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Le Christ sans absolu
L'évaluation de Troeltsch par Tillich

Conclusion

Le Christ sans absolu
L'évaluation de Troeltsch par Tillich

Christ sans absolu ?

La formule "Christ sans absolu"* convient pour caractériser les christologies de Troeltsch et de Tillich, si on entend par "absolu" ce qui existe par soi et pour soi seul (en faisant dériver ce terme des deux mots latins ab et solus). Le Christ n'est pas absolu parce qu'on ne peut pas l'isoler de ce qui le précède et le suit. Il s'inscrit dans un continuum historique en dehors duquel il n'aurait pas de sens.

On peut parler aussi de "Christ sans absolu", si on veut dire par là qu'il ne détient pas l'exclusivité du salut ni le monopole de la révélation. Sur d'autres planètes, dans des périodes cosmiques différentes, peut-être Dieu se manifeste-t-il et agit-il par des moyens qui n'ont rien à voir avec Jésus. Il est présent aussi dans d'autres cultures et dans d'autres religions. Tillich, cependant, maintient, plus que Troeltsch, la prééminence de Jésus Christ par rapport aux autres révélations et interventions de Dieu. Toutefois, Troeltsch affirme une absoluité relative de Jésus dans le cadre limité de la culture occidentale.

Enfin, si absolu désigne la réalisation totale, sans reste, du concept idéal dans une réalité concrète, ou, pour dire la même chose autrement, de l'essence dans l'existence, alors le Christ représente bien l'absolu, ou l'ultime pour Tillich*, alors que Troeltsch n'exclut pas qu'un dépassement puisse un jour intervenir.

Divergences entre Troeltsch et Tillich

À côté de nombreuses convergences, deux points différencient en profondeur les christologies de Troeltsch et de Tillich.

Premièrement, si nos deux auteurs ont en commun d'accorder beaucoup d'importance à la personne*, lieu de rencontre de l'absolu avec le relatif et donc lieu de la révélation divine, Troeltsch la pense dans des catégories essentiellement historiques, psychologiques et sociologiques, tandis que Tillich la caractérise en termes ontologiques*. Ce qui lui permet de proposer des solutions aux problèmes que soulève Troeltsch sans pouvoir leur apporter de réponses.

Deuxièmement, Troeltsch a de la peine à intégrer à sa conception de l'histoire la catégorie d'événement, c'est à dire du surgissement de quelque chose de nouveau. Il privilégie le développement, la transformation, la modification, l'entrelacs, l'interaction, le conditionnement*. Il voit dans la révélation plutôt un avènement historique qu'un événement dans l'histoire.

Chez Tillich, on trouve des accents très différents avec la notion de kairos. L'histoire ne consiste pas seulement en des évolutions. Il s'y produit des ruptures, des trouées, des brèches, des bouleversements et des créations*. Dans le kairos, l'inconditionné se manifeste dans le conditionné, le travaille, le pétrit, le fait lever, sans pour cela perdre sa transcendance. Cette notion domine et commande la christologie de Tillich*. Troeltsch ne l'ignore certes pas; il parle aussi de "percée", de "surgissement", de "jaillissement", "d'irruption", de "nouveauté"*. Toutefois, s'il lui fait une place, il ne lui accorde qu'une importance réduite, par crainte peut-être de retomber dans un reste de métaphysique ou de dogmatique supranaturaliste.

Du point de vue de Tillich, Troeltsch comprend parfaitement bien qu'il faut articuler transcendance et immanence, mais il ne voit pas comment y parvenir pas, et, du coup, il privilégie, contre son intention, l'immanence ou le conditionné. On peut se demander si, à l'inverse, Troeltsch n'aurait pas estimé que Tillich privilégie trop la transcendance et l'inconditionné.

André Gounelle
Études Théologiques et religieuses, 1999/2

Notes :

* Cette formule sert de titre au livre de S. Coakley, Christ Without Absolutes. A. Study of the Christology of Ernst Troeltsch, Clarendon Presse, 1988, que j'ai utilisé pour cet article.

* Cf. Systematic Theology  1, p.150-151.

* E. Troeltsch, "L'absoluité du christianisme et l'histoire des religions", Œuvres, 3, p.112, 114, 161; "La signification de l'historicité de Jésus pour la foi, Œuvres, 3, p.326. P. Tillich, Dogmatik, p.298-299, 324; Systematic Theology, 2, p.120-121. Personne ne doit pas se confondre avec individualité (cf. E. Troeltsch, "Les possibilités d'avenir du christianisme en rapport avec la phi­losophie moderne", Œuvres, 3, p.295. P. Tillich, Systematic Theology, 3, p.146.)

* Cf. P. Tillich, Systematic Theology, 2, p.124-125.

* E. Troeltsch, "Regard rétrospectif sur un demi-siècle de science théolo­gique", Œuvres, 3, p. 269.

* Voir la manière dont Tillich parle du Christ dans Les fondations sont ébranlées, p. 198, et L'être nouveau, p.33.

* Cf. Dogmatik, p.294-295.

* Voir les références données à la note 5. Cf. la citation de O. Hintze faite par H. Ruddies, "La vérité au courant de l'histoire" in P. Gisel (éd.), Histoire et théologie chez Ernst Troeltsch, p.23. En 1922, Troeltsch fait une allusion, plutôt positive, à la conception tillichienne de kairos, voir P. Corset, "Le sa­crifice de l'inconditionné au conditionné. Début de la réception de l'œuvre de Troeltsch par Tillich" dans P. Gisel (éd.) Histoire et théologie chez Ernst Troeltsch, p. 323.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot