut, de la grâce, du pardon, de l'effacement du péché, et non la mauvaise nouvelle de la culpabilité humaine. Une prédication vraiment évangélique ne met pas en accusation les gens, ne se complaît pas à dénoncer leurs insuffisances, à les accabler. Je fais deux remarques pour expliquer cette affirmation.

  • 1. Premièrement, on ne découvre pas la réalité de la grâce à partir de la conscience du péché. Au contraire, c'est l'annonce et la réception de la grâce qui nous font découvrir que nous sommes pécheurs. J'explique cela par une comparaison. Quand à 14 ou 15 ans, ma vue a baissé petit à petit, et que progressivement je suis devenu myope, je ne m'en suis pas aperçu; un examen médical a décelé ma myopie, on m'a prescrit des lunettes ; quand je les ai mises sur mon nez je me suis brusquement rendu compte combien j'y voyais mal sans elles. De même, on prend conscience du péché lorsqu'on est justifié.
  • 2. Deuxièmement, il faut se souvenir que le Christ vient pour des coupables, pour des malades, pas pour des justes et des bien portants. À la différence de Jean-Baptiste, il éprouve de la compassion pour eux. Il veut les soulager, les réconforter, les guérir, pas les accuser et les accabler. La prédication a pour fonction, pour mission de rappeler que là où le péché abonde, la grâce surabonde et que le chrétien est simul peccator, simul justus toujours et tout le temps pécheur pardonné. Elle doit avoir une tonalité positive, encourageante et non pas négative, décourageante. Elle ne doit pas faire peser sur les auditeurs le poids de leur faute, mais l'ôter, le faire disparaître en leur annonçant que le Christ les en délivre. Ne l'oubliez jamais; vous n'avez pas à prêcher le péché, mais la grâce.

André Gounelle

Notes :

* Dogmatique, 2, p. 205.

* Théologie de l'espérance, p.19.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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