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Naissance de Jésus

Naissance de Jésus
4. Le récit de Luc
Jésus, l’homme nouveau

 

Après avoir scruté l’évangile selon Matthieu, nous allons nous arrêter aujourd’hui sur celui de Luc. Le récit qu’il donne de la naissance de Jésus est plus complexe que celui de Mattieu et aussi beaucoup plus long : 127 versets contre 48, plus du double. Entre les deux textes, il y a quelques points communs : le nom des parents de Jésus, sa conception virginale, la naissance à Béthléem ; mais pour le reste, ils sont très différents et, bien qu’on les ait souvent mélangés, combinés, associés, ils paraissent difficilement conciliables. C’est vraiment une autre histoire que raconte Luc.

Nous ne savons pas comment Matthieu a travaillé. Par contre, dans la préface à son évangile, Luc nous donne une indication brève, mais intéressante sur l’élaboration de son texte. Il signale que plusieurs récits concernant Jésus, venant de témoins oculaires, circulent et qu’il s’est livré à une recherche pour savoir ce qui s’est passé. Autrement dit, il a utilisé des sources, orales ou écrites ; il les a raccordées, harmonisées et entrelacées. Les a-t-il vérifiées ? On n’en sait rien. Dans ce qu’il dit de la nativité, on peut distinguer trois grands ensembles, qui dépendent probablement chacune d’une source différente. Nous allons les examiner successivement.

1. Le cycle de Jean-Baptiste

Un premier ensemble parle de Jean Baptiste, de ses parents et de sa naissance. Un prêtre Zacharie et sa femme Elisabeth sont âgés et n’ont pas d’enfants (situation qui évoque celle d’Abraham et de Sarah avant la naissance d’Isaac). Un ange apparaît à Zacharie pour lui annoncer qu’Elisabeth lui donnera un fils. Parce que Zacharie ne le croit pas, il est frappé d’aphasie, il sera muet jusqu’à la naissance de Jean Baptiste.

On estime, c'est une hypothèse, que ces récits viennent du groupe qui a entouré et suivi le Baptiste et qu'ils n'ont initialement, à l'origine rien à voir avec Jésus. Ainsi s'expliquerait que l'ange qui annonce à Zacharie ce que va faire Jean ne le présente pas comme un précurseur, un avant-coureur, mais comme un grand prophète, voire comme le messie, ou, en tout cas comme celui qui accomplit l'œuvre de Dieu ; il en va de même dans le cantique de Zacharie après la naissance de Jean. Il y est bien question de préparer au Seigneur un peuple bien disposé ou de préparer les voies du Seigneur, mais « Seigneur » désigne ici Dieu et c’est la tâche ou le rôle du messie qu’on décrit.

Après l’annonce qui en est faite à Zacharie et avant la naissance du Baptiste, on a deux scènes centrées sur Marie. Dans la première, l’ange Gabriel lui apprend qu’elle aussi sera enceinte d’un enfant qui accomplira la volonté de Dieu. Dans la seconde, Marie se rend chez Elisabeth, sa parente, chez qui elle séjournera trois mois. Ces deux épisodes, on les nomme traditionnellement, l’ « annonciation » et la « visitation » interrompent le récit baptiste qui reprend ensuite et on suppose que Luc y a inséré une source ou un document, cette fois-ci d’origine chrétienne. Si on lit à la suite les versets 24-25 et les versets 57-58, ils s’enchaînent parfaitement. Je lis :

24-25 : « Quelques temps après, sa femme Elisabeth devint enceinte. Elle se cacha pendant cinq mois en disant : “voilà ce que le Seigneur a fait pour moi quand il a décidé d’enlever ce qui était ma honte parmi les hommes »

57-58 : « Le temps où Elisabeth devait accoucher arriva et elle enfanta un fils. Ses voisins et ses parents apprirent que le Seigneur avait manifesté envers elle sa miséricorde et se réjouirent avec elle ».

Entre le verset 25 et le verset 58, Luc aurait introduit un récit venant d’une autre source, d’un autre document.

Malgré les quelques indications que nous donnent les évangiles, on ne connaît pas grand chose des relations de Jean avec Jésus. Jésus a-t-il été un disciple de Jean avant de s’en séparer pour créer son propre mouvement ? Jean a-t-il approuvé et admiré Jésus, l’a-t-il désigné comme son successeur, ou a-t-il été déçu par lui (vous vous souvenez de la question qu’il fait poser à Jésus : « es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » question qui semble bien indiquer qu’il a des doutes et des réserves sur l’action de Jésus) ? En fait, nous l’ignorons. Par contre nous savons qu’il a existé un groupe ou une communauté des disciples de Jean qui a continué après la mort du Baptiste. Que dans ce groupe ait circulé et peut-être ait été mis par écrit un récit des événements qui ont entouré la naissance de Jean n’a rien d’étonnant. Des histoires de ce genre se rencontrent fréquemment dans la littérature tant juive que gréco-romaine. On racontait pour les grands hommes les signes qui, à leur arrivée dans le monde, faisaient présager leur grandeur future. On soulignait ainsi leur importance et on légitimait leur mission.

Entre les disciples de Jean et ceux de Jésus, il y a eu, semble-t-il, des relations complexes, ambiguës faites à la fois de proximité et de dissension, de sympathie et de méfiance, d’alliance et de rivalité. Dans ce contexte, la signification de cette première partie du récit de la nativité, s’éclaire. Luc ne polémique pas contre les disciples du baptiste, il ne les disqualifie nullement, il les invite à rejoindre le christianisme. Il reprend l’histoire qu’ils racontaient sur la naissance de Jean et la confirme, tout en la détournant de son sens initial au profit de Jésus. On le voit très bien dans la scène de la visitation de Marie à Élisabeth. Ayant senti son enfant tressaillir en son sein pour saluer la présence de plus grand que lui, Élisabeth proclame la supériorité de Jésus. Pour Luc, Jean a certes une mission divine, corroborée, authentifiée par des signes ; il n'est pas un faux prophète, ses disciples ne se sont pas trompés, mais il n'est pas non plus le prophète suprême ; ceux qui l’ont suivi doivent découvrir qu’il est subordonné à Jésus auquel il conduit. Pour l'Église naissante, l’enjeu était important ; elle voulait montrer aux disciples du Baptiste que devenir chrétiens ne les obligeait pas à renier Jean Baptiste, à lui refuser le titre d'envoyé de Dieu. Ce message est évidemment lié à un contexte précis et il ne nous concerne plus guère puisqu’il n’y a plus aujourd’hui de disciples du Baptiste. Néanmoins, il nous rappelle que Jésus n’est pas apparu sur terre comme un météore inattendu, tombant d’une autre planète sans que rien ne le laisse prévoir. Même si elles ont apporté du nouveau et ont quelque chose de surprenant, sa venue, son œuvre et sa prédication ont été préparées par des prédécesseurs et sans cette préparation elles auraient été incompréhensibles.

2. Annonciation et visitation

J’en arrive au deuxième ensemble, à savoir les scènes de l’annonciation et de la visitation, dont je disais à l’instant que probablement Luc les a insérées dans un récit concernant Jean Baptiste qui initialement ne les comportait pas. On suppose que cet ensemble vient d’une source chrétienne distincte qui n’est ni le document baptiste ni le document que Luc utilisera au chapitre suivant pour raconter la naissance de Jésus. Je le précise bien : c’est une hypothèse, nullement une certitude, mais elle a l’avantage d’expliquer un certain nombre d’éléments du texte. Je signale entre parenthèses que ces deux scènes ont inspiré beaucoup de peintres et que certains de leurs tableaux sont admirables (il y en a aussi beaucoup de médiocres).

Je rappelle de quoi il s’agit. L’ange Gabriel est envoyé à Marie pour la prévenir qu’elle va être enceinte d’un enfant qui aura une mission divine exceptionnelle. Plusieurs spécialistes estiment que le document qu'a utilisé et que reprend Luc ne parlait pas de Joseph. Il aurait été rédigé ainsi : « L'ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, du nom de Nazareth, chez une vierge qui s'appelait Marie. Il entra chez elle et dit je te salue … ». Luc aurait ajouté « fiancée ou accordée à un homme du nom de Joseph » pour harmoniser avec les autres sources dont il disposait. Ainsi s’expliquerait que Marie au v. 34 demande : « comment cela se produira-t-il puisque je ne connais pas d'homme ? », question plutôt étrange de la part d'une fiancée qui va se marier. Il serait naturel qu'elle comprenne que le message de Gabriel concerne un fils qui naîtra de son prochain mariage, d'autant plus qu'on a plusieurs exemples dans l’Ancien Testament et dans la tradition juive d'annonces de ce type.. Si on supprime la mention de Joseph au v. 27, la difficulté disparaît. On a l'annonce de la grossesse miraculeuse d'une jeune fille qui n'a pas de projet de mariage.

Des récits de naissance surnaturelle, due à l’action de Dieu ou d’un dieu sans intervention humaine masculine se rencontrent dans l’antiquité. Sans être fréquents, ils entendent signaler un événement exceptionnel, ils ne sont pas rares. Ainsi, Hercule, Platon, Alexandre, Auguste passaient pour avoir été conçus par un dieu. On racontait qu’Éon, une divinité phénicienne entrée au panthéon romain, était né d’une vierge nommée Coré. Ailleurs que dans la culture méditerranéenne, certains textes bouddhistes laissent entendre que Gautama Bouddha n’aurait pas eu de père humain. On trouve aussi ce thème dans le monde juif. Ainsi, pour Philon d'Alexandrie, commentant la Genèse, la parole de l'ange qui annonce la naissance d'Isaac féconde Sarah ; Abraham n'y est pour rien, on a une conception sans intervention masculine. On s'est demandé si Paul se fait l'écho de ce texte de Philon quand dans Galates 4/29 il oppose Ismaël, engendré selon la chair, à Isaac, engendré selon l'esprit. C'est possible, mais non certain.

Toutefois, l’annonce faite à Marie présente une différence très importante qui la distingue radicalement de la plupart des légendes antiques qui racontent une naissance due à un Dieu. Je dis « la plupart », parce qu’il y a quelques exceptions. En général, ces légendes parlent d’un accouplement sexuel entre un dieu et une femme (sans d’ailleurs qu’elles soient toujours grivoises ou érotiques). Le dieu prend la place de l’homme, se substitue à lui et remplit une fonction de géniteur comparable à celle d’un père ordinaire. Dans l’Ancien Testament, ce n’est jamais le cas ; dans le récit de Luc il n’y a rien de tel. L’ange Gabriel dit (v.35) : « le Saint Esprit viendra sur toi et la puissance du Très Haut te couvrira de son ombre ». Les verbes grecs traduits pas « venir sur » ou « couvrir » n’ont jamais de connotation sexuelle (par contre, leur traduction française peut prêter à équivoque). En hébreu et en araméen, l’Esprit appartient au genre féminin ; en grec il est neutre et donc asexué. Cette phrase de l’ange renvoie, me semble-t-il, au tout début de la Genèse, où, avant le premier jour de la création, l’Esprit de Dieu plane (« planer » et « couvrir de son ombre », c’est la même chose) au dessus de l’abîme. L’Ancien Testament s’ouvre par l’acte créateur de Dieu qui fait surgir la lumière au sein des ténèbres et installe dans le tobu-bohu primordial un univers organisé où la vie devient possible. Le Nouveau Testament s’ouvre par un autre acte créateur de Dieu qui entreprend une nouvelle genèse, qui met en route une nouvelle création dont Jésus est l’Adam ou le premier-né (notez que dans Luc 3, la généalogie de Jésus remonte jusqu’à Adam et pas seulement jusqu’à Abraham comme dans Matthieu). Le Coran interprète d’ailleurs le récit de la Nativité à la lumière de la création ; je cite la sourate 3 : « Il en est de Jésus comme d’Adam … Dieu l’a créé … Il lui a dit « sois » et il est ».Si ce rapprochement est juste, si cette hypothèse de lecture est bonne, au cœur du récit de Noël, il n’y a pas une fécondation extraordinaire, une obstétrique miraculeuse ou une manipulation génétique, mais la proclamation que commence une nouvelle création. De même que grâce à la parole divine, dans la Genèse, la lumière l’emporte sur les ténèbres et que le cosmos fait reculer le chaos, de même Noël signifie que la haine, la terreur et le malheur doivent reculer et que Dieu nous appelle à l’amour, à la paix et au bonheur.

À cette analyse, j’ajoute trois brèves remarques complémentaires.

La première porte sur le cantique de Marie. Il est entièrement composé de citations de l’Ancien Testament ou de la littérature religieuse juive. Il n'y a pas une seule idée, une seule phrase originale. On a souvent dit que Marie est la mère de l’Église. Ici, l'évangéliste la présente plutôt comme la fille, voire l'image d'Israël ; elle en récapitule la spiritualité dans son chant.

Ensuite, je souligne que ce sont des femmes, Elisabeth et Marie, qui sont au centre des scènes de l’annonciation et de la visitation. Si dans Matthieu, Marie apparaît passive et muette, ici elle joue un rôle important, elle agit et elle parle. C’est bien dans la ligne de Luc qui de tous les auteurs du Nouveau Testament est le plus je ne dirai pas féministe, ce serait anachronique, mais le plus attentif à la place, à la valeur, à la dignité et au rôle des femmes.

Enfin, l’ange mentionne qu’Elisabeth et Marie sont parentes, sans préciser la nature et le degré de cette parenté. Zacharie, le mari d’Élisabeth est un prêtre. S’il y a bien parenté (ce que semble infirmer la parole du Baptiste rapportée en Jn. 1, 33), la famille de Jésus appartient donc ou est liée à la caste sacerdotale, aux gens du temple. On peut en déduire que même si elle n’est probablement ni riche ni puissante, elle ne fait cependant pas tout à fait partie des « petits et sans grade », qu’elle est plutôt au milieu qu’au bas de l’échelle sociale.

3. Le recensement et les bergers

La troisième partie du texte de Luc raconte le recensement, le voyage de Nazareth à Bethléem, l’accouchement et les bergers. Ce récit appelle deux commentaires

1. En premier lieu, je signale une hypothèse défendue par plusieurs spécialistes. Selon eux, Luc utiliserait ici une source où il n'était pas question de conception virginale, mais d'un couple marié ordinaire. Ce document antérieur aurait raconté comment Joseph et Marie qui n'en savaient rien auparavant apprennent des bergers, qui le tiennent eux-mêmes des anges, le caractère extraordinaire de leur enfant. Trois indices vont dans ce sens :

D’abord, la seule mention de la virginité de Marie se trouve au v. 5 : « afin de se faire inscrire, avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte ». Or, si Marie est la fiancée et non la femme de Joseph, elle n'a aucune raison d'accompagner Joseph à Bethléem, pour s'y faire recenser; il serait même inconvenant qu'elle le fasse. « Fiancée » aurait été rajouté par Luc pour harmoniser les documents dont il se sert.

Ensuite, l'ange ne parle pas aux bergers de conception virginale, de grossesse surnaturelle. De plus, l'indication que Joseph (et non Marie) descend de David (v.4) fait plutôt penser que le document primitif considérait Joseph comme le père effectif de Jésus.

Enfin, les bergers, informés par l'ange, annoncent ce que sera cet enfant, non pas aux habitants de Bethléem, mais à ceux qui entourent le bébé, à ses parents et peut-être à deux ou trois personnes en plus. Le v. 18 dit que ceux qui les entendirent furent dans l'étonnement. Il s'agit donc de quelque chose qu'ils ignoraient et qui touche particulièrement Marie (« elle conservait toutes ces choses et les repassait dans son cœur »). Le document utilisé et transformé par Luc serait un récit d'annonciation où les bergers apprennent aux parents de Jésus qui sera leur fils. C’est effectivement possible.

2. Le second commentaire porte sur la dramatisation, fréquente, de ce récit. On a souvent décrit Joseph et Marie comme des voyageurs en détresse qui seraient arrivés à Bethléem dans une grande misère, ne sachant pas où s'installer, rejetés par un méchant hôtelier. Or le texte ne dit rien de tel. La naissance de Jésus ne se produit pas le jour de leur arrivée, mais durant leur séjour à Bethléem (« pendant qu'ils étaient là », dit le v.6). Joseph et Marie ne sont pas démunis, puisqu'ils ont prévu et préparé de quoi emmailloter le bébé (v.7). À quoi, il faut ajouter qu’ils vont à Bethléem à cause d’un recensement. Or, à cette époque, les autorités romaines ne s’intéressaient pas du tout aux statistiques et au comptage des populations ; les recensements avaient pour seul but de déterminer qui devait payer des impôts. Si Joseph doit se rendre à Béthléem, c’est vraisemblablement parce qu’il y a une propriété.

L'hôtellerie pose un problème de traduction. Le grec utilise le mot kataluma, qui désigne soit la pièce commune d'un logement, soit une maison ordinaire, mais presque jamais une auberge. Lorsque dans la parabole, le bon samaritain conduit le blessé à une hôtellerie, Luc emploie le mot pandokeion (10, 34). Par contre, quand le jeudi saint, Jésus prend son dernier repas avec ses disciples et institue la sainte cène, Luc (22,11) écrit qu’il le fait dans un kataluma.

Kataluma signifie le plus souvent gite. Joseph et Marie auraient manqué non pas d'une maison pour se loger, mais d'un berceau dans la chambre où ils habitaient pour coucher l'enfant ; c'est pourquoi ils ont pris, sans doute en la bricolant un peu, une mangeoire. Crèche (phatné) signifie mangeoire et non étable. Je lis le texte ainsi compris : « Pendant qu'ils étaient en séjour à Béthléem, le terme de Marie arriva, elle mit au monde son fils premier né. Elle l'emmaillota et le coucha dans une mangeoire, parce qu'ils n'avaient pas d'autre place où le mettre dans le gite ». La crèche n'indique nullement une situation de misère. Elle est le signe qui permettra un peu plus tard (v.12) aux bergers de trouver et d'identifier l'enfant (elle est l'équivalent pour eux, en plus simple, de l'étoile qui dans Matthieu guide les mages). L'archéologie a permis de reconstituer des maisons de cette époque : à même le sol une étable assez basse (destinée à des moutons) munie de mangeoires ; à 1 m. 20 environ un plancher et la pièce d'habitation (le kataluma) au dessus. Il est possible que Joseph et Marie aient loué cette maison aux bergers qui ne l'utilisaient pas pendant la belle saison; ce qui expliquerait que lorsque l'ange leur parle d'un enfant dans une mangeoire, ils savent où aller. Nulle part le récit ne mentionne un bœuf et un âne. Une tradition très postérieure les a introduits à partir d'un texte de l'Ancien Testament. Pas d'indication non plus d'une grotte, mais les bergeries retrouvées à Béthléem s'adossent parfois à des grottes qui les prolongent.

Si j’écarte la misère et de la détresse, par contre parler de faiblesse, de fragilité, de petitesse me semble juste. L’ange annonce aux bergers : « aujourd’hui il vous est né un sauveur qui est le Christ, le Seigneur ; vous le reconnaîtrez à ce signe : vous trouverez un nouveau-né ». Pour un juif de cette époque le terme de « sauveur » évoquait essentiellement deux figures : celle de Moïse, faisant sortir les hébreux de la captivité d’Égypte et les constituant en peuple ; celle de David établissant un royaume puissant et écartant les menaces que ses ennemis faisaient peser sur l’existence d’Israël ; deux meneurs d’hommes, deux personnalités puissantes, d’une maturité et d’une stature impressionnantes. Au lieu de leur désigner un héros de cette trempe et de cette dimension, l’ange envoie les bergers auprès d’un bébé. Le salut annoncé ne sera pas l’œuvre, comme il serait normal de s’y attendre, d’un adulte fort, il vient d’un enfant, d’un nouveau-né. À vrai dire, ce thème n’est pas totalement nouveau ni entièrement original : on le trouve en Israël chez le prophète Ésaïe au chapitre 9, dans le monde gréco latin chez le poète Virgile, quatrième Bucolique, et aussi en Égypte. Dans ces différentes traditions religieuses, la même intuition s’exprime : Dieu agit par les choses faibles et non par les fortes; il se manifeste plus dans les petits que dans les grands.

À la différence de notre époque, l’Antiquité ne s’attendrit guère sur les jeunes enfants ; elle ne leur accorde pas de valeur particulière et n’a aucune indulgence à leur égard. Elle ne considère pas qu’ils seraient plus purs, plus innocents, plus émouvants que des adultes ou des vieillards. Elle y voit des ébauches grossières à parfaire, de petits animaux à dresser ; seule l’éducation les rendra véritablement humains. Sauf exceptions, l’Antiquité n’est pas sensible à la beauté des bébés et à la poésie des bambins.

Alors, pourquoi faire d’un nouveau-né l’envoyé de Dieu ? Probablement, parce qu’il est appelé à grandir, à se développer, il commence un parcours, il démarre un trajet. Noël n’est pas l’évangile accompli, achevé, mais son point de départ. Je disais tout à l’heure que la scène de l’annonciation proclame l’avènement d’une nouvelle création. Cette nouvelle création n’est pour le moment dans notre monde, dans notre vie qu’un germe, qu’un bébé ; elle n’est pas terminée, complète, aboutie. Elle en est à son premier ou à son deuxième jour, encore loin du septième, semblable à un nourrisson qui a besoin de devenir adulte. Souvent d’ailleurs Jésus dans ses paraboles compare le Royaume à une semence : Noël c’est la graine, pas encore la moisson qui en sortira. Jésus devra sortir de son berceau, il devra aussi sortir du tombeau, et la longue marche qu’il a initiée dans notre vie, dans notre monde continuera jusqu’au Royaume. Que le sauveur soit un bébé veut dire que le salut est un processus, une dynamique. Il nous apporte à la fois une frêle mais prometteuse présence et un avenir qui nous oriente, nous éclaire et nous mobilise.

 

André Gounelle

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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