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Le temps

 

1. Les religions et le temps

Les religions sont extrêmement diverses ; il ne faut se garder de rapprochements ou des comparaisons trop rapides. Pourtant, on peut dégager quelques thèmes qui en traversent plusieurs et qui permettent d’esquisser des classements. Parmi ces thèmes, j’en retiens un qui me paraît commander l’idée qu’elles se font du temps, la manière dont elles le présentent et l’évaluent. Ce thème, c’est celui du monde, c’est-à-dire du cosmos avec tout ce qu’il contient et, plus précisément, celui de ce qui entoure l’être humain, de ce qui le touche et lui arrive. Quelle signification donner et quelle valeur accorder à tout cela ? À cette question les religions donnent en gros trois réponses, chacune d’entre elles conduisant à une appréciation différente du temps.

1. Le rejet du temps

En premier lieu, de nombreuses spiritualités ont une vision très négative du monde. Elles l’estiment vil, grossier et mauvais. Elles pensent qu’il abîme, dégrade et pervertit l’être humain. En effet, les tâches et les soucis de l’existence matérielle l'envahissent et l'absorbent. Il devient prisonnier de ses besoins, de ses intérêts et de ses désirs. Il se laisse emporter par ses passions, dominer par ses ambitions. Il ne s'occupe que du pouvoir, de l'argent, du plaisir. Au milieu de tout cela, il perd de vue l'essentiel. Il oublie son âme ; au lieu de s'envoler vers le ciel, elle s'alourdit et s'enlise dans les boues de l'ici-bas. Je me souviens, lycéen, avoir assez péniblement appris par cœur en grec un texte de Platon sur ce thème, dont soixante ans après, quelques bribes flottent encore dans ma mémoire.

Cette condamnation du monde atteint bien évidemment le temps. On va se méfier de tout ce qui lui appartient, en relève ou de ce qu’il marque de son empreinte. Le temps détériore, déforme, avarie, use, il est facteur de corruption, il apporte la décadence ; avec lui, les choses vont de mal en pis. On voit dans l’histoire un processus de déclin et de décomposition qui se terminera par une destruction, de même que la vie humaine s’achève par la mort parce qu’on ne peut pas en arrêter la course. Quand on met sa confiance dans l’éphémère, dans les choses qui viennent et s’en vont, on se laisse prendre par des ombres ou des mirages et on va vers la ruine. À la « figure de ce monde qui passe », selon une expression de l’apôtre Paul, au temporel à la fois séducteur et pernicieux, on oppose l’éternel, stable, solide, véridique, qui demeure, toujours identique à lui-même et ne change pas. Pour beaucoup, dire que Dieu est éternel signifie qu’il se trouve en dehors du temps, que le temps ne l’affecte pas, ce qui me paraît contredire la formule de l’Apocalypse (1,4) selon laquelle Dieu est « celui qui est, qui était et qui vient », formule qui implique que l’éternité, telle que la comprend le Nouveau Testament, n’exclut pas mais inclut le temps.

Cette première réponse distingue et sépare radicalement le temporel et le spirituel. La religion combat le temporel ou, en tout cas, le contient et l’empêche d’envahir notre existence ; l’être humain parvient à la vérité et à la béatitude quand il sort du temps pour entrer dans l’éternité. Il n’y a pas ici à proprement parler de temps ou de temporalité de Dieu ; le temps manifeste, favorise, concrétise plutôt le démoniaque ou le diabolique, tandis que Dieu se situe à un autre niveau de l’être, hors temps et hors espace.

2. Le temps neutralisé

Voyons maintenant la deuxième catégorie de réponses à l’interrogation sur la valeur du monde. Elles voient dans le monde non pas le domaine du mal ou d’apparences trompeuses, mais celui de Dieu. Dieu, affirment-elles, a voulu et fait le monde tel qu'il est, tel que nous le voyons et le vivons. Il l’a créé et le dirige. Il règne sur la nature et régente les sociétés. Il met en place les dirigeants et les institutions qui nous gouvernent. Les événements qui jalonnent notre existence personnelle et celle de l’humanité viennent de lui. Rien n’existe, rien ne se produit que ce qu'il veut. On a donc, ici, un jugement très positif sur le monde, il est non pas opposé mais soumis à Dieu. On estime que la religion a pour tâche d’appendre aux humains non seulement à accepter ce qui est, mais à y consentir. Il s’agit pour le fidèle de se mettre en harmonie avec ce qui l’entoure, en accord avec ce qui lui arrive et en paix avec ce qui est.

Cette deuxième réponse va-t-elle entraîner une valorisation du temps ? Pas vraiment. En effet, si à chaque instant, à chaque moment de son histoire, le monde est conforme à la volonté divine, d’un point de vue religieux ou théologique, il n’avance ni ne recule, il ne progresse ni ne régresse. Il est toujours semblable à lui-même, il n’apporte jamais du nouveau ou du différent. Nous avons l’impression qu’il amène des changements, qu’il fait bouger les choses et les êtres, que des transformations se produisent. C’est une erreur. Sous des formes, certes, à nos yeux diverses et mouvantes, passé, présent et futur renvoient toujours à la même réalité fondamentale, celle de Dieu. Comme l’écrit l’Ecclésiaste, « ce qui a été, c’est ce qui sera ; ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera ; il n’y a rien de nouveau sous le soleil ; si on dit d’une chose qu’elle est nouvelle, voilà elle a déjà eu lieu dans les siècles qui nous ont précédés ». On pourrait comparer l’histoire humaine à un film. Les spectateurs voient successivement différents épisodes, ils ont l’impression qu’ils se suivent, mais en fait tous se trouvent simultanément dans la bobine. Pour Dieu, tous les événements sont concomitants, comme les images sur la bobine, alors que nous, comme les spectateurs, avons le sentiment qu’ils se produisent les uns après les autres. La vérité du film réside dans la bobine, elle ne se situe pas sur l’écran, mais l’écran nous permet de percevoir cette vérité qui autrement nous échapperait ; de même le temps n’a de sens, de valeur, de vérité que dans la mesure où il exprime l’éternel et nous le rend sensible.

Pour cette deuxième réponse, à la différence de la première, il n’y a pas opposition entre le spirituel et le temporel ; la spiritualité s’efforce de discerner à travers le temporel l’éternel qui s’y révèle ou s’y déploie. La religion et la piété ne demandent nullement qu’on méprise le temps, qu’on s’en détourne et qu’on cherche à lui échapper, mais elles ne nous incitent pas à lui accorder beaucoup d’importance. Ce n’est pas l’histoire en tant que telle qui a de la valeur et de l’intérêt pour la foi, c’est ce dont elle témoigne, à savoir la présence de Dieu. Le monde donne des expressions changeantes à une vérité immuable. Il n’y a pas à proprement parler de temps de Dieu ; il y a Dieu, éternel, intemporel qui se donne à voir à travers le temps.

3. Le temps dynamique

Ces deux réponses ne sont pas absentes de la Bible. Pourtant, y prédomine une manière différente de comprendre le monde et donc d’évaluer le temps. Dans la première conception, Dieu se situe en dehors d’un monde qui lui est étranger et hostile. Pour la deuxième, le monde, tel qu’il est, reflète et exprime une vérité intemporelle. Ces deux doctrines, ces deux théories, ces deux convictions s’opposent certes, puisque l’une juge que le monde est mauvais et l’autre qu’il est bon, mais elles ont en commun de penser que sa relation avec Dieu est figée. Pour elles, le monde est ou anti-divin ou divin, mais dans un cas comme dans l’autre son rapport avec Dieu ne se modifie ni n’évolue. Le monde reste ce qu’il est. On n’envisage pas qu’il puisse bouger, changer, changer, se rénover se transformer positivement. Au contraire, dans beaucoup de passages bibliques, Dieu se caractérise par le mouvement qu’il imprime ou l’impulsion qu’il donne au monde. Il est celui qui « fait toutes choses nouvelles ». Il transforme les cœurs de pierre en cœurs de chair, il œuvre en nous et autour de nous pour faire naître de nouvelles créatures et développer une nouvelle création. Le monde n’est pas l’adversaire de Dieu ; il n’est pas non plus son reflet. Dieu ne le condamne ni le rejette en bloc ; il ne l’approuve ni ne le justifie tel qu’il est ; il le prend en main pour le remodeler et le rendre autre.

Pour cette troisième catégorie de spiritualités, le temps joue un rôle central, décisif. Il est la dimension dans laquelle Dieu agit et se manifeste, la dimension qui apporte sa vérité à l’être humain et au monde. On voit en Dieu un dynamisme créateur, une puissance de transformation créatrice, pour reprendre des expressions de la théologie du Process. L’être humain est appelé à se convertir, donc à changer. Le monde doit aussi passer par des mutations, ce que soulignent, dans un langage mythologique, les apocalypses. L’évangile est une dynamique de changement personnel, social, cosmique qui se déploie dans le temps. La foi n’est ni évasion dans une sphère surnaturelle, ni consentement à ce qui est, elle est espérance active et participation à une transformation en cours. Elle est une voie, une route, un chemin sur lesquels marcher.

 Alors qu’ailleurs la religion tend plutôt à déconsidérer le temps ou à s’en désintéresser, la religion biblique le prend au sérieux et le valorise. Sur ce point, en tout cas, elle se distingue assez nettement du bouddhisme et de l’islam. Les courants majeurs du bouddhisme ont une vision plutôt négative du temps et ont de fortes affinités avec la première des réponses que j’ai exposées. L’islam, avec des exceptions, se rapproche plutôt de la deuxième réponse et n’accorde pas une grande importance à la temporalité en tant que mouvement.  

2. Temps du salut et temps de la vie chrétienne

Le temps comporte trois instances : le passé, le présent et le futur. Lequel de ces trois moments Dieu privilégie-t-il pour se manifester à nous ? Le croyant doit-il se référer en priorité à hier, à maintenant ou à demain ? Sur ce point, on constate des divergences et on peut classer les théologies et les spiritualités chrétiennes en fonction du temps à qui elles accordent la préférence. En général, elles ne structurent pas le temps de la même manière, elles articulent autrement les trois instances temporelles selon qu’il s’agit du salut ou de la vie chrétienne.

1. Le temps du salut

Prenons d’abord le salut. On trouve dans le christianisme trois courants qui le situent à des moments différents.

Pour le premier qui domine à l’époque classique, nous l’attendons ; il viendra quand nous serons parvenus au bout de notre route. Le passé et le présent ont pour fonction de le préparer. Ils acheminent vers ce qui sera notre sort, heureux ou malheureux, après notre mort ou après la fin du monde. Dans cette première perspective, on peut comparer l’existence des croyants à la marche des hébreux dans le désert du Sinaï, après l’exode. Ils sont sortis d’Égypte, ils se dirigent vers la terre promise. Ce qui compte, ce n’est pas le chemin déjà parcouru (autrement dit le passé) ni la région qu’ils traversent (autrement dit le présent), c’est leur destination. Le temps essentiel est donc l’avenir ; le passé et le présent lui sont subordonnés, seul le but poursuivi leur donne de la valeur et de l’intérêt.

Un deuxième courant, assez fort dans le piétisme et l’existentialisme, met l’accent non pas sur le futur, mais sur le présent. Notre salut s’opère, devient effectif quand nous rencontrons Dieu, quand sa parole nous atteint et nous touche, quand nous nous donnons à lui, pour reprendre le vocabulaire des mouvements de Réveil. Dieu ne m’a pas sauvé jadis, il ne me sauvera pas plus tard, il me sauve actuellement. Ici, pour reprendre l’image de l’exode, le salut ressemble à la manne que dans le désert du Sinaï, les hébreux affamés reçoivent tous les matins. Ils s'en nourrissent, mais ils ne peuvent pas l'emmagasiner, faire des réserves ou des provisions ; stockée, elle s'altère, s'abîme, devient immangeable. Quand le jour se lève, la manne, le salut tombe à nouveau du ciel, comme si c’était la première fois, sur des gens toujours aussi démunis. « Nous sommes toujours des mendiants » aurait déclaré Luther juste avant de mourir. Le croyant vit de ce que Dieu lui donne gratuitement chaque jour.

La spiritualité réformée privilégie une troisième option. Elle estime réglée, résolue et dépassée la question du salut. Nous avons été sauvés par la Croix du Christ ; c’est fait, c’est acquis, il n’y a plus à y revenir ni à s’en préoccuper. Comme le dit le Réformateur de Strasbourg, Martin Bucer : « le croyant n’a pas à se soucier du salut, Dieu a fait le nécessaire ». Au dix-neuvième siècle, César Malan, un pasteur genevois, auteur de nombreux cantiques que nous chantons encore, écrit: « c’est offenser Dieu que de le prier pour un salut qu’il nous affirme avoir accompli depuis si longtemps ». Le salut n’a pas lieu aujourd’hui, il n’aura pas lieu demain ; il a eu lieu autrefois ; il appartient à l’histoire ancienne. Il n’est pas le but de l’existence chrétienne ni son actualité, mais son origine, son point de départ, sa source. Quand on reçoit l’évangile, on ne s’inquiète plus de son sort actuel ou final. On se mobilise pour que la volonté de Dieu se fasse dans le monde, que le règne ou le royaume gagne du terrain dans l’humanité et sur la terre. On considère ici que les chrétiens se trouvent dans une situation analogue à celle du peuple s’installant dans la terre promise. Dieu l'a sauvé, l'a libéré d'Égypte, l'a fait sortir du désert. Il lui a donné un pays. Ce pays, Israël doit maintenant l'aménager, le cultiver, l'exploiter. Il vit du don de Dieu, mais ce don le met devant une tâche à accomplir et des responsabilités à assumer. Le croyant n'est pas un voyageur cheminant vers une destination à atteindre ; il n’est pas un mendiant de la grâce ; il est devenu un ouvrier dans la vigne, semeur ou moissonneur dans le champ.

Dans aucune des options que je viens de présenter, on ne nie que le salut ait un passé, un présent un futur ; il ne s’agit nullement de maintenir un seul des temps et d’éliminer les deux autres, mais on se demande : comment les articuler, laquelle des trois instances temporelles joue le rôle le plus important, le plus central, le plus décisif. À cette question, la spiritualité réformée répond majoritairement : « en ce qui concerne le salut, c’est clairement le passé qui l’emporte, qui domine. »

2. La vie chrétienne

En va-t-il de même pour la vie chrétienne, pour la structuration de la doctrine, de l’action croyante et de l’église ? Pas forcément, et ici le débat sur l’importance respective des trois instances temporelles se présente autrement.

Prenons, d’abord, les arguments pour une priorité du passé dans la vie chrétienne. L’intervention décisive de Dieu, préparée par l'Ancien Testament, racontée et commentée par le Nouveau, s’est produite il y a deux mille ans en Palestine avec la venue de Jésus. La foi dépend de ce qui est arrivé à ce moment-là. Elle doit sans cesse revenir, se raccrocher, et se référer à ce passé fondateur. Si l'on veut connaître Dieu, si on cherche à découvrir sa vérité et la nôtre, il faut rappeler et examiner ce qu'il a dit et fait autrefois. Le croyant vit, avant tout, d'un héritage. Dans cette perspective, la tâche principale de l'Église consiste à entretenir la mémoire et à pratiquer la répétition. Entretenir la mémoire, c’est-à-dire étudier les textes sacrés antiques qui racontent les hauts-faits de Dieu, évoquer et réactualiser ce qui a eu lieu jadis par des rites, des célébrations, des fêtes commémoratives, pratiquer la répétition : on doit exclure l'invention de la vie des Églises, de l'enseignement religieux, de la réflexion sur la foi. Les chrétiens sont fidèles quand ils vivent comme on le faisait dans l’Église primitive, quand ils reproduisent la doctrine du Nouveau Testament sans rien y modifier.

Voyons, en deuxième lieu, ce qu’on peut dire en faveur d’une prédominance du présent. Si Dieu est vivant, comme l’affirme la Bible, il ne se trouve pas dans le passé, ce temps que la vie a quitté ; il ne se découvre pas non plus dans le futur, ce temps que la vie n'a pas encore investi. Il se rencontre dans le présent qui est le temps de l’existence, du vivant et du vécu. Dieu entre dans mon existence et la touche aujourd'hui. La foi se nourrit non pas de la rumination des actions anciennes de Dieu, non pas de l'attente de ses interventions futures, mais de sa présence actuelle. Dans cette perspective, l’Église a pour mission de faire entendre à chaque être humain l’appel du Christ qui se tient sur le seuil et demande qu’on lui ouvre la porte de notre vie et qu’on le fasse tout de suite. Car seul compte et a un caractère décisif ce qui arrive et s’exécute aujourd’hui. Ce qui s’est produit hier et ce qu’on accomplira demain passe au second plan. La prédication n’a pas pour visée essentielle de rappeler un passé ou d’orienter vers un avenir, mais de faire sentir, d’aider à percevoir la présence de Dieu dans l’instant que l’on vit.

En troisième lieu, les théologies dites du Royaume plaident pour que ce soit la perspective du futur, l’attente et la préparation de l’avenir, qui domine la vie chrétienne. La foi, selon elles, ne nous fait pas regarder en arrière; elle ne nous centre pas sur l'ici et le maintenant. Elle nous oriente vers ce qui se trouve devant nous, vers ce qui ne s'est pas produit hier, vers ce qui n'existe pas aujourd'hui, mais qui arrivera demain. Au cœur de l’évangile, il y a l’annonce de la venue du Royaume de Dieu. Au début du vingtième siècle, Albert Schweitzer a mis en évidence que la prédication et de l'activité aussi bien de Jésus que de ses disciples étaient entièrement orientées vers un événement décisif à venir. Quand le christianisme a commencé à accorder plus d'importance au passé et au souvenir, ou au présent et à l'actualité qu'à l'attente et à l'espérance, alors, déclare Schweitzer, il a, en partie, déformé l'évangile. Dans la même ligne,Moltmann a écrit que la foi est avant tout espérance ; il reproche aux Églises d'avoir tellement insisté sur ce que Dieu a fait autrefois ou sur sa présence actuelle, qu'elles en ont oublié qu'il est aussi et surtout celui qui vient. L'évangile est une dynamique qui met en route, envoie en mission, place devant des tâches à accomplir. Le chrétien ressemble à ce coureur dont parle Paul, qui oublie « ce qui est en arrière » et tend « vers ce qui est en avant ». Il ne s'agit pas de maintenir un passé, de transmettre un héritage, ni de s’absorber dans le présent, mais de s’élancer vers un avenir, de s'orienter vers un monde autre, vers ce Royaume qu’annonce le Christ.

3. L’articulation des temps

Où nous conduit cette seconde piste de réflexion ? J’incline pour ma part à penser que si en ce qui concerne le salut, le passé l’emporte, par contre pour la vie chrétienne, la prédominance doit aller vers l’avenir, vers le Royaume. Ces deux accentuations en apparence contraires, en fait, vont ensemble, découlent l’une de l’autre. C’est parce que nous sommes délivrés du souci de notre salut que le Royaume peut prendre la première place dans la vie chrétienne ; l’importance donnée au passé dans le cas du salut permet de développer un dynamisme tourné vers l’avenir. Par contre, quand on situe le salut dans le futur, on a tendance à privilégier le passé pour la construction de la vie chrétienne. Il s’opère donc un croisement ou un retournement quand on passe d’une perspective à l’autre.

Qu’en est-il alors du présent ? Les existentialistes ont raison de souligner qu’il est le temps de la vie, de l’existence ; le passé et le futur n’ont de réalité que dans la mesure où ils s’inscrivent dans le présent ; hors du présent, ils ne sont rien. Mais à l’inverse, le présent n’est rien sans eux : en lui-même, tout seul, il est vide et informe. Il n’a de contenu et ne prend figure que grâce à l’apport de ce qui le précède et à son orientation vers ce qui le suit. Aussi, le problème de l’articulation entre les trois instances temporelles peut se formuler ainsi : qu’est-ce qui doit prédominer, l’emporter dans le présent, le dominer : le passé ou le futur ? Je réponds pour ma part : le passé quand il s’agit du salut et l’avenir lorsqu’il s’agit de la vie croyante. Autrement dit, le christianisme ainsi compris récuse l’attitude conservatrice pour qui il n’y aurait de fidélité que dans la répétition du passé. Il refuse tout autant l’attitude révolutionnaire qui considère le passé comme un héritage encombrant dont il faudrait se débarrasser. Il voit dans le passé, le salut, un instrument indispensable ou un point de départ nécessaire pour aller vers l’avenir du Royaume. C’est ainsi, à mon sens, que la foi chrétienne articule passé, présent et avenir, et que se définit sa compréhension de la temporalité.

3. Temps fort, temps faibles

Pour parler du déroulement de l’histoire du monde et des hommes, pour désigner ce qui se passe et arrive, la langue grecque dispose de nombreux mots. J’en relève trois qu’utilise le Nouveau Testament : chronos, aion (ou éon) et kairos.

1. Chronos

Chronos se rapporte au temps du calendrier qui se décompte en jours, en mois et en années : c’est l’heure et la date. Quand je dis : « nous sommes aujourd’hui le 3 décembre 2006 », je situe le moment que nous vivons dans une chronologie sans rien en dire d’autre, sans qualifier ce moment (peu importe qu’il soit heureux ou malheureux, important ou insignifiant, occupé ou oisif, cela n’affecte en rien la date). Si nous vivons des minutes qui nous paraissent très longues et d’autres très courtes, pour le chronos, une minute c’est toujours soixante secondes, un point c’est tout. Le chronos est un instrument de mesure, commode, utile, mais au fond assez neutre et insipide.

2. Aion

Aion (ou éon) désigne une période de temps qui présente certaines caractéristiques. Si je dis « nous vivons les derniers mois de la seconde présidence de Chirac », j’indique un aion ; de même quand on parle du siècle des Lumières, de la période romantique, de l’entre deux guerres ou de l’après 11 septembre 2001. Du point de vue de la foi chrétienne, le Nouveau Testament distingue ce temps-ci, l’aion présent, l’état actuel du monde et le temps du Royaume, le nouvel état du monde, l’aion qui vient. Il n’annonce pas, contrairement à ce qu’on dit parfois la fin du monde, mais la venue d’un monde nouveau ; il ne parle pas de la fin des temps mais des temps de la fin, autrement dit d’une période différente de l’actuelle et d’une période qui sera finale au sens de définitive. La distinction montre l’importance de la temporalité pour le christianisme et l’accent mis sur le futur que j’ai souligné dans les deux parties précédentes.

3. Kairos

Troisième terme à expliquer, à mon sens le plus important des trois : kairos. Le temps présent, celui de l’aion que nous vivons actuellement, ne se réduit pas au chronos quantitatif et mesurable. Il a aussi une dimension qualitative. À côté de moments vides ou insignifiants, il existe des instants forts et déterminants. On les appelle kairoi (pluriel de kairos), par référence au début de l’évangile de Marc qui résume ainsi la toute première prédication de Jésus : « le temps (en grec “kairos”) est arrivé, le Royaume de Dieu s’approche, convertissez-vous » (meilleure traduction que “repentez-vous”). Il y a kairos parce que la venue de Jésus et l’annonce de l’évangile créent une situation nouvelle qui fait bouger les gens et les choses. Dans un langage plus sécularisé, moins religieux ou théologique, on dira que le kairos est « un grand moment où du neuf pourrait surgir » (Tillich). Sur cette notion de kairos, je fais trois remarques.

Elle signifie, d’abord, qu’il y a une différence de valeur spirituelle et religieuse entre les temps. Dieu n’est pas également proche, également présent et pressant à toutes les moments de l’histoire ni à tous les instants d’une vie humaine. Il existe des situations d’intensité où la parole de Dieu retentit et interpelle avec une force particulière ; elles alternent avec des époques où cette parole se fait discrète et rare (comme le dit le début du récit de la vocation de Samuel, 1 S 3,1). Aux prophètes, porteurs d’une parole fraîche et vive, succèdent des scribes qui commentent des textes anciens conservés dans de vieux livres. Après les oasis, vient la traversée du désert. La fidélité prend parfois la forme d’un engagement enthousiaste, parfois celle d’une longue et persévérante patience.

La notion de kairos signifie, ensuite, que du neuf peut, à certains moments, surgir. Dans l’histoire de l’humanité, et aussi dans la vie de chacun de nous, il y a des périodes de blocage, de déterminisme, où les conditionnements pèsent tellement que rien d’inédit ou de différent ne peut se produire. Ce sont des temps de routine, de piétinement et de stagnation. Et puis, au contraire on a des périodes d’ouverture, d’inventivité, d’innovation, de création, où des avancées sont possibles. Elles ne se produisent pas automatiquement ni inévitablement. Le kairos se présente comme une opportunité à saisir et concrétiser. Il demande un engagement, une décision (« convertissez-vous », dit le Christ). Il arrive qu’il se solde par un échec. Le succès n’est pas assuré et, après s’être rapproché, parfois le Royaume s’éloigne. On peut estimer, par exemple, que si la Réforme a été un kairos dans l’histoire de l’Église, ce kairos n’a as pleinement réussi puisqu’il a conduit à la formation d’Églises séparées et non au renouvellement de l’ensemble de l’Église.

Troisième remarque. Un kairos fait surgir, ou peut faire surgir du neuf, mais il ne rend pas toutes choses nouvelles. En 2 Co 5, 17, Paul écrit qu’avec la venue du Christ « il y a du nouveau » ; la traduction fréquente « toutes choses sont devenues nouvelles » est fautive et attribue à Paul une absurdité. Au début de l’évangile de Marc, Jésus annonce que le royaume de Dieu s’est approché. Il ne proclame pas qu’il est là, qu’il est arrivé et installé. Le kairos introduit une nouveauté réelle mais fragmentaire ; il apporte un accomplissement positif mais partiel ; il y a toujours en lui une incomplétude. Autrement dit, le kairos a lieu dans l’aion présent, celui du monde actuel ; il ne fait pas entrer dans l’aion futur, celui du Royaume, même s’il l’anticipe et en témoigne. Si le Royaume s’approche dans certains événements, par exemple la Réforme, il ne s’identifie jamais à aucun d’eux.

4. La vision chrétienne de la temporalité

Je conclus cette troisième piste. L’analyse que je viens d’esquisser de la notion de kairos me semble conduire à une attitude envers la temporalité qui n’est ni entièrement négative et pessimiste ni totalement positive et optimiste. Elle écarte et disqualifie à la fois le conservatisme, l’immobilisme et l’utopisme.

Le conservatisme entend maintenir ou restaurer des valeurs anciennes jugées immuables et éternelles. Au contraire, la notion de kairos implique que du nouveau peut se produire, que nous ne sommes pas condamnés soit à la stagnation et au maintien du même soit à la régression et à la décadence.

Pour le progressisme qui a longtemps dominé le monde occidental, mais qui est en train de sérieusement reculer, le temps apporte sans cesse des améliorations, l’histoire nous fait avancer automatiquement vers un mieux ; aujourd’hui est toujours préférable à hier et demain sera forcément supérieur à aujourd’hui. Au contraire, la notion de kairos signifie que jamais rien n’est assuré ; on peut saisir, mais aussi manquer les occasions qui se présentent.

Enfin la notion de kairos interdit l’utopisme en ce qu’elle nous invite à n’envisager dans notre aion, en attendant le Royaume que des accomplissements partiels, affectés d’un manque et de défauts. Comme le dit le bon sens populaire, la perfection n’est pas de ce monde (elle appartient à un aion différent), mais un kairos, c’est-à-dire du mieux – pas du parfait – est toujours possible.

Avec la notion de kairos, le message chrétien nous invite à un réalisme dynamique et espérant.

*   *  *

Je résume ces trois thèmes : premièrement, le christianisme est une religion pour qui le temps a une valeur et une fonction essentielles ; deuxièmement, le temps du salut se centre sur le passé, le temps de la vie chrétienne sur l’avenir ; enfin le temps actuel comporte des moments faibles et aussi des moments forts, les kairoi qu’il faut savoir saisir.

André Gounelle
Conférence 2006

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot