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Paradoxe

 

J’aborde maintenant le thème difficile du paradoxe, difficile parce que cette notion manque de précision et qu’on la met un peu à toutes les sauces. Je procéderai en deux temps.

1. Trois manières de comprendre le paradoxe

Dans un premier temps, je distingue trois manières de comprendre le paradoxe.

a/ Pour la première, le paradoxe est une affaire de langage, de discours ; il consiste à dire quelque chose de manière inhabituelle, surprenante, insolite pour attirer l’attention. C’est ce que fait la figure de rhétorique qu’on appelle oxymore qui associe deux termes qui en général ne vont pas ensemble. L’exemple classique est le vers de Corneille : « cette obscure clarté qui tombe des étoiles » ; l’oxymore « obscure clarté » est une manière originale et frappante, donc paradoxale, de désigner une luminosité nocturne ; on cite aussi souvent le « silence éloquent », pour un mutisme révélateur. Dans ce cas, le paradoxe se situe dans l’expression, pas dans la chose. Il s’agit d’un procédé de langage qui a une vertu pédagogique. Je me souviens avoir entendu le Professeur Pierre-Luigi Dubied recommander à des prédicateurs et des catéchètes d’étonner, de chercher toujours à surprendre, d’enseigner ou de prêcher à leurs catéchumènes et à leurs paroissiens autre chose que ce à quoi ils s’attendent. Dans la même ligne, un pasteur de mes amis disait : « quand je prépare une prédication, je me demande ce que mes collègues vont dire sur ce texte … et je dis le contraire », et quand il m’arrivait de lui faire remarquer qu’il exagérait, qu’il tombait dans l’extravagance et la provocation outrancière, il me répondait : « tu as raison, ce que j’affirme est insoutenable, mais mes auditeurs s’en souviennent, tandis que toi qui cherche toujours à être juste, équilibré et nuancé, on a oublié dès qu’on a franchi la porte du temple ce que tu as dit ». Je suis assez partisan du paradoxe comme pédagogie, mais je suis sensible à ses limites : d’abord, on ne peut pas dire n’importe quoi pour le plaisir de surprendre ; ensuite, rapidement, les gens s’attendent à être étonnés, et du coup l’étonnement disparaît.

b/ La deuxième manière de comprendre le paradoxe le situe non pas dans le langage mais dans les choses. Le paradoxe serait une structure de l’être lui-même. En ce sens, il n’est pas insolite, mais constitutif et habituel, il se rencontre à chaque moment. La théologie existentielle, influencée par Luther et Kierkegaard le caractérise par la coïncidentia oppositorum, la coïncidence incompréhensible des opposés : ainsi la sagesse humaine est folie devant Dieu et la sagesse divine scandale pour la rationalité humaine; ou encore la gloire de Dieu se manifeste dans l'ignominie de la croix, sa puissance dans la faiblesse de l'homme Jésus. Le paradoxe signifie que la logique divine contredit, inverse la logique humaine, qu'elle opère sans cesse des retournements. Barth et Brunner, dans cette ligne, définissent le paradoxe comme une « impossible possibilité ». Le paradoxe, c'est que Dieu se fasse homme, que le Christ ressuscite, que le pécheur soit pardonné. Ce sont des choses que la raison humaine ne peut pas comprendre, et qu'elle doit accepter par une sorte de sacrifice de l'intelligence. Le paradoxe signifie l'insuffisance radicale de la raison humaine qui doit renoncer à sa logique et à son savoir pour se soumettre au « fait » de la révélation qui contredit ses catégories. Dans cette perspective, on ne pense pas le paradoxe, il est aussi impensable que les postulats mathématiques sont indémontrables ; mais on pense à partir du paradoxe, comme on développe des théorèmes à partir des postulats. Si l’évangile est paradoxe en ce sens, il en résulte que toute tentative apologétique est illégitime et vouée à l’échec. On peut annoncer l’évangile, mais pas argumenter en sa faveur.

c/ La troisième conception du paradoxe, je l’emprunte aux derniers écrits de Tillich (la définition et la conception du paradoxe évoluent, en effet, dans son œuvre). Tillich rappelle que paradoxe veut dire ce qui va contre la doxa, c'est-à-dire contre l'opinion commune, fondée sur l'expérience habituelle, qui découle de ce que voient et vivent tous les jours les êtres humains. Ainsi, la doxa constate que la mort détruit toute existence, que le malheur, l'échec relatif, la souffrance affectent la situation humaine, que personne n'y échappe, ni n'atteint jamais la perfection. Jésus est un paradoxe en ce que pour la première fois dans le monde apparaît une existence non aliénée, conforme à sa vérité et qui triomphe de la mort. Le paradoxe est ici l’inédit, l’inouï, la nouveauté. Il consiste dans le surgissement d'une existence nouvelle. Cette nouveauté change les données que prend en compte la réflexion, et donc transforme ses contenus et ses aspirations. Le paradoxe ainsi compris ne récuse pas la réflexion, il ne contredit nullement la logique, il ne canonise pas ni ne divinise l'inintelligible ou le non-sens (ce vers quoi risquent de conduire la définition précédente, la définition existentialiste, en favorisant un credo quia absurdum qui fait de l'illogisme, du contradictoire, de l'impensable la marque, la caractéristique ou l'indice de la révélation). Le paradoxe ne disqualifie pas la pensée humaine, mais lui ouvre de nouveaux champs ou de nouvelles perspectives.

Quand je polémique contre le paradoxe, contre les philosophies et les théologies du paradoxe, c’est le paradoxe dans le deuxième sens, le sens existentialiste qui est le plus courant, que je vise. Le paradoxe pédagogique me paraît utile, mais il n’a pas grande portée logique ou ontologique ; il relève de la rhétorique. Le paradoxe comme surgissement d’une réalité nouvelle me paraît fondamental et constitutif du message chrétien.

2. Le paradoxe par rapport à d’autres démarches de la pensée

Mon deuxième temps va situer le paradoxe par rapport à d’autres démarches de la pensée, à d’autres procédures logiques ou épistémologiques. Quand on rencontre des oppositions ou des contradictions (le Nouveau Testament en fourmille), lorsqu’on se heurte à des antithèses, ce qui arrive constamment en philosophie et en théologie, on a le choix entre quatre possibilités.

a/ La première, la plus classique, consiste à démontrer qu’il s’agit de fausses antithèses, que la contradiction est apparente qu’il y a, en fait, complémentarité et harmonie entre les deux termes que dans un premier temps on avait jugé opposés, contradictoires et exclusifs l’un de l’autre. Le travail de la pensée et du savoir doit permettre de les concilier. La tension se situe en surface et l’approfondissement l’élimine. Par exemple, dans le cas du Nouveau Testament, on soutiendra que lorsqu’on les comprend bien, si on prend la peine de faire une exégèse poussée de leurs écrits, on se rend compte que Paul, Pierre et Jacques, Matthieu, Marc et Luc s’accordent parfaitement. On trouve une variante intéressante de cette démarche chez les postmodernistes qui déconstruisent les termes antithétiques et qui, en les émiettant ou en les dissolvant font, du même coup, disparaître leurs conflits – ainsi en montrant que l’idée d’une théologie paulinienne ou matthéenne est une fausse idée et qu’entre des théologies qui n’existent pas, il ne peut pas y avoir de tensions.

b/ La deuxième démarche fait de l’opposition ou de la contradiction non pas une myopie, un manque de discernement, une vue superficielle, mais l’élément moteur de la pensée et de la réalité. Le réel se déploie et la pensée avance par des contradictions qui se succèdent et se surmontent dans une chaîne continuelle. C’est la dialectique bien connue de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse, chaque synthèse étant elle-même le point de départ d’une nouvelle tension et donc d’une nouvelle étape dialectique. La contradiction est ici essentielle, car elle détermine le processus de constitution du réel et de la pensée ; elle est aussi provisoire, car destinée à être prise, assumée et surmontée dans une synthèse. Ainsi, pour reprendre l’exemple du Nouveau Testament, au dix-neuvième siècle, Ferdinand-Christian Baur, un des représentants les plus connus de l’école dite de Tübingen, considère que dans l’église primitive, Pierre représente la thèse judéo-chrétienne, Paul l’antithèse pagano-chrétienne, et que Jean opérerait la synthèse. La théologie de Jean surgit à cause de l’opposition entre celle de Pierre et de Paul, sans cette opposition le johannisme n’existerait pas ; le johannisme dit la vérité respective de Pierre et de Paul, mais cette vérité ne se découvre que parce que les deux apôtres se sont opposés.

c/ Troisième démarche, celle du paradoxe, pour laquelle la réalité elle-même est contradictoire en dernière analyse. Elle estime donc qu’il faut garder, voire accentuer les contradictions. Il y a juxtaposition conflictuelle entre les termes opposés qui à la fois coexistent et s’excluent. On accumule donc les ruptures, les discontinuités, les « sauts » et les renversements. Je prends un exemple qui cette fois-ci ne relève pas de l’histoire de l’interprétation du Nouveau Testament, mais de la théologie de la Réforme : celui du simul justus et peccator, en même temps, simultanément juste et pécheur. Dans l’interprétation paradoxale de cet adage, on dira que plus on est juste plus on est pécheur, que plus on est pécheur plus on est juste, et que pourtant péché et justice sont incompatibles ; ce qui conduira Luther à écrire dans une lettre à Mélanchthon le fameux pecca fortiter, pèche fortement, phrase scandaleuse pour des catholiques, des réformés et pour les tenants de la Réforme radicale. Il serait juste de dire qu’en donnant ce conseil à Mélanchthon (sage, prudent, modéré, ennemi de tout excès), Luther ne prenait pas grand risque. Je précise qu’on peut interpréter aussi le simul justus et peccator dans une logique de la conciliation ou de la dialectique, l’interprétation paradoxale n’est pas la seule possible. La démarche paradoxale n’entend donc ni déconstruire les termes en présence, ni atténuer leur opposition, bien au contraire, elle l’exacerbe.

d/ La quatrième démarche est celle de la bipolarité entre les réalités antithétiques dont chacune a besoin de son opposé, car elle ne peut pas s’affirmer sans une négativité qui en l’agressant la rend vivante. Leur confrontation suscite une interpellation et une correction mutuelles qui empêchent chacune de dégénérer et de devenir démoniaque. La tension peut-être déchirante, dislocatrice et destructrice ; elle peut être aussi vivifiante et susciter un dynamisme créateur qui conduit au surgissement d’une réalité nouvelle. On retrouve là ce que je disais tout à l’heure de la mort et de la vie : la même structure de l’être engendre l’une et l’autre, ce qui fait que quand la vie l’emporte, elle ne supprime pas la mort sans laquelle elle ne serait pas vie. On a donc un modèle logique qui insiste sur les continuités et les relations sans éliminer les conflits et les ruptures.

Je reconnais volontiers que ce modèle logique reste en partie à mettre au point, et qu’il me faut le penser plus que je ne l’ai fait. En tout cas, j’ai essayé de le mettre en œuvre dans de nombreux chapitres de mon livre Dans la cité, et également dans le chapitre de Parler du Christ intitulé « L’homme véritable ». J’ai été conduit à l’adopter par insatisfaction devant la démarche paradoxale ; à la fois il se construit en fonction d’elle et s’en démarque, je crois, assez profondément.

André Gounelle
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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot